Les Pieds-Noirs/43

La bibliothèque libre.
Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 301-306).


CHAPITRE XLIII

La squaw muette


Goliath commença de la sorte sa jérémiade :

— À quoi bon vaguer ainsi, capitaine ? Voilà quatre jours que nous avons laissé le fort Garry et nous n’avons rien fait que marcher, marcher. Si j’avais su que vous vous disposiez à une semblable tournée, du diable si je serais venu ! Vous et Saül n’avez pas l’air d’être faits comme les autres. Dans quelle maudite partie du monde sommes-nous ? Est-ce que nous rencontrerons encore ces venimeux serpents ?

— Nous ne voulions pas de votre compagnie ; vous êtes libre de retourner si ça vous fait plaisir, répliqua Kenneth.

— C’est facile à dire, mais comment retourner ? comment ? Je serais bientôt perdu si j’essayais. Me perdre serait le point culminant de mes pertes. Et voici cette gredine d’Indienne qui s’est attachée à nous depuis le second jour de notre départ. Que veut-elle ? je me le demande ! Elle a la mine d’une chouette qui a perdu ses petits. Avec la peinture qui recouvre son vilain bec, on pourrait peindre une maison. Elle me met mal à mon aise, la coquine ! On dirait que c’est Perscilla Jane ! Que je sois pendu si ça n’est pas !

Le personnage auquel Goliath faisait allusion était une longue et maigre squaw, montée sur un grand cheval osseux, qui s’avançait lentement derrière le débitant de whiskey, dont la place, dans l’ordre de la marche, était invariablement à l’arrière. Le surlendemain du jour où Kenneth quitta le fort, cette Indienne avait rejoint la petite troupe, composée de notre jeune homme, de Saül et de Goliath, le quaker ayant pris une autre direction. Cette créature se comportait d’une façon singulière. Par des signes, elle avait indiqué qu’elle était muette. Quant à ses projets, impossible de les connaître ; mais ce qui ennuyait fort nos gens, c’est qu’elle refusait obstinément de les quitter. Ils essayèrent de divers stratagèmes pour s’en débarrasser. Tout fut inutile. Elle s’accolait à eux comme le petit vieux delà mer à Sinbald le marin. Décourages enfin par leur insuccès, ils se soumirent à ce qu’ils ne pouvaient empêcher, espérant qu’un jour ou l’autre elle les quitterait de son propre gré.

— Je veux être écorché, reprit Goliath, si Mme  Dragon — c’était le nom dont il l’avait ornée — n’a pas en elle quelque chose qui me rappelle Perscilla Jane. C’est le même clignement d’yeux, la même patte d’oie au-dessous ; le même zigzag de nez et les mêmes lèvres tranchantes. Par bonheur que cette drôlesse ne peut parler ! Si elle le pouvait, je serais sûr d’entendre la même voix aigre qui m’a tenu dans l’eau bouillante pendant les douze dernières années.

La muette qui avait, en beaucoup d’occasions, donné des marques d’un mauvais caractère, leva un lourd bâton qu’elle tenait à la main et en frappa si vigoureusement le débitant de whiskey que son équilibre fut troublé et qu’il faillit tomber à terre.

— Absolument comme si j’étais encore chez moi ! exclama Goliath. Cette vipère venimeuse devrait être liée à Perscilla Jane. Si elle était un brin plus blanche, elles passeraient pour cousines germaines.

S’adressant ensuite à Kenneth :

— Ah ! capitaine, vous ne savez pas tout ce que j’ai enduré avec cette femme. Le fait est qu’elle ne trouvait jamais rien de bon. Il y avait toujours à redire. En ai-je essuyé des coups de langue, des coups… Personne n’a éprouvé ce que j’ai éprouvé pour m’assurer un pied-à-terre, une position indépendante dans le monde ; car, voyez-vous, capitaine, je suis fier, moi ! Je voulais me tenir sur mon propre fond. Mais Perscilla Jane ne voulait pas. Au contraire, elle aurait aimé à me voir à bas ! Si je commençais à accumuler un peu pour me mettre sur pied, aussitôt, elle sautait dessus et cassait mon assiette. Elle n’aimait que ça, casser mon assiette Perscilla Jane ! Ah ! c’est triste à penser, bien triste, tout de même, continua-t-il avec un profond soupir, mais je sens que je ne pourrai pas me tenir sur mon propre fond tant que Perscilla Jane ne sera pas au ciel et moi veuf !

Saül et Kenneth, remarquèrent que les lamentations de Goliath produisaient un curieux effet sur la squaw. Ses sourcils se fronçaient, ses prunelles étincelaient de fureur, ses dents s’entrechoquaient violemment. Au moment où Stout articula son dernier mot, elle sauta de cheval et saisit le débitant aux cheveux.

