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Les Petites Religions de Paris/Le culte de la Lumière

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Léon Chailley (p. 103-115).

LE CULTE DE LA LUMIÈRE

… Quand, aux nuits mémorables du Sabbat, la messe noire s’achève sur l’autel infâme parmi les imprécations et les déchirements d’hostie, tandis que s’apaisent sur la lande les danses et les baisers ivres et que, grotesque cortège, de hauts crapauds gonflés de venin, à cagoules et à clochettes, leurs pattes antérieures appuyées sur de grêles crosses épiscopales, regagnent en boitillant leurs nids de vase — tout à coup à la lune rognée par les nuages et les enchantements des sorcières, un pâle rayon de soleil succède dans un « cocorico » triomphant. Alors le cauchemar de l’enfer s’effiloche comme une fumée malsaine ; c’est une débâcle immense dans l’aurore, puis l’absolu effacement ; et les herbes foulées qui se redressent oublient jusqu’aux vestiges des piétinements et des convulsions… Une larme du jour a suffi pour exterminer Satan et son peuple ; — la Lumière tue le Mal.

Maintenant le sabbat des siècles passés se rapetisse à de douteux conciliabules, bourgeois, mais toujours impies, depuis les petites chapelles de Bruges jusqu’aux officines mystérieuses de Paris, çà et là, non loin du Panthéon, par exemple, où, si j’écoute des indiscrétions incomplètes de femmes terrifiées, le Pandœmon, invoqué par Huysmans, s’est établi ; mais le sabbat, qui s’est civilisé et s’empanache de science, a trouvé (si j’en crois une pythonisse d’Auteuil, madame Lucie Grange), son fouet vengeur, sa condamnation et sa déroute dans la Lumière toujours, non plus la lumière des Hommes, comme autrefois, — mais la lumière des Esprits…

J’ai passé des heures troublantes boulevard Montmorency, dans le salon de madame Lucie Grange, dont les vitres s’embuent de la fumée des petites locomotives passant presque à niveau. L’an passé, je la visitai après un article déconcertant qu’elle avait écrit sous ce titre : Guerre à la Magie Noire ! — Que je me trompai en croyant entrer dans un arsenal magique ! Autour de moi rien de belliqueux : un petit poêle, une large table de travail, une gentille perruche qui pirouette autour de son barreau, deux pieux tableaux représentant la Vierge Marie et le Sauveur, faisant bon ménage avec des masques d’Hermès, d’Apollon et d’Isis, enfin, planant sur ce temple familier, — un grand étendard bleu.

— Je sens autour de moi les fluides malfaisants de nos ennemis, m’explique tranquillement madame Grange, mais je ne les crains pas. J’ai déclaré la guerre aux occultistes qui pratiquent l’envoûtement par voie ténébreuse. Tout autre à ce jeu courrait un danger de mort : mais Hermès me protège et m’inspire… Invisible, visible souvent, il est toujours là auprès de moi… d’Autres aussi… »

À ce moment de petits bruits crépitèrent : il me sembla que les murs disaient oui et que le poêle approuvait d’un pétillement.

Devant ma stupéfaction la prophétesse se mit à éclater d’un bon rire :

— Vous voyez, ils répondent eux aussi… tout autre ferait sourde oreille… mais j’ai appris le langage des choses qui est souvent le langage des esprits.

— Les morts, n’est-ce pas ? questionnai-je.

— Non, pas les morts précisément. La plupart sont trop imparfaits, trop semblables à nous. Leurs manifestations sont le plus souvent inférieures. Je suis en rapport avec les âmes des âmes, avec les puissances qui dirigent l’univers, que vous les appeliez les Génies de la Rose-Croix, les Devas de l’Inde antique, les Amschaspands de la Perse, les Sephirots de la Kabbale, les Khéroubs de la Khaldée ou les Archanges de l’Apocalypse. L’un d’entre eux s’est attaché à moi ; il m’a d’abord dit se nommer Salem et être un prêtre égyptien, puis il me révéla qu’il était Hermès lui-même, le grand Hermès, décidé à se servir de la pauvre et ignorante femme que je suis pour rénover l’univers. »

J’ouvris très grands les yeux et m’aperçus non sans quelque surprise que mon interlocutrice était parfaitement sincère en me parlant de la sorte et que je n’avais cependant pas affaire à une folle. Ce visage calme, avec des prunelles dilatées et changeantes, cette bouche marquée du pli d’un sourire qui ne s’atténue pas, cette toilette modeste, cette élocution facile et d’une harmonie un peu monotone, tout m’enveloppait d’une sorte de charme imprécis, point irritant, plutôt doux, lénitif presque…

— Ne vous étonnez plus, monsieur, continua-t-elle, vous êtes ici dans la moderne Memphis. Nous y recevons les visites des plus grands hommes de tous les temps.

— Mais comment ces êtres supra-terrestres entrent-ils en communication avec vous ?

— Après plusieurs jours d’entraînement, je passe une nuit entière à parler ou à écrire. Je suis voyante à l’état conscient sans être endormie par personne. C’est ainsi que j’ai obtenu la résurrection fluidique d’un papyrus égyptien. Salem-Hermès vient à moi : tantôt il fait passer sous mes yeux des tableaux et des images symboliques, tantôt il emmène auprès de nous d’autres intelligences, comme celles de Marcellus, de Miriam, de saint Michel, qui me révèlent d’éblouissantes vérités.

— Mais Lucie Grange et le prophète Daniel sont proches parents, m’écriai-je.

