Les Pirates de la mer Rouge/1

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Traduction par J. de Rochay
Mame, 1891 (pp. 9–65).

I

une aventure en tunisie


« Est-il possible, Sidi, que tu veuilles rester toute ta vie un giaour, un infidèle, plus méprisable qu’un chien, plus répugnant qu’un rat, lequel ne se nourrit que de pourriture !

— Oui.

— Effendi, je hais les incroyants, je me réjouis de penser qu’après leur mort ils iront dans la Djehanna, où loge le diable ; mais toi, Sidi, je voudrais te sauver de l’éternelle damnation qui t’attend. Tu es si bon, si différent des autres sidis que j’ai servis ! Écoute, je te convertirai malgré toi, tu verras ! »

Ainsi parlait Halef, mon domestique, le guide intelligent et fidèle avec lequel je venais de gravir les pointes escarpées du Djébel (montagne) Aurès, de descendre les flancs du Dra (colline) el Haouna pour arriver, en traversant le mont Tarfaoui, aux stations de Seddada, de Kris et de Dagache, puis près de là prendre le chemin qui conduit à Fetnassa par le fameux chott el Djerid.

Halef était un garçon fort original, si petit qu’il eût facilement passé sous mon bras ; si maigre, si menu, qu’il faisait songer aux plantes desséchées d’un herbier. Sa petite tête disparaissait presque complètement sous un turban de trois pieds de diamètre ; son burnous, jadis blanc, avait pris toutes les nuances de la saleté. Certes, ce manteau avait été fait pour un homme beaucoup plus grand ; de sorte que, quand mon brave petit compagnon descendait de cheval, il était obligé de porter sa queue sur son bras, comme les amazones. Malgré son étrange accoutrement, mon Halef savait fort bien se faire respecter : son intelligence était au-dessus de l’ordinaire dans sa condition ; il montrait en toute circonstance un courage, une adresse, une persévérance, que rien ne rebutait. De plus, il parlait tous les dialectes usités dans ces contrées, ce qui était inappréciable ; aussi le traitais-je en ami plutôt qu’en serviteur.

Un seul point nous divisait : Halef, musulman convaincu, ne croyait pouvoir mieux me témoigner son affection qu’en essayant de me convertir à l’Islam. Il venait justement de se lancer dans une nouvelle tentative à cet égard, et je ne pouvais m’empêcher de sourire pendant qu’il se démenait de la façon la plus grotesque.

Je chevauchais sur un petit cheval berbère à demi sauvage, et si bas de jambes que mes pieds touchaient presque la terre ; Halef avait enfourché une vieille et maigre jument, haute comme une girafe ; aussi notre homme me regardait-il de son haut, gesticulant avec animation, les pieds hors de l’étrier, les bras levés vers le ciel, renforçant chacun de ses arguments par la plus expressive pantomime. Comme je ne répondais rien, il continua :

« Sais-tu, Sidi, ce qui arrive aux giaours après leur mort ?

— Dis-moi cela, Halef !

— Après la mort, tous les hommes, tant musulmans que chrétiens, juifs ou autres, vont dans le Barzakh.

— C’est l’état de l’âme entre la mort et la résurrection ?

— Oui, Sidi ; ensuite tous les morts seront réveillés par la trompette ; alors viendra le dernier jour, la fin de toutes choses. Tout s’anéantira, excepté el Koukrs (le trône de Dieu), el Rouh (l’Esprit), el Laühel mahfous (la table de Dieu), enfin el Kalam (la plume qui a écrit la destinée de tous les êtres).

— Et il ne restera plus rien ?

— Non.

— Mais le paradis et l’enfer ?

— Sidi, tu es prudent et sage, tu remarques tout de suite mon oubli. Que c’est donc dommage que tu veuilles rester giaour ! Mais, je le jure par ma barbe, je te convertirai malgré toi ! »

À ces derniers mots, le front de Halef se plissa de rides menaçantes ; il arracha quelques poils à sa barbe clairsemée, écarta les jambes et tira la crinière de sa monture, comme s’il eût voulu extirper le diable qui était censé hanter ma personne.

La pauvre jument, si cruellement réveillée de ses mélancoliques réflexions, s’emporta d’abord, fit quelques ruades peu convenables à son âge, puis se calma et reprit son allure paisible, ce qui permit à Halef de continuer ses exhortations.

« Oui, s’écria-t-il, le paradis et l’enfer subsisteront après le dernier jour ! car où iraient les bienheureux et les damnés ? Mais, avant de s’y rendre, les ressuscités devront passer le pont de Sirath, qui s’étend par-dessus le lac Handh, et qui est fin et tranchant comme le fil d’un sabre bien aiguisé.

— Tu oublies encore quelque chose !

— Et quoi ?

— L’apparition du Deddjel !

— C’est vrai !… Sidi, tu connais le Coran et tous les saints livres et tu ne veux pas embrasser la loi ! Mais ne t’inquiète pas… je ferai de toi un fidèle croyant ! — Oui, oui, avant le jugement apparaîtra le Deddjel, que les giaours appellent l’Antéchrist, n’est-il pas vrai, Sidi ?

— Oui.

— Et alors le grand livre sera ouvert ; il contient le compte de ce que chacun a fait de bon ou de mauvais, et l’examen de tous les hommes durera cinquante mille ans. Ce temps passera en un moment pour les bons ; il semblera éternel aux méchants. Là se pèseront les actions humaines.

— Et après ?

— Après viendra la sentence. Ceux dont les bonnes œuvres l’emporteront iront en paradis ; les pécheurs, les infidèles seront damnés pour toujours ; mais les musulmans qui auront péché passeront seulement quelque temps en enfer.

— Tu vois, Sidi, ce qui t’attend, que tu fasses ou non de bonnes œuvres ! Mais tu seras sauvé, tu viendras avec moi dans le paradis. Je te convertirai, je te convertirai ! »

Pour confirmer cette promesse, Halef frappa si vigoureusement des deux talons sur les maigres flancs de sa monture, que la vieille Hassi Ferdajn, vivement contrariée, dressa les oreilles et tourna la tête comme pour demander à qui son maître en voulait.

« Qu’est-ce qui m’attend dans votre enfer ? repris-je.

— Dans l’enfer brûle le Nar, le feu éternel ; dans l’enfer coulent des torrents si infects, que, malgré leur soif dévorante, les damnés ne peuvent boire. Là aussi croissent des arbres affreux entre lesquels se trouvent les Zakoum, dont les branches portent des têtes de diables au lieu de feuilles.

— Brrrou !

— Oui, Sidi, c’est épouvantable ! Le gouverneur de la Djehenna (géhenne) est l’ange du châtiment ; le sévère Thabek, son royaume, se divise en sept cercles, dont chacun a sa porte.

« Dans le premier sont les musulmans ; ils se purifient là de leurs fautes. Dans le second, les chrétiens ; dans le troisième, les juifs ; dans le quatrième, les sabéens ; le cinquième est réservé aux adorateurs du feu ; le sixième, à ceux qui adorent les idoles et les fétiches ; mais le septième, qui se nomme Derk-Asfal ou Zaoviat, est le plus profond, le plus terrible ; c’est là que seront précipités les hypocrites et les apostats.

« Dans tous ces cercles, les damnés seront sans cesse poussés, traînés, chassés, par les démons au milieu des flammes ; ils mangeront les fruits du zakoum, qui sont des têtes de diables, et ces têtes leur dévoreront les entrailles ! Effendi, embrasse la loi du Prophète, afin de ne pas demeurer longtemps en ce lieu maudit !

— Mais si je quitte ma foi, Halef, j’irai dans notre enfer, et il n’est guère moins effrayant que le vôtre.

— Ne crois pas cela, Sidi ! Je te promets, par le Prophète et tous les califes, que tu iras en paradis. Faut-il te décrire le paradis ?

— Oui, certes !