— Ô misérable ! Hottentot ! Algérien ! monstre de la terre ! Je vous apprendrai à calomnier, outrager, vilipender la femme qui a été votre appui, votre soutien depuis qu’elle a été assez folle pour se donner, elle pure, candide, vierge, à un infâme hypocrite, indigne d’être le bienheureux époux d’une belle, sainte et gracieuse jeune fille telle que j’étais alors, s’écria la muette, recouvrant miraculeusement l’usage de la parole.

— Perscilla Jane ! exclama Goliath pétrifié.

Kenneth et Saül ne purent s’empêcher de rire du malheur qui s’abattait sur le débitant. Perscilla Jane n’était pas plus inactive des doigts que de la langue. Elle lui arrachait les cheveux à pleines poignées et les livrait aux vents. Puis elle tapait, pinçait, meurtrissait le visage de l’infortuné. Reculait-il, elle reculait ; voulait-il avancer, elle avançait. Et toujours, toujours ses ongles fouillaient la chair de Goliath, avec une ardeur, une rage qui finirent par prendre un caractère alarmant. Saül eut pitié du mari. Il l’arracha aux griffes de cette tigresse. Mais elle ne se tint pas pour battue.

— Songer à ce que j’aurais pu être et à ce que je suis ! s’écria-t-elle dolemment. Songer que je pourrais me dorloter dans une bonne voiture, au lieu de m’empêtrer dans ces éternelles prairies à la suite d’un être qui n’a que les os et la peau, et assez aigu pour couper une faible femme en deux ! Oh ! que d’injustices amoncelées sur mon sexe ! Nos droits violés, foulés aux pieds par ces brutes d’hommes !

Pointant de l’index Goliath, Mme Stout cria avec toute la véhémence de la haute tragédie :

— Monstre, rends-moi mon innocence ! rends-moi mon honneur virginal !

Puis au guide :

— Sulomon Vander, si vous êtes un homme, armez vos pistolets et percez-moi le cœur de vos balles mortelles. Plongez votre couteau dans ce sein malheureux et laissez blanchir mes tristes os sur la lande solitaire.

— Suspendez votre caquet, femme ! repartit celui-ci. Si vous ne le faites pas, je vous abandonne aux Indiens, aussi vrai que mon nom est Saül, et non pas Sulomon Vander.

— Vous avez déjà tenté, mais ne l’avez pu, grâce à ma finesse. C’était beau à vous d’avoir emmené Goliath pour l’arracher aux caresses de sa légitime épouse !

Kenneth essaya d’apaiser la mégère. Mais il s’aperçut que la tâche n’était pas aussi facile à exécuter qu’à projeter ; car, malgré ses efforts, elle continua de maltraiter le triste Goliath, qui trottinait à la queue, baissant la tête et ne soufflant mot. Dans l’après-midi, toutefois, il reprit assez de courage pour parler de ses pertes et dé l’excellence de son whiskey, eau pure de la rivière Ronge, cinquante pour cent, eau-forte et alcool idem. Ces remarques étaient faites en aparté et d’un ton si humble et si bas que sa terrible bourgeoise n’y prit garde.

— Il est évident, dit Kenneth, vers le soir, que plusieurs individus ont paru sur cette piste.

— Oui, cela est évident, répéta le guide d’un ton pensif. Voici les empreintes d’un cheval. Elles sont parfaitement visibles.

— Goliath Stout lui-même pourrait suivre une piste comme celle-ci, reprit Kenneth.

— Je ne serais pas étonné, dit le négociant, si c était mon cheval. Il détestait d’être seul et vous suivait comme un chien. Je le reconnaîtrai bien, par la galerie de peintures qu’il a sur les flancs. C’était une bête pleine de bonnes qualités et qui pouvait toujours se tenir sur son propre fond quand elle avait assez à boire et à manger. Mais si vous la laissiez jeûner seulement trois ou quatre jours, elle devenait paresseuse ! oh, mais paresseuse ! Lorsque je me dis que c’était elle qui portait ce breuvage ! Eau de la rivière Rouge, cinquante pour cent d’alcool, cinq parties d’eau-forte et un soupçon d’acide prussique ! Donnez-un à un homme et je veux être pendu s’il n’est pas capable de se tenir…

— Oui, nous savons ça, vous comprenez ? interrompit brusquement Saül.