— Lucie Grange ?… je ne sais. Il y a en moi une âme toute changée qui se montre en ces extases et contre qui se révolte parfois ma personnalité habituelle. Je ne suis pas seulement Lucie Grange, je suis le médium Hab…, diminutif de Habimèlah, qui veut dire, selon le commentaire d’Hermès, « Force du Père ».

Cet appartement d’Auteuil se déformait selon mon imagination excitée par ces aveux dont le ton dépasse vraiment trop celui des causeries ordinaires. Et, regardant dans le passé, je songeais au trépied d’Endor, à l’antre de Tryphonius, à ces fumées d’Alecton qui faisaient délirer les hystériques Pythies. — Ah ! penser que cette gare voisine, symbolisme du matérialisme contemporain, n’a pu empêcher les vieux oracles de renaître ! Ah ! nous recommençons tout !…

— Hab, insiste madame Lucie Grange, lit dans « la Lumière ».

Et je chuchotai en moi-même : « Oui, c’est cela, la Lumière, l’ancien culte de la Lumière, l’adoration d’Ormudz par Zoroastre, la survivance des vieilles fois magiques réapparaissant en un coin lointain de Paris, malgré le dénigrement des âges précédents, — culte têtu du grand fleuve invisible qui, selon les Kabbalistes, baigne le monde, imagination de Dieu où roulent en flots les esprits, les âmes des morts, les anges et les démons… »

La prêtresse de la Lumière se doutait-elle de mes réflexions ? Elle reprit :

— Si j’ai déclaré la guerre à la magie noire, c’est poussée par mes guides de l’au-delà, par Hermès. Je pressens de terribles luttes…

Je secouai, en sortant, l’atmosphère du miracle, et c’est seulement plusieurs mois après que je me rappelai cet étrange entretien ; nous avions été mêlés, mes amis et moi, à de brûlantes et mystiques aventures. Il y avait des morts et des fous dans les tragédies du moderne occultisme… Sait-on ce qui est vrai, ce qui est faux ? Quel maître nous donnera de distinguer infailliblement la vérité ?

Ces jours-ci j’ai pénétré encore dans la « Pyramide » d’Auteuil.

Le drapeau bleu flottait avec une sorte d’ostentation magnanime.

Madame Grange s’avança, plus sereine que d’habitude, et avec tranquillité :

— Vous voyez, la Lumière a vaincu, je ne pense plus à la magie noire. Elle est renversée à jamais. Nous sommes ici quelques amis qui nous réunissons avec la paix et la gaieté des premiers chrétiens.

À ce moment, quelqu’un entra.

— M. Christian fils, dit le médium Hab.

Le visiteur s’inclina avec grâce, puis s’assit, et je le vis feuilleter des parchemins aux signes biscornus, ainsi que des planches d’archéologie.

Les anecdotes reprirent. Hab me conta l’invasion récente chez elle des mauvais esprits sous la forme de guêpes. « Elles se précipitèrent vers moi, me dit-elle, je crus qu’elles allaient me dévorer. Mais Hermès était là. Les guêpes furent refoulées et leur troupe, se heurtant à la vitre, tomba morte. On ne ramassa plus que de petites bêtes noires desséchées et brûlées. » L’anarchie ne fut pas omise, comme il sied, et Hab m’édifia en me narrant comment elle avait autrefois par sa seule présence sauvé une de ses parentes des attentats de la bande à Ravachol ; mais ce qui me parut le plus remarquable, c’est un fait de voyance qui mériterait de devenir historique, — l’histoire étant presque toujours fabuleuse. « Un soir, affirma madame Grange, je vis Bismarck faisant de la magie noire ; il tuait et tourmentait des hommes à distance ; je m’en indignai, mais Hermès me dit : « Tu verras, il sera châtié… » Peu de temps après, je le revis dans la campagne d’Allemagne, surpris par les vendangeurs qui, ne l’ayant pas reconnu, s’amusaient, selon leur coutume en cette saison de goguette, à lui écraser des grappes sur la figure, à le coiffer de paniers et à l’habiller de vêtements de dérision. »

Le feuilleteur de grimoire se leva :

— Monsieur, me dit-il, je suis archéologue et j’avoue être très dérouté par les phénomènes qui se passent dans cette maison. Je dois cependant en reconnaître la réalité. Des fleurs, des branches pendant les séances s’écroulent du plafond sur les têtes des expérimentateurs. Des objets fort lourds sont déplacés. Récemment madame Grange crut apercevoir Napoléon ; il lui annonça qu’il se manifesterait bientôt. En effet, le lendemain, à l’heure dite, nous fûmes bousculés par un vent terrible qui traversa l’escalier et nous pensâmes être renversés…

— Non, non, m’écriai-je, c’est à devenir insensé !

M. Christian fils me regarda de son œil bleu très fin sous les cils longs ; debout, il évoquait assez bien cet homme roux qui apparaît aux sorciers quand ils ont immolé la traditionnelle poule noire…

Ayant fait quelques pas vers moi, et après avoir consulté une petite boussole, il me serra les mains avec effusion.

— Je vous félicite, monsieur, vous venez de vous asseoir entre l’Orient et le Nord. Ce sont les points les plus fortunés, et celui qui spontanément prend place à cet angle ne peut être un méchant homme. — Si vous vous étiez fixé au Midi vous seriez un faux ami, à l’Orient un avare, à l’Occident un calomniateur, au Nord un envieux et un hypocrite. Tels sont les mystères de la Sainte Kabbale et la meilleure manière d’être édifié sur ses relations… »

Je pris le train quelques minutes après, très rêveur et persuadé que Marie Alacoque s’était réincarnée et que l’ « Homme rouge des Tuileries » n’était peut-être pas un conte.