— Eh bien, le paradis est situé au-dessus du septième ciel ; il a huit portes. En y entrant, on trouve d’abord une grande et admirable fontaine autour de laquelle cent mille élus peuvent se désaltérer à la fois ; son eau est blanche comme du lait, son parfum plus suave que celui de la myrrhe ; des milliers de coupes d’or sont placées sur ses bords. Après cela, tu verras le lieu délicieux où les élus, couchés sur des coussins brodés d’or, mangent des mets exquis que leur servent de jeunes garçons plus beaux que le jour et des houris incomparablement belles. Leur oreille se délecte sans cesse au chant de l’ange Israfil, et l’harmonie des zéphirs, qui traversent les arbres où pendent mille clochettes d’argent, les jette dans un ravissement perpétuel. Le vent du paradis vient du trône de Dieu ; il chante éternellement. Les élus ont une stature de soixante pieds de haut ; tous atteignent l’âge de trente ans, mais ne le dépassent jamais. Au-dessus de tous les arbres célestes est le Toubah, l’arbre du bonheur, dont la tige s’élève au milieu du palais de Mahomet et dont les branches couvrent la demeure des élus, en leur offrant tout ce qui peut flatter leurs désirs. Des racines du Toubah sort le grand fleuve qui arrose le paradis ; ses vagues sont de lait, de vin, de café et de miel liquide ! »

Malgré le sensualisme dont cette description est empreinte, je remarquais combien Mahomet avait emprunté aux données chrétiennes, accommodant adroitement ces grandes idées avec les grossiers instincts des nomades qu’il cherchait à civiliser, dans une certaine mesure.

Halef me regardait d’un air radieux, attendant l’effet de son discours. Comme je ne répondais pas assez vite à son gré, il me demanda :

« Eh bien, que dis-tu ?

— Je t’avoue, en toute franchise, que je n’ai nullement envie de grandir jusqu’à soixante pieds ; d’ailleurs, la troupe des houris ne me tente pas le moins du monde, car je déteste les femmes !

— Et pourquoi ? murmura Halef très surpris.

— Le Prophète n’a-t-il pas dit ; « La voix de la femme ressemble au chant du bulbul (rossignol), mais sa langue est plus empoisonnée que celle de la vipère ? N’as-tu pas lu cela ?

— Je l’ai lu. »

Tout confus de se voir réfuté par les paroles mêmes du Prophète et ne sachant comment se tirer d’embarras, Halef se tut quelques instants, puis il reprit :

« N’as-tu que cette objection contre le paradis ? Eh bien ! tu ne regarderas pas les houris,

— Halef, tu as beau faire, je reste chrétien.

— Quelle obstination ! Serait-ce difficile de dire : La Ila illa Allah oua Mohammed Rasoul Allah ?

— C’est aussi facile de dire : Ya abana illedsi, etc… (Notre Père qui êtes aux cieux). »

L’Arabe me regarda tout en colère.

« Je sais, dit-il, qu’Isa ben Maryam, que vous appelez Jésus, vous a enseigné cette prière… Tu voudrais me faire embrasser ta foi, mais je ne serai jamais un apostat, un renégat, sache-le bien ! »

Plusieurs fois j’avais tenté de parler de la religion chrétienne à mon pauvre Halef ; mais, convaincu de l’inutilité de mes efforts, je voulus du moins mettre un terme à ses propres prétentions : « Écoute, lui dis-je, puisque tu ne veux pas renoncer à ta foi, laisse-moi la mienne. »

Halef exhala sa mauvaise humeur en grommelant quelque formule pour moi inintelligible ; puis, comme s’il se fût parlé à lui-même, il continua :

« N’importe, je le convertirai, qu’il le veuille ou non… N’a-t-il pas aussi un chapelet au cou !… Je l’ai vu… Ce que j’ai une fois résolu doit s’accomplir ; Je suis le hadji Halef ben hadji Aboul Abbas, ibn hadji Daoud al Gossarah !

— C’est-à-dire que tu es fils d’Aboul Abbas, fils de Daoud al Gossarah, n’est-ce pas, Halef ?

— Oui, Sidi.

— Serais-tu toi-même hadji (pèlerin) ?

— Oui.

— Donc, depuis trois générations vous vous rendez tous à la Mecque ? Tous vous avez vu la sainte Kaaba ?

— Non, Daoud al Gossarah ne l’a pas vue.

— Pourquoi l’appelles-tu hadji, en ce cas ?

— Parce qu’il en fut un ; il demeurait dans le djebel Chour-Choum et entreprit fort jeune le pèlerinage. Il arriva heureusement à el Djouf, qu’on appelle le Ventre du Désert ; mais là il tomba malade et fut obligé de s’arrêter ; il prit une femme du pays et mourut après avoir vu naître son fils Aboul Abbas ; ne peut-on pas le regarder comme un vrai pèlerin ?

— Hum ! Enfin Aboul Abbas est allé à la Mecque, lui ?

— Non…

— Donc il n’est pas hadji ?

— Si, car il entreprit le voyage et alla jusqu’à la plaine d’Admar ; seulement il n’avança pas plus loin.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il rencontra la perle de Djouneth ; il l’aima, Amareh devint sa femme ; ils eurent pour fils Halef Omar, que tu vois à tes côtés, puis ils moururent. Aboul Abbas ne fut-il pas un vrai pèlerin ?

— Hum ! Hum ! Mais toi, as-tu fais le pieux voyage ?

— Non.

— Et tu oses prendre le titre de pèlerin !

— Oui, car après la mort de ma mère j’ai entrepris le pèlerinage. J’ai parcouru maintes contrées, du levant au couchant ; j’ai marché pendant le jour et pendant la nuit ; je connais les oasis du désert et toutes les bourgades de l’Égypte ; certes je n’ai pas vu la Mecque, mais j’irai plus tard, c’est sûr ; ne suis-je pas un vrai pèlerin ?

— Hum ! je croyais que les hadji étaient seulement ceux dont les propres yeux ont vu la Mecque.

— Dans un sens, oui ; mais je la verrai.

— C’est possible. Je m’imagine pourtant que si tu rencontres une femme à ton gré, tu l’épouseras et tu t’arrêteras en chemin ; ton fils en fera autant ; c’est chez vous, paraît-il, une habitude de famille, ce qui n’empêchera pas ton arrière-petit-fils de dire, dans deux cents ans :

« Je suis hadji Mustapha, ben hadji Assabeth, ibn hadji Seid, etc. etc., ben hadji Halef, ben Omar, ben hadji Aboul Abbas, ibn hadji Daoud el Gossarah… »

« Cependant aucun de vous n’aura réellement vu la sainte Kaaba ; aucun n’aura véritablement accompli le pèlerinage, ni par conséquent mérité le titre de hadji. Que dis-tu de cela ? »

Halef, un peu assombri, finit par rire avec bonhomie. Il y a parmi les musulmans une infinité de gens qui se qualifient de hadji, surtout en présence des étrangers, et qui n’ont de leur vie fait le pèlerinage ; le bon Halef ne l’ignorait pas, mais il dédaigna cette excuse. Au bout de quelques minutes il me demanda tout à coup :

« Sidi, est-ce que tu iras raconter partout que je n’ai pas vu la Mecque ?

— Non, je n’en parlerai de ma vie ni de mes jours, à moins que tu ne recommences à vouloir me convertir… Mais, tiens, regarde ces traces sur le sable… »

Nous longions le ruisseau de Tarfaoui, et nous arrivions à ces sables que chasse le vent du désert sur les roches nues ; dans cette poussière si fine, les moindres empreintes marquent parfaitement.

« Des cavaliers arabes viennent de passer, dit Halef avec indifférence.

— Descendons pour examiner ces traces. »

Le petit homme me regarda d’un air étonné.

« Sidi, c’est une chose inutile : des cavaliers ont passé, que t’importe ? Pourquoi veux-tu interroger leurs pas ?

— Il est toujours bon de savoir quelle sorte de gens on aura à rencontrer sur la route.

— Mais si tu t’avises d’étudier chaque empreinte sur le sable, nous n’arriverons jamais à Seddada ; que te font ces hommes qui sont devant nous ?

— J’ai voyagé dans des pays lointains, habités par beaucoup d’animaux féroces et où la vie est sans cesse menacée ; j’ai pris l’habitude d’étudier toutes les traces que je rencontre, pour savoir si je me trouverai, un peu plus loin, face à face avec un ami ou un ennemi. Comprends-tu, Halef ?

— Ici, Effendi, il n’y a point d’ennemis.

— Qui sait ? »

Je descendis de cheval et m’agenouillai à plusieurs reprises sur le sable ; les empreintes étaient celles de trois montures : un chameau et deux chevaux.

Un chameau de selle à en juger par la finesse du pied et la légèreté de l’empreinte. Après un examen attentif, je fus convaincu que l’un des chevaux devait avoir le pied malade. Cette circonstance m’étonna ; jamais, dans ces contrées, un cavalier ne monte une bête infirme. Le possesseur du cheval n’était point Arabe, ou, s’il l’était, il appartenait à la classe la plus pauvre.

Halef souriait de la peine qu’il me voyait prendre ; lorsque je relevai la tête il me cria :

« Eh bien ! Sidi, qu’as-tu vu ?