S’adressant ensuite à Iverson :

— Ces traces sont fraîches. Il n’y a pas une heure qu’elles ont été faites. Il ne se passera pas longtemps avant que nous ayons quelque aventure. Je voudrais que cette femme fût au diable ! Dieu sait ce qui l’a poussée à notre remorque ! Je parierais que c’est ce démon de Nick qui lui a mis ça en tête. Il a toujours eu du goût pour mystifier ce revendeur aux pattes de cigogne !

Se rappelant la conférence que Whiffles avait eue avec Perscilla Jane, avant son départ, Kenneth en vint a une semblable conclusion.

Peu après, Saül Vander, qui avait pris les devants, poussa une exclamation de surprise en invitant Kenneth à se hâter.

— Voici quelque chose de nouveau, vous comprenez ? lui dit-il. Nous avons ici de nouvelles impressions, et d’un autre genre. Ça triple la piste, et il ne faut pas être sorcier pour annoncer qu’un grand nombre d’indiens ont parcouru cette voie.

D’un coup d’œil, Iverson s’assura que l’observation du guide était exacte. La complication augmentait les embarras. Eu découvrant la piste, Kenneth avait conçu l’espoir que c’était celle de Mark Morrow, et que chaque pas le rapprochait de sa Sylveen adorée. Cet espoir faiblit alors. L’incertitude et le doute envahirent l’esprit du jeune homme. Il poursuivit le voyage en silence, et en jetant, de temps à autre, un regard impatienté sur leurs deux ennuyeux compagnons. Mais Mme  Stout ne se rebutait pas aussi aisément. Elle ne craignait que deux choses : les Indiens et le bonheur de son mari. Goliath, qui le savait, chercha à en profiter.

— Quelles sont ces traces, monsieur ? demanda-t-il.

— Les traces des Indiens, répondit Kenneth.

— Des Indiens ! fit Perscilla Jane épouvantée. Nick Whiffles m’a dit, répété et répétaillé, qu’il n’y avait pas d’Indiens à cinq cents milles au delà de Selkirk ! Vous voulez m’effrayer et me rendre malade, n’est-ce pas ? car vous savez bien que, s’il y a quelque chose qui me donne la chair de poule, ce sont ces exécrables ravisseurs de femmes, qui ne respectent ni la pudeur, ni la vertu, ni la beauté !

— Je regrette, madame, répliqua sérieusement Kenneth, que vous ayez une aversion si prononcée pour les sauvages, car à chaque moment, nous nous rapprochons d’eux. Cette expédition a, d’ailleurs, pour but de nous les faire trouver. Aussi avez-vous été imprudente en y prenant part. Votre témérité est incroyable !

— Quoi ! sanglotta Mme  Stout, je serai donc toujours et toujours une femme trompée, leurrée. Puisse ce Nick Whiffles ne jamais connaître les joies du mariage et les félicités conjugales ! N’a-t-il pas eu honte de mentir ainsi à la femme la plus misérable, la plus injuriée de son sexe ! Moi qui lui… Vous dites donc que ce sont des traces d’Indiens ? Est-ce possible ? Pourquoi ne pas retourner ? Avez-vous envie de perdre à jamais Perscilla Jane, pauvre créature persécutée, torturée de toutes les manières ? Est-ce que vous la dévouez aux atrocités des sauvages, dites ? Ce ne sont pas leurs tomahawks que je redoute le plus ; mais mon honneur ! ah ! mon honneur ! mon pauvre honneur !

— Qui est-ce qui a peur des venimeux serpents ? clama Goliath, enchanté de ne plus être un objet d’attention pour sa femme.

— Oh ! lui dit-elle avec un mépris sarcastique, vous devenez bien valeureux tout d’un coup ! Vous savez assez, cependant, qu’une femme avec un manche à balai vous ferait sauver !

— Que les venimeux serpents se présentent ! cria encore Goliath en levant la main comme pour une invocation solennelle aux dieux du pays.

Kenneth et Saül échangèrent un sourire.

— Oui, dit le premier en hochant la tête d’un air d’intelligence, il est prêt à sauter de la poêle à frire dans le feu.

— Ce proverbe domestique peut souvent s’appliquer aux actions des hommes, répliqua Kenneth d’un air distrait.

Et il ajouta avec anxiété :

— Le soleil sera bientôt couché. Combien de temps encore durera cette incertitude ?

— Jusqu’à ce que nous ayons mis la main sur Mark Morrow et réglé nos comptes avec lui, répondit énergiquement le guide… Pauvre Bouton-de-rose, va !

Il soupira et accéléra la marche, Mme  Stout se plaignait amèrement. Elle reprochait alternativement à Saül, à Kenneth et à Goliath de la conduire à la mort. Ses récriminations se fondirent enfin dans un déluge de larmes et de sanglots qui ne cessèrent qu’au moment où le guide ordonna une halte.