— Il y a deux chevaux et un chameau.

— Deux chevaux et un djemel ! Allah bénisse tes yeux ! J’en ai vu tout autant sans descendre de ma bête ! Tu veux faire le taleb (le savant), et tu fais des choses dont un ânier rirait. À quoi te servira le trésor de science que tu as ramassé là ?

— Je sais, Sidi Halef, que trois cavaliers ont passé en ce lieu il y a quatre heures environ.

— À quoi cela t’avance-t-il ? Vous autres, hommes d’Europe, vous êtes de singulières gens ! »

Halef me regardait avec commisération ; je me remis en selle, nous poursuivîmes silencieusement notre route.

Au bout d’une heure, le ruisseau parut se détourner brusquement ; nous étions au milieu des sables amoncelés. Trois vautours, enfoncés dans un trou, firent entendre un cri rauque à notre approche, puis s’envolèrent d’un vol pesant. Nous arrêtâmes nos chevaux.

« El boudj (le vautour) !… Un cadavre doit être proche, soupira Halef.

— Quelques bêtes mortes de fatigue sans doute, » repris-je en m’efforçant de suivre mon guide, qui tout à coup faisait partir sa triste monture au trot. Arrivé au bord de la dune, Halef poussa un cri d’horreur.

« Bonté divine ! Que vois-je ! On dirait le corps d’un homme. — Viens, Sidi, viens ! »

Je m’approchai à mon tour ; c’était bien un cadavre humain, que les oiseaux de proie dépeçaient. Je me précipitai à bas de mon cheval et m’agenouillai près de ces tristes restes. Les vêtements du mort avaient été déchirés par les ongles des vautours, mais l’œuvre de ces oiseaux féroces ne devait pas être commencée depuis longtemps. Je tâtai les chairs et les trouvai encore molles,

« Allah kerim ! Dieu miséricordieux ! exclamait Halef, cet homme n’est pas mort de sa mort naturelle ; vois, Sidi.

— Non, voici une large blessure à la gorge et une entaille au-dessous de la nuque ; il a été assassiné.

— Qu’Allah maudisse l’homme qui a fait cela ! Mais peut-être est-ce un combat légitime ?

— Qu’appelles-tu un combat légitime ? Une vengeance, comme il y en a tant parmi vous ? Il faut fouiller ses vêtements. »

Nos recherches restaient infructueuses, quand, en jetant les yeux sur la main de la victime, je remarquai son anneau de mariage. Je retirai l’anneau, l’ouvris et lus, gravé en creux : « E. P. 15 juillet 1850. »

C’était bien un cadavre humain, que les oiseaux de proie dépeçaient.

« Que trouves-tu ? interrogea Halef.

— Cet homme n’est pas de race arabe.

— Qu’en sais-tu ?

— C’est un Français.

— Un Franc, un chrétien ? à quoi vois-tu cela ?

— Quand un chrétien prend une femme, les deux époux échangent des anneaux où ils ont fait graver leur nom avec la date de leur mariage.

— Et cet anneau est ainsi gravé ?

— Oui.

— Mais comment vois-tu que ce mort appartenait au peuple franc ? Il est peut-être tout aussi bien Ingli, ou Nemsi comme toi.

— Non, ce sont des signes français.

— N’importe, tu peux te tromper, Effendi ; on trouve ou l’on vole souvent un anneau.

— C’est vrai ; mais regarde la chemise, elle a les mêmes marques.

— Qui l’a tué ?…

— Ses deux compagnons ; ne vois-tu pas sur le sable la trace de la lutte ? Ne remarques-tu pas que… »

Je m’étais relevé pour interroger les alentours, Halef me suivait ; non loin du mort commençait une large traînée de sang. Mon revolver au poing, pour n’être pas surpris par les meurtriers, j’avançai quelques pas dans cette direction. Un grand coup d’aile se fit entendre soudain ; je courus à la place d’où s’envolait encore un vautour ; un chameau gisait là, dans un creux de sable, le poitrail ouvert par une affreuse blessure. Halef levait les mains au ciel.

« Un superbe chameau gris, un touareg ! gémissait-il, ils l’ont tué ! Oh ! les chiens ! les assassins ! les brigands ! »

Évidemment Halef déplorait bien davantage la perte du chameau que celle du Français. Il s’accroupit près de la bête pour fouiller les fontes de la selle ; elles étaient complètement vides.

« Les voleurs ! ils ont tout pris ! continuait l’Arabe ; puissent-ils brûler éternellement dans l’enfer ! Rien, non, rien ! ils n’ont laissé derrière eux que la carcasse du pauvre chameau et ces papiers dispersés dans le sable ! »

Cette exclamation me frappa ; je vis, en effet, à quelque distance des papiers froissés que je n’avais pas remarqués d’abord ; je m’empressai de les ramasser, espérant y trouver quelque indication.

C’étaient des feuilles de journaux récents, déchirées et serrées en boules. Après les avoir dépliées avec précaution, je parvins à en rapprocher les morceaux. Il y avait des fragments de la Vigie algérienne, de l’Indépendant et du Mahouna : l’une paraissait à Alger, l’autre à Constantine, la troisième à Guelma. Parmi les articles assez insignifiants, je finis par trouver un entrefilet répété dans les trois feuilles ; il concernait le meurtre d’un riche marchand français de Blida. On soupçonnait un trafiquant arménien d’avoir commis le crime, et les trois journaux reproduisaient mot pour mot son signalement.

Comment se faisait-il que le voyageur auquel avait appartenu le chameau se soit muni de ces trois feuilles, portant la même date ? Était-ce un parent, un ami de la victime de Blida, ou bien un agent de police envoyé sur les traces du meurtrier ?… Je pris les papiers, comme j’avais déjà pris l’anneau, que je gardais au doigt pour plus de sûreté ; puis je retournai avec Halef auprès du cadavre. Les vautours, déjà revenus, planaient alentour ; ils s’envolèrent de nouveau, dès que nous approchâmes, pour aller s’abattre sur le chameau.

« Eh bien, que penses-tu de tout cela, Sidi ? me demanda mon compagnon tout soucieux.

— Je pense que nous n’y pouvons rien pour le moment ; il ne nous reste qu’à enterrer le corps.

— Tu veux lui creuser une fosse ?

— Non, car les outils nous manquent ; nous allons ramasser des pierres et l’enfouir sous un monceau pour le garantir des bêtes carnassières.

— Es-tu sûr que ce soit un giaour ?

— Oui, un chrétien.

— Écoute, Sidi, tu peux te tromper, laisse-moi t’adresser une prière.

— Laquelle ?

— Je voudrais le coucher la face tournée vers la Mecque.

— Je ne m’y oppose pas, car c’est aussi l’orientation de Jérusalem, où notre Sauveur a souffert la mort pour nous. — Allons, aide-moi. »

Ce fut une triste besogne que nous dûmes accomplir dans ce désert. Lorsque les pierres furent assez amoncelées pour protéger le corps, j’en ajoutai quelques-unes que je plaçai en forme de croix, et je m’agenouillai pour réciter le De profundis. Aussitôt que j’eus fini, Halef, tourné vers l’Orient, se mit à répéter tout haut les cent douze versets du Coran :

« Au nom du Dieu des miséricordes, je confesse que Dieu est l’unique et éternel Dieu. Il n’est pas engendré, il n’engendre point… Aucun être n’est égal à lui…

« L’homme s’attache à la vie qui passe ; il ne songe pas à celle qui lui est promise…

« Mais voici ton voyage terminé, et maintenant tu vas vers ton Seigneur, qui te ranimera pour une vie nouvelle.

« Puisse le nombre de tes péchés être petit, et celui de tes bonnes actions se multiplier comme celui des grains de sable sur lequel tu reposes au désert…, etc. »

Après ces invocations, Halef se prosterna, puis purifia ses mains dans le sable, car elles étaient souillées par l’attouchement du mort ; enfin il me dit :

« Vois-tu, je suis maintenant tahir, ce que les enfants d’Israël appellent pur ; je puis toucher ce qui est pur et saint. Qu’allons-nous faire ?

— Poursuivre les meurtriers.

— Tu veux donc les tuer ?

— Je ne suis pas le bourreau ; je voudrais seulement les interroger ; je verrai ensuite ce que j’aurai à faire.

— Ces hommes ne doivent point être intelligents, autrement ils se seraient servis du chameau, qui valait mieux que leurs montures. »

Nous nous remîmes en route, hâtant le pas, malgré la chaleur et la difficulté de la marche dans le sable mouvant. Nous gardions d’abord le silence, mais Halef ne pouvait être longtemps sans que la langue lui démangeât.

« Sidi, s’écria-t-il d’une voix plaintive, tu m’abandonnes !

— Je t’abandonne ?

— Oui, ma jument a de vieilles jambes, elle ne peut suivre ton petit cheval. »

Je m’aperçus en me retournant que la pauvre Hassi Ferdajn était, en effet, couverte de sueur, et que de gros flocons d’écume s’échappaient de sa bouche.

« Eh bien, dis-je, ralentissons le pas pendant la grande chaleur, mais marchons jusqu’à la nuit : autrement les brigands nous échapperaient.

— Sidi, celui qui trop se hâte n’en arrive pas plus tôt, car Allah conduit tout. »

Nous étions devant une chute assez rapide du ouadi (ruisseau), lorsque nous aperçûmes, à la distance d’un quart de lieue environ, deux hommes occupés à puiser un peu d’eau potable au fond d’un petit sobha (marais), tandis que leurs chevaux cherchaient une maigre nourriture dans un plan de mimosas.

« Les voilà ! murmurai-je.

— Oui, Sidi, ce sont eux. Ils ont chaud et se sont décidés à laisser passer l’ardeur du jour.

— Peut-être se sont-ils arrêtés afin de partager le butin. Reculons, Halef, reculons. Quittons le ouadi et chevauchons du côté du chott el Rharsa.

— Pourquoi cela, Effendi ?

— Pour qu’ils ne devinent pas que nous avons rencontré le cadavre. »

Nous remontâmes sur les hauteurs de la rive et nous tirâmes vers l’ouest, puis nous revînmes en décrivant une courbe. Les malfaiteurs étaient, du reste, trop enfoncés dans le creux du marais pour nous avoir aperçus. Ils se relevèrent lorsqu’ils nous entendirent approcher, car ils étaient accroupis auprès du filet d’eau. Tous deux saisirent leurs armes. Je les imitai, affectant la surprise ; cependant je ne jugeai pas nécessaire de préparer mon fusil.

« Salam aléïkoum ! leur criai-je en arrêtant ma monture.

— Aléïkoum ! répondit le plus âgé. Qui êtes-vous ?

— Des cavaliers paisibles.

— D’où venez-vous ?

— Du désert.

— Où allez-vous ?

— À Seddada.

— Quelle est votre race ? »

Je montrai Halef et repris :

« Celui-ci est de la plaine d’Amar ; j’appartiens aux Beni-Sachsa[1]. Et vous, qui êtes-vous ?

— Nous sommes de la célèbre famille des Oulad Hamalek.

— Les Oulad Hamalek sont de braves guerriers ; d’où venez-vous ?

— De Gaffa.

— Vous avez une longue route derrière vous ! Maintenant où allez-vous ?

— Au bir (puits) Saouidi, où nos amis nous attendent. »

Autant de mensonges que de paroles dans leurs réponses ; mais j’étais décidé à ne faire aucune objection pour commencer. Je continuai tranquillement : « Voulez-vous nous laisser voyager avec vous ?

— Nous restons ici jusqu’à demain matin, répondit le plus âgé des deux, évitant de se compromettre par un oui ou un non.

— Nous avons aussi l’intention de nous reposer jusqu’au prochain soleil. Il y a assez d’eau pour vous et pour nous ; nous camperons ici.

— Le désert est à tous ; soyez les bienvenus ! »

Malgré ce semblant de politesse, il était facile de voir qu’il lui eût été beaucoup plus agréable de nous voir continuer notre chemin.

Cependant nous laissâmes nos chevaux paître autour du marais, et nous nous assîmes sans façon auprès des deux voyageurs.

Leurs figures n’étaient pas faites pour inspirer la confiance : le plus âgé, qui jusqu’alors avait seul porté la parole, était grand et maigre ; son burnous sale, déchiré, pendant de ses épaules, lui donnait l’air d’un épouvantail pour les oiseaux. Sous son vieux turban bleu étincelaient des yeux méchants et faux ; autour de ses lèvres pâles on eût pu compter les poils de sa barbe noire ; son menton touchait presque son nez, un nez fin, recourbé, pareil au terrible bec des vautours que nous venions de rencontrer s’acharnant sur les cadavres.

L’autre individu était un jeune homme d’une étrange beauté, mais dont les passions précoces avaient altéré le regard et énervé les forces. Ses joues blêmes, son front flétri, m’inspirèrent une sorte de dégoût. Le plus âgé parlait l’arabe avec l’accent des riverains de l’Euphrate ; le plus jeune me fit l’effet d’un Européen déguisé. Leurs chevaux paraissaient mauvais et surmenés, mais leurs armes étaient fort riches. À la place où tous deux se trouvaient assis avant notre arrivée, gisaient quelques objets que ces hommes n’avaient pas eu le temps de cacher et qu’on rencontre rarement au désert : entre autres un mouchoir de soie, une montre avec une fort belle chaîne, une boussole, un magnifique revolver et un portefeuille de maroquin noir.

Je fis semblant de ne rien voir ; tirant une poignée de dattes de ma poche, je me mis à manger d’un air insouciant.

« Qu’allez-vous faire à Seddada ? me demanda celui qui portait la parole.

— Rien ; nous y passons pour aller de là beaucoup plus loin.

— Où ?

— Nous voulons traverser le chott Djerid et gagner Felnassa, puis Kbilli. »

Un regard significatif adressé à son compagnon m’apprit que les deux bandits suivaient justement le même itinéraire ; notre homme continua :

« Tu as des affaires là-bas ?

— Oui.

— Tu vas acheter des troupeaux ?

— Non.

— Des esclaves ?

— Non.

— Des marchandises que tu as fait venir du Soudan, peut-être ?

— Non.

— Quoi donc ?

— Rien. Un fils de ma race ne fait pas le commerce avec Felnassa !

— Peut-être vas-tu chercher une femme ? »

Je me composai un visage très courroucé.

« Oublies-tu que c’est injurier un homme que de lui parler de telles choses ? Es-tu un giaour pour méconnaître ainsi les usages ? »

Mon interlocuteur se sentait de plus en plus mal à l’aise ; à sa mine je crus avoir touché juste ; il n’avait nullement le type bédouin. C’est bien l’Arménien qu’on cherche, pensai-je soudain. C’est ce colporteur soupçonné d’assassinat à Blida ! Je me reprochai de n’avoir pas lu le signalement avec plus de soin. Comme j’étais préoccupé de cette idée, mon regard rencontra le revolver déposé sur le sol. La poignée, incrustée d’une petite plaque d’argent, me frappa.

« Permets, » dis-je en saisissant l’arme, sur laquelle je lus rapidement : Paul Malingré, Marseille. — Ce nom ne devait pas être celui du fabricant, mais du propriétaire. Je dissimulai de mon mieux mes impressions et demandai avec calme :

« Quelle est cette arme ?

— Un revolver.

— Montre-moi comment on s’en sert. »

Il me l’expliqua avec beaucoup de précision ; je lui dis alors :

« Tu n’es pas de la race des Oulad Hamalek, tu es un giaour.

— Pourquoi ?

— Avoue que j’ai deviné. Un vrai fils du Prophète m’aurait déjà frappé si je l’avais appelé giaour ! D’ailleurs, les infidèles seuls possèdent et manient des armes semblables. — Comment celle-ci serait-elle entre les mains d’un Oulad Hamalek ? Te l’a-t-on donnée ?

— Non.

— Alors tu l’as achetée ?

— Non.

— C’est donc ta part de butin ?

— Oui.

— Et sur quel ennemi ?

— Sur un Français.

— Tu t’es battu avec lui ?

— Oui.

— Où ?

— En terre libre.

— À qui appartiennent ces objets ?

— À moi. »

Je ramassai le mouchoir, il était marqué P. M. J’ouvris la montre, elle portait les mêmes initiales sur le couvercle intérieur de la boîte.

« D’où viennent ces objets ? insistai-je.

— Que t’importe ? Ne les touche pas. » J’étais décidé à le braver. Je m’emparai du portefeuille ; sur la première page je lus encore le même nom : Paul Malingré ; les autres étaient couvertes de caractères sténographiques, je ne pouvais les déchiffrer.

« Laisse ce livre ! » répéta l’Arménien, et il me l’arracha des mains avec tant de violence, que le carnet alla rouler dans la mare.

Je m’élançai pour le retirer, mais ils étaient deux contre un : le plus jeune des voyageurs venait d’accourir au secours de son compagnon. Halef, qui jusqu’alors affectait de rester indifférent à notre querelle, voyant quelle tournure prenait l’affaire, mit en joue les deux drôles. Si j’avais fait un signe, il eût tiré sans hésiter. Je me baissai pour ramasser la boussole.

Il dirigea sur moi son revolver ; j’en fis autant vis-à-vis de lui.

« Laisse cela, criaient toujours mes gens, c’est notre bien ! » Et, joignant l’action à la parole, le plus âgé serrait fortement mon bras. Je vis qu’il fallait parlementer.

« Assieds-toi, lui dis-je, nous avons à causer.

— Je n’ai rien à te dire.

— C’est possible, mais moi je veux te parler. Allons, assieds-toi, ou bien… » Je montrai mon revolver, que je gardai au poing. L’Arménien finit par s’asseoir près de moi.

« Tu n’es point un Oulad Hamalek.

— Si.

— Tu ne viens pas de Gaffa.

— Je te dis que j’en viens.

— Combien y a-t-il de temps que tu voyages en suivant l’ouad Tafaoui ?

— Mais que t’importe ?

— Il m’importe beaucoup. Là-bas j’ai trouvé un homme mort, c’est toi qui l’as tué. »

Le brigand fronça les sourcils.

« Quand cela serait, qu’aurais-tu à dire ?

— Un mot seulement : quel était cet homme ?

— Je ne le connaissais pas.

— Pourquoi as-tu tué son chameau ?

— Parce que cela me plaisait.

— Cet homme était-il un fidèle croyant ?

— Non, c’était un giaour.

— Et tu as pris ce qu’il portait sur lui ?

— Fallait-il le laisser ?

— Non, car tu le prenais pour moi.

— Pour toi ? je ne comprends pas.

— Tu vas me comprendre : le mort était un giaour ; moi aussi je suis un giaour, je le vengerai !

— Avec le sang ?

— Non, car ce serait déjà fait. Écoute : nous sommes au désert ; là il n’y a d’autre loi que celle du plus fort. Je ne veux pas éprouver lequel des deux est le plus fort, je te voue à la vengeance divine. Dieu, qui voit tout, ne laisse aucun forfait impuni. J’exige seulement, entends-tu bien, que tu me rendes tout ce que tu as pris au mort. »

Il se mit à rire.

« Crois-tu, dit-il, que je ferai cela ?

— Oui.

— Essaye de toucher à mon butin ! »

Il dirigea sur moi son revolver ; j’en fis autant vis-à-vis de lui : la situation n’était pas rassurante. Mais mon adversaire était lâche, je le voyais bien. Il se rassit et me demanda :

« Que feras-tu de ces objets ?

— Je veux les renvoyer aux parents du mort. »

Le drôle me regarda fixement, avec une sorte de pitié, et dit :

« Tu mens, tu les garderais pour toi.

— Je ne mens pas.

— Si je refuse, que me feras-tu ?

— Rien maintenant ; mais prends garde, je te signalerai, et…

— Tu vas vers Seddada, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Si je te rends les objets du mort, tu me laisseras continuer mon chemin ? tu ne t’occuperas plus de nous ? Tu me le promets ?

— Je te le promets.

— Fais-m’en le serment.

— Un chrétien ne jure pas ; sa parole vaut un serment.

— Eh bien, prends l’arme, la boussole, la montre et le mouchoir.

— Il n’avait pas autre chose sur lui ?

— Non.

— Il avait de l’argent.

— L’argent, je le garde. »

Je ne pouvais exiger davantage.

« Garde-le, dis-je, mais donne-moi la bourse dans laquelle il est contenu.

— Tu l’auras. »

Il tira de sa ceinture une longue bourse brodée en perles d’acier, la vida et me la tendit.

« Il ne reste plus rien ?

— Non, rien.

— Va donc ! »

L’homme parut heureux de s’en tirer ainsi ; lui et son compagnon me faisaient l’effet de traîtres qu’on intimidait facilement en leur tenant tête et qui n’attaquaient que par derrière. Ils remontèrent au plus vite sur leurs chevaux.

« La paix soit avec vous ! » me cria le plus âgé en s’éloignant.

Je ne répondis pas, mais mon mépris les laissa fort indifférents. Ils eurent bientôt disparu derrière les dunes.

Halef, fatigué du long silence qu’il venait de garder, éclata :

« Sidi !

— Quoi ?

— Puis-je te demander quelque chose ?

— Oui.

— Connais-tu l’autruche ?

— Oui.

— Sais-tu comment elle est ?

— Comment ?

— Elle est bête, Sidi, très bête.

— Après ?

— Pardonne, Effendi, mais je trouve que tu as encore moins d’esprit que l’autruche.

— En vérité ! maître Halef, et pourquoi cela ?

— Parce que tu laisses courir ces drôles.

— Je ne pouvais les faire prisonniers, et je ne voulais pas les tuer.

— Pourquoi donc pas ? S’ils avaient assassiné un véritable croyant, je ne t’aurais pas laissé faire, je les aurais envoyés dans la Djehenna avec tous les diables. Ils ont tué un giaour, cela m’est égal qu’ils soient punis ou non ; mais toi, un chrétien, tu ne venges pas ton frère !

— Qui te dit que ces hommes ne seront pas punis ?

— Bah ! ils sont déjà loin ; ils vont atteindre le puits de Saouidi, puis se sauver dans l’Areg[2].

— Je ne le crois pas.

— Tu ne le crois pas ? mais ils te l’ont dit ; ils vont au Bir Saouidi.

— Ils mentent, ils vont à Seddada.

— D’où le sais-tu ?

— Par mes propres yeux.

— Qu’Allah bénisse tes yeux, qui lisent dans le sable ! Après tout, tu ne peux agir en vrai croyant, ne l’étant point ; mais je te convertirai, sois tranquille, bon gré mal gré !

— Bien, alors je dirai le nom d’un pèlerin qui n’a jamais vu la Mecque.

— Sidi, ne m’as-tu pas promis de ne jamais parler de cela ?

— Oui, à condition que tu n’essayeras pas de me convertir.

— Tu es le maître, je dois me taire ; que faisons-nous à présent ?

— Nous allons voir ce que deviennent ces gens ; qui sait s’ils ne nous épient point ? »

Je gagnai le bord de l’escarpement, et j’aperçus les deux cavaliers trottant dans la direction du sud à une distance satisfaisante. Halef m’avait suivi.

« Tu vois, dit-il, ils vont vers le Bir Saouidi.

— Bah ! quand nous n’aurons plus l’œil sur eux, ils tourneront bride.

— Sidi, ton esprit me paraît faible : ils ne reviendront pas se livrer entre nos mains.

— Ils croient que nous ne partirons que demain matin ; ils espèrent prendre une bonne avance sur nous.

— Qui veut deviner n’atteint pas toujours la vérité.

— Pourquoi ce manque de confiance ? tout ce que je t’ai dit n’était-il pas juste ?

— Alors suivons-les.

— Non, nous pourrions les dépasser, et nos traces leur donneraient l’éveil.

— Eh bien, retournons au bord de l’eau et reposons-nous. »

Nous reprîmes notre place ; je m’étendis sur ma couverture et tirai le bout de mon turban sur mon visage en guise de voile, puis je fermai les yeux non pour dormir, mais pour mieux réfléchir à notre aventure. Il n’est guère facile, au milieu de l’atmosphère brûlante du Sahara, de fixer sa pensée sur un point quelconque sans que l’engourdissement s’empare de l’imagination ; je ne tardai guère à m’endormir profondément, et deux heures se passèrent avant mon réveil.

L’ouad ou ouadi de Tarfaoui se jette dans le chott Rharsa. Nous devions donc abandonner son cours pour nous diriger au midi vers Seddada. Après une heure de marche environ, nous remarquâmes les empreintes de deux chevaux allant de l’est à l’ouest.

« Eh bien, Halef, reconnais-tu ces pas-là ? demandai-je à mon compagnon.

— Par Allah ! tu as raison, Sidi ; ils marchent vers Seddada. »

Je voulus examiner les vestiges des chevaux, et me convainquis bientôt que le passage des deux bandits ne devait pas remonter au delà d’une demi-heure. Cette conviction me fit ralentir le pas, afin qu’ils ne nous vissent point venir derrière eux.

Les amoncellements de sable qui avoisinent le ruisseau de Tarfaoui descendent en pente douce jusqu’à une plaine assez vaste, à l’extrémité de laquelle nous aperçûmes Seddada. Le soleil se couchait alors, et la lune montait lentement au-dessus de l’horizon. Halef, se tournant vers moi, me demanda si je comptais descendre avant qu’il fît nuit.

« Non, répondis-je, il vaut mieux nous arrêter dans ce bois d’oliviers là-bas aux flancs du djebel (montagne). »

En nous écartant un peu de la route, nous entrâmes dans le bosquet, qui offrait un abri très commode pour le bivouac. Nous étions habitués aux hurlements des chacals et aux lugubres appels des hyènes errantes ; cette gamme nocturne ne troublait plus notre sommeil. Lorsque nous nous éveillâmes, dès le matin, mon premier soin fut de me mettre à la recherche de nos maraudeurs, quoique je désespérasse un peu de pouvoir suivre leur piste aux environs d’une ville et sur une route assez fréquentée. Cependant je parvins à reconnaître les sabots des deux chevaux, fort bien marqués sur le sable non loin de notre campement. Les pas étaient tournés non du côté de Seddada, mais vers le sud, en faisant un écart anguleux.

« Pourquoi ne sont-ils pas descendus ? disait Halef avec inquiétude.

— Pour ne point se faire voir. Des gens de leur espèce doivent être prudents.

— Mais où vont-ils ?

— Probablement vers Kris pour traverser le Djerid, qu’ils veulent mettre entre eux et l’Algérie ; une fois là, ils seront presque en sûreté.

— Ne sommes-nous pas déjà en Tunisie ? les frontières vont du Bir Khalla au Bir el Tam, en passant par le chott Rharsa.

— Ce n’est point encore assez sûr pour eux ; je parierais qu’ils essayeront d’atteindre Koufarah, au delà du Fezzan. Arrivés dans ces contrées, ils pourraient compter sur l’impunité.

— Bah ! ils seraient tout aussi tranquilles ici, pourvu qu’ils aient un boudjourouldou (passeport) du sultan.

— Il ne leur servirait de rien contre les consuls ou les agents de la police.

— Crois-tu, Sidi ? Je ne conseillerais à personne d’oublier ce qu’on doit au puissant Gueulguedé Padichahnun (l’ombre du Padischah).

— Tu parles ainsi ; et cependant tu te vantes d’être un Arabe libre !

— J’ai vu en Égypte et ailleurs ce que peut le Grand Seigneur, mais au désert je ne le crains pas. Descendons-nous à Seddada maintenant ?

— Certes, pour y acheter des dattes et nous donner le plaisir de boire un peu de bonne eau, puis nous reprendrons notre route.

— Et nous irons à Kris ?

— J’y compte. »

Après avoir passé environ un quart d’heure à Seddada, où nous déjeunâmes, nous reprîmes bravement notre marche. À gauche de la route étincelait au soleil la surface du chott, dont je cherchai d’abord à m’expliquer la couleur et l’aspect.

On l’a dit : le Sahara est une grande énigme. Déjà, en 1845, Virlet d’Aoust émettait l’idée de transformer une partie du désert en un lac immense, dont les rives pourraient être aisément cultivées, et qui rendrait les communications faciles avec les peuplades africaines non encore civilisées. Ce projet, dont les résultats s’annonçaient magnifiques, ne fut point poursuivi ; sa réalisation paraît offrir de grands obstacles. Beaucoup d’autres essais non moins vastes sont restés sur le papier. Quel siècle les verra s’accomplir ?

Au pied de la pente méridionale du Djebel Aurès et en longeant cette chaîne de montagnes, dont les points principaux se nomment : Dra Hel Haoua, Djebel Tarfaoui, Djebel Sitouna, Djebel Hadifa, s’étend un terrain immense, onduleux et humide, tantôt creusé, tantôt soulevé, couvert de sel cristallisé ou amassé par le vent, reste de ces anciens et immenses lacs salés qui se nomment chotts en Algérie et sebkha en Tunisie. La plaine dont nous parlons a pour limites : à l’ouest les ksour[3] du plateau des Beni-Mzab, à l’est l’isthme de Gabès, au sud les régions des dunes de Souf et de Nifzaoua, avec la longue chaîne du Djebel Tabaga. Sous cette vaste étendue on retrouverait peut-être le lac Triton mentionné par Hérodote.

Outre un grand nombre de marais que le soleil a desséchés, trois grands sebkha se suivent presque sans interruption de l’est à l’ouest ; ce sont ceux de Melrhir, de Rharsa et de Djerid, ou el Kebir.

Ces trois bassins forment une sorte de mer intérieure dont la moitié ouest se trouve plus basse que les eaux de la Méditerranée pendant la marée, au golfe de Gabès. Les creux des chotts sont aujourd’hui presque tous comblés par les sables ; dans quelques bassins seulement, l’eau remplit le milieu ; elle est assez large et profonde pour que son aspect puisse être comparé, par les écrivains arabes ou par les voyageurs, tantôt à un immense bloc de camphre, tantôt à un gigantesque morceau de cristal, tantôt à une cuve de métal en fusion. Ces aspects sont dus à la croûte de sel plus ou moins épaisse qui recouvre les eaux.

On ne traverse pas sans beaucoup de dangers ces lacs durcis. Malheur à celui qui se détourne d’un seul pas de l’étroit chemin ! La croûte cède, et l’abîme engloutit instantanément sa victime ; puis le glaçon se referme pour murer à tout jamais l’horrible tombe. En temps de pluie, le chott offre un péril particulier : la couche de sable se trouve lavée et chassée en beaucoup d’endroits, et la surface commence à fondre. L’eau des chotts, épaisse et verdâtre, contient en général plus de sel que l’eau de mer.

Jamais on ne parviendra à mesurer exactement l’abîme, car sa profondeur varie suivant les circonstances ; on peut cependant l’évaluer au moins à cinq mètres. Un autre danger de rupture vient de l’accumulation des sables chassés par le simoun. Cette poussière voyageuse atteint quelquefois l’épaisseur de 50 à 80 centimètres ; elle est le produit du travail de plusieurs siècles.

Les plus anciens géographes arabes, tels que Ebn Djobeir, Ebn Batisla, Obeida el Bekri, etc. etc., ont signalé le péril des chotts. Le Djerid seul a déjà englouti des milliers d’hommes et de chameaux, sur lesquels il s’est refermé comme la pierre d’un sépulcre.

En 1826, une caravane, se composant de mille chameaux pesamment chargés, dut traverser ce chott ; un accident arrivé au chameau qui tenait la tête le fît broncher de quelques lignes, les autres le suivirent : tous disparurent dans l’eau visqueuse du marais sans qu’il fût possible de les arrêter. Un instant après, la cristallisation s’était reproduite, et la surface de l’abîme avait repris son calme trompeur.

Pour comprendre la possibilité d’une telle catastrophe, il faut savoir que les chameaux sont accoutumés à se suivre en ligne exacte, et qu’on a d’ailleurs l’habitude de les lier l’un à l’autre ; ils marchent ainsi, en longues files et à l’aveugle. De plus, le sentier qui traverse le chott est si étroit qu’un chameau, et moins encore une caravane, ne pourrait se retourner pour rebrousser chemin.

L’aspect de cette surface solide, sous laquelle la mort semble guetter le passant, rappelle en certains endroits la teinte bleuâtre d’un miroir reflétant le ciel ; sa croûte est dure comme le verre de nos grandes glaces modernes ; elle sonne sous les pas comme le sol de Solfatara, près de Naples. En d’autres lieux, cette croûte se fond et devient une sorte de masse sablonneuse et molle qui paraît à la vue aussi solide que de la boue desséchée, mais qui cède sous le moindre poids, toute prête à ensevelir l’imprudent voyageur.

Les guides se servent de petites pierres pour marquer la route dans le chott el Kebir ; on emploie aussi des branches de dattier, de palmier, etc. Les branches du dattier se nomment djerid en arabe ; de là le surnom du chott. Les rangées de pierres formant la lisière du sentier se nomment gmaïr ; elles manquent à certains passages marécageux qui ont plusieurs mètres de long, et dans lesquels les chevaux s’enfoncent jusqu’au poitrail.

Quelquefois les eaux du chott s’agitent et montent en vagues atteignant au moins trois mètres de haut ; ces vagues se solidifient, leurs crêtes salines servent de gué aux caravanes, tandis que leurs creux sont pleins de danger. Quand, par un vent violent, les vagues deviennent mouvantes, la croûte se fend par places, et l’eau de l’abîme s’élance à des jets d’une incroyable hauteur.

Nous étions arrivés en face de ce périlleux passage ; le lac se trouvait à notre gauche, quand nous prîmes la route de Kris, où nous savions rencontrer bientôt un gué pour nous rendre à Fetnassa, puis dans la presqu’île de Nifzaoua. Halef, étendant la main vers le chott brillant au soleil, me dit :

« Vois-tu le chott, Sidi ?

— Oui.

— L’as-tu jamais traversé ?

— Non, jamais.

— Alors, remercie Allah, car peut-être serais-tu depuis longtemps réuni à tes pères. Et maintenant tu vas t’y aventurer ?

— Certainement.

— Dieu veuille que mon ami Sadek soit encore en vie !

— Qui est-ce que ton ami Sadek ?

— Mon frère Sadek est le plus fameux guide du Djérid ; il n’y a jamais fait un faux pas.

« Il appartient à la race des Merasig, mais sa mère l’a fait naître à Mouï-Hamed. Il vit avec son fils, qui est un brave guerrier ; tous deux demeurent à Kris.

« Je te le répète, Sidi, il connaît le chott comme pas un ; je ne voudrais te confier qu’à lui.

— Dans combien de temps arriverons-nous près de sa cabane ?

— Dans un peu plus d’une heure.

— Bien, dirigeons-nous un peu vers l’est et cherchons les traces de nos voyageurs.

— Tu crois donc toujours qu’ils vont à Kris ?

— Je ne sais, mais je pense qu’ils ont dû prendre de l’avance pour passer le chott plus tôt que nous. »

Nous ne tardâmes pas à rencontrer un grand nombre de traces récentes ; puis elles devinrent de plus en plus rares, et nous les perdîmes tout à fait. Enfin, à l’endroit où la route tourne vers el Hamma, j’aperçus les deux pieds de devant d’un cheval fortement imprimés sur le sol, et je pus me convaincre du passage des deux fugitifs dans ces parages. Nous suivîmes même la piste jusque dans les environs de Kris, où ils avaient dû reprendre la grande route. Il était évident que les meurtriers rôdaient dans le voisinage. Halef devint soucieux.

« Sidi, puis-je te parler ? demanda-t-il.

— Parle.

— C’est une bonne chose que de savoir lire sur le sable.

— Je suis bien aise de t’entendre en convenir, Halef ; mais nous voilà à Kris, où demeure ton ami ?

— Suis-moi. »

Halef fit avancer son cheval vers quelques palmiers ; sous leur ombre se dressaient des tentes et des huttes échelonnées jusqu’à un groupe d’amandiers. Devant une de ces huttes fort basses, un Arabe se tenait accroupi. Halef se précipita joyeusement à sa rencontre.

« Sadek ! mon frère, le favori des Califes ! criait-il tout attendri.

— Halef, mon ami, béni par le prophète ! » répondait l’autre, et tous deux s’embrassaient avec les plus vives démonstrations.

Enfin l’Arabe se tourna vers moi et me dit :

« Pardonne si je t’oublie ! Entre dans ma demeure, elle est à vous. »

Nous suivîmes cette invitation ; Sadek était seul chez lui en ce moment ; il nous servit toutes sortes de rafraîchissements auxquels nous nous empressâmes de faire honneur. Puis Halef, jugeant le moment venu pour me présenter à notre hôte, commença ainsi :

« Voilà Kara ben Nemsi, un grand taleb du couchant qui parle avec les oiseaux et lit sur le sable. Nous venons d’accomplir ensemble beaucoup de grandes actions. Je suis son ami et son serviteur, et je le convertirai certainement à la vraie croyance. »

Cette bonne créature de Halef m’avait plusieurs fois demandé mon nom ; il gardait dans sa mémoire le son de Karl un peu altéré. Ne pouvant le prononcer, il se décidait à m’appeler Kara en ajoutant : ben Nemsi (Fils des Germains).

En quel lieu du monde avais-je jamais conversé avec les oiseaux ? il ne m’en restait aucune souvenance ; mais cela me mettait tout de suite de pair avec le roi Salomon, qui entendait le langage de tous les animaux ; j’en fus vivement flatté. Quant aux grandes prouesses accomplies en compagnie de Halef, je ne voyais pas trop en quoi elles consistaient. Je remarquai seulement que la plus ambitionnée de toutes les prouesses était, pour Halef, ma conversion à l’Islam. Le brave petit homme méritait un nouvel avertissement au sujet de cette prétention obstinée. Je dis donc à Sadek :

« Connais-tu le nom de ton ami, que voilà ?

— Oui.

— Quel est-il ?

— Hadji Halef Omar.

— Ce n’est point assez : il se nomme hadji Halef Omar, ben hadji Aboul Abbas, ibn hadji Daoud el Gossarah. Tu comprends ? il descend d’une noble et pieuse famille pleine de mérites, et dont tous les membres furent hadji, quoique…

— Sidi, interrompit Halef avec une vive pantomime exprimant tout son effroi, ne parle pas des mérites de ton serviteur. Il ne veut en avoir qu’un près de toi, celui de t’obéir volontiers, tu le sais…

— Oui, je l’espère, Halef ; mais alors ne raconte pas ce qui se passe entre nous ; tu entends ? Demande plutôt à ton ami des nouvelles de son fils, dont tu vantes la bravoure.

— Il t’a parlé de lui, Effendi ? s’écria le père tout heureux. Dieu te bénisse, Halef, de penser à ceux qui t’aiment ! Omarben Sadek, mon fils, est allé sur le chott du côté de Seftimi ; il reviendra ce soir.

— Nous aussi, nous voulons traverser le chott ? reprit Halef ; tu nous guideras.

— Vous ! Et quand ?

— Aujourd’hui même.

— Où allez-vous, Sidi ?

— À Fetnassa ; la route est-elle praticable ?

— Elle est dangereuse, Sidi, très dangereuse ; il n’y a que deux voies un peu sûres pour traverser : celle d’El Toserija, entre Toser et Fetnassa, celle d’El Souida, entre Nefta et Sarsin. La route de Fetnassa est la plus périlleuse, certainement. Il n’y a ici, à Kris, que deux guides qui la connaissent bien : moi et Arfan Rakedim.

— Ton fils ne connaît pas cette route ?

— Si, mais il ne s’y est jamais engagé seul ; il connaît mieux le chemin de Seftimi. Ce chemin rejoint celui de Fetnassa et se confond avec lui pendant le tiers du trajet.

— En partant vers midi, à quelle heure arriverions-nous à Fetnassa ?

— À l’aube du lendemain, si ta monture est bonne.

— Tu te chargerais donc de nous guider, même pendant la nuit ?

— Oui, si la lune se montre ; si elle se cache on peut s’arrêter : il y a des endroits où le sel porterait tout un camp.

— Eh bien ! tu consens à nous conduire ?

— Oui, Effendi !

— Allons voir le chott.

— Ne l’as-tu jamais vu de près ?

— Non !

— Viens donc. Je vais te montrer le royaume de la mort, le siège du danger, la mer du silence, sur laquelle pourtant je te ferai marcher sans crainte. Viens ! »

Après avoir suivi une sorte de digue fort boueuse, nous descendîmes sur la rive du lac.

L’eau dormait sous la croûte durcie. Je creusai avec mon couteau, cette croûte mesurait 14 centimètres ; elle était assez solide pour soutenir le poids d’un homme de moyenne corpulence ; le sable qui avait été balayé et chassé par le vent laissait à découvert de larges places bleuâtres et brillantes au soleil.

Pendant que je me plongeais dans mes observations, une voix cria derrière nous :

« La paix vous accompagne ! »

Je me retournai ; près de moi se tenait un Bédouin aux membres décharnés, aux jambes torses ; une maladie ou un accident lui avait enlevé le nez ; il était hideux.

« Aléïkoum ! répondit Sadek. Que fait mon frère Arfan Rakedim ici, sur le chott ? Il porte un habit de voyage : va-t-il accompagner un étranger à travers la Sebkha ?

— C’est cela même, répondit le Bédouin. Je dois conduire deux hommes qui viennent d’arriver.

— Où vont-ils ?

— À Fetnassa. »

Puis, nous désignant du doigt, le guide ajouta : « Ces deux étrangers passent-ils aussi le lac ?

— Oui.

— Où vont-ils ?

— À Fetnassa.

— Tu les conduis ?

— Tu l’as deviné.

— Ne prends pas cette peine, je les guiderai en même temps que les deux autres.

— Ce n’est point une peine, car ils sont mes amis.

— Avare que tu es ! tu ne cherches qu’à me nuire ! Tu m’enlèves toujours les plus riches voyageurs !

— Je ne t’enlève personne, je prends ceux qui s’adressent à moi.

— Pourquoi Omar, ton fils, s’est-il fait guide du chemin de Seftimi ? Vous me retirez méchamment le pain de la bouche. Allah vous punira ; il dirigera vos pas de manière à vous faire engloutir par le chott. »

Je regardais les deux guides avec curiosité ; il se pouvait que la concurrence les eût fait ennemis, mais ce Bédouin avait l’air d’une bête fauve. Ses yeux brillaient d’une façon terrible ; je ne me serais pas volontiers confié à lui. Il s’éloigna en grommelant pour rejoindre, à quelque distance, les cavaliers qui l’attendaient, et qui en ce moment se rapprochaient un peu de nous.

« Sidi ! murmura Halef, les reconnais-tu ?

— Certainement.

— Et nous les laisserions encore passer leur chemin ? »

L’Arabe faisait mine de les coucher en joue.

« Laisse-les ! lui dis-je, ils ne nous échapperont pas.

— Quels sont ces hommes ? interrogea notre guide.

— Des assassins, répondit Halef avec un geste d’horreur.

— Ont-ils tué quelqu’un de ta famille ou de ta tribu ?

— Non.

— As-tu de ton sang à venger sur eux ?

— Non.

— Laisse-les passer. Il ne convient pas de se mêler des affaires d’autrui. »

Notre homme parlait en vrai Bédouin. Il ne daigna pas jeter un coup d’œil sur les étrangers ; quant à eux, ils nous avaient certainement reconnus, ils se hâtèrent de prendre leur route à travers le choit, affectant de nous tourner le dos avec mépris.

Nous revînmes à la hutte de Sadek, pour nous reposer jusqu’à midi et faire quelques provisions. Le voyage allait être long et dangereux.

J’avais franchi, dans des contrées inexplorées, des torrents effrayants. J’avais parcouru d’immenses étendues en glissant sur une glace toujours prête à se rompre ; jamais pourtant je ne m’étais senti aussi vivement impressionné qu’en cet instant, au moment de m’engager à travers ce marais perfide et mystérieux. Ce n’était pas précisément de la peur ni de l’angoisse, mais ce quelque chose que doit éprouver l’acrobate quand il doute tout à coup de la solidité de sa corde. Nous partîmes cependant.

Je savais patiner sur la glace ; mais cette croûte de sel, d’une couleur étrange, je n’en avais jamais fait l’épreuve ; le son produit par mes pas était tout nouveau à mon oreille ; cette cristallisation m’étonnait. Tout cela me paraissait bizarre, inconnu, incertain ! Je tâtonnais d’abord à chaque pas, essayant de pie rassurer par des remarques, des expériences, des déductions sur la solidité de cette croûte saline. À quelques endroits je la trouvais dure et unie, au point qu’on eût pu s’avancer par glissades ; un peu plus loin elle présentait l’aspect sale et jaunâtre de la neige foulée, et j’enfonçais jusqu’aux genoux.

Fatigué de cette marche pénible, je pris le parti d’enfourcher mon petit cheval, m’abandonnant entièrement à l’instinct de la bête et à l’expérience du guide. Il était évident que l’animal avait fait plus d’une fois ce chemin périlleux ; il trottait allègrement là où le chott présentait une surface solide ; dès que la place lui paraissait peu sûre, il savait se diriger avec adresse et passait sans broncher sur des lignes si étroites, que des piétons eussent pu difficilement s’y maintenir. Ses oreilles se dressaient, allaient en avant, en arriére ; il hennissait, semblait réfléchir, poussait même la précaution jusqu’à éprouver le sol avec son sabot avant de poser les pieds.

Notre guide marchait le premier ; je suivais ; Halef venait après moi. Nous ne parlions guère ; toute notre attention se concentrait sur notre marche.

Trois heures s’étaient déjà écoulées lorsque, se tournant vers moi, Sadek me dit :

« Prends garde ! Sidi, voici le plus mauvais endroit de toute la route !

— Pourquoi ?

— Le chemin se trouve au milieu d’une eau profonde ; il est parfois si étroit, qu’on le couvrirait avec les deux mains.

— Mais est-il solide ?

— Je ne sais trop ; l’épaisseur de la croûte varie si souvent !

— Je vais descendre de cheval pour alléger le poids.

— Sidi ! ne fais pas cela ; le pied de ta monture est plus sûr que le tien ! »

Je dus obéir, dans un tel lieu le guide était le maître. Allons, pensais-je, ce ne sera pas long…; mais je frissonnais malgré moi ; les minutes semblent des siècles quand on marche environné par la mort !

Nous étions dans cette partie ondulée du chott où l’on descend et remonte sans cesse d’une hauteur dans un creux et réciproquement ; la crête de la vague figée est dure et glissante, mais les creux offrent un mélange d’eau visqueuse et de sable boueux dans lequel pataugent bêtes et gens, cherchant avec mille précautions un point solide pour prendre pied.

Souvent j’enfonçais jusqu’à la cuisse, quoique je restasse sur mon cheval ; je voyais notre guide chercher avec inquiétude le chemin sous l’eau verdâtre. Les endroits solides avaient si peu de consistance, qu’on eût risqué sa vie en y demeurant une seconde, et cependant le cheval ni le guide ne pouvaient bouger sans éprouver la place de leurs pas. Notre situation devenait affreuse. Un peu plus loin, le sentier, ou du moins ce que Sadek nommait ainsi, se resserra encore, pendant l’espace de vingt mètres environ ; il ne mesurait pas plus de dix pouces de large.

« Sidi, attention, nous marchons au milieu de la mort ! » me cria le guide ; et tout en tâtonnant il tourna le visage du côté de l’orient, invoquant tout haut la miséricorde divine et criant :

« Au nom du Dieu très pitoyable ! Louange et honneur au maître de l’univers, le souverain Seigneur qui dominera au jour du jugement.

« Nous te servirons, ô grand Dieu ! Conduis-nous dans la droite voie où règne ta grâce, et non dans celle… où… »

Halef répétait derrière moi la prière ; mais tout à coup mes deux compagnons se turent simultanément.

Le guide leva les deux bras au ciel, poussa un cri inarticulé, fit un écart involontaire et s’engouffra dans l’abîme, qui le recouvrit aussitôt. J’avais en même temps entendu retentir un coup de fusil.

Dans de pareils moments, notre cerveau subit une telle secousse, que la série des réflexions qui souvent met un quart d’heure, ou même une heure, à se mouvoir, passe avec la rapidité de l’éclair devant notre intelligence et l’illumine en un clin d’œil. L’écho répétait à peine le coup de feu, et Sadek s’enfonçait encore devant moi, que j’avais tout compris.

Les meurtriers voulaient éviter notre poursuite ; il ne leur avait pas été difficile d’enflammer la colère de leur guide, déjà excitée contre Sadek. Notre conducteur mort, nous étions perdus sans ressources, car nous nous trouvions à l’endroit le plus périlleux du chott ; il ne leur restait plus qu’à nous voir nous enfoncer dans l’abîme, un peu plus tôt un peu plus tard. La mort devenait inévitable pour nous.

Le guide leva les bras au ciel, poussa un cri inarticulé et s’engouffra dans l’abîme.

Sadek avait été frappé à la tête ; je l’avais vu distinctement, malgré la rapidité de tout ce qui se passait autour de moi en cet instant.

Une autre balle avait-elle effleuré mon petit cheval berbère, ou le bruit de la détonation l’effrayait-il ? Je ne sais, mais la malheureuse bête frissonnait et tremblait de tous ses membres ; ramassée sur elle-même, elle perdit bientôt l’équilibre de ses pieds de derrière et s’abattit.

« Sidi ! » cria Halef dans une inexprimable angoisse.

C’en était fait de moi… Le danger me donna une énergie et une présence d’esprit qui m’étonnent encore. Tandis que la bête, se sentant enfoncer, essayait en vain de se retenir par devant, j’appuyai les deux mains sur le pommeau de la selle, et, soulevant les jambes en l’air, je fis volte-face par-dessus la tête du pauvre animal, que je poussais ainsi malgré moi, et qui disparut presque instantanément.

Dans cette évolution périlleuse, je me souviens d’avoir adressé au ciel la plus fervente de mes prières. Il ne faut pas beaucoup de mois ni beaucoup de temps pour crier à Dieu de tout son cœur ; quand on se sent entre la vie et la mort, la prière est un élan si rapide !

Je me trouvai sur un point ferme d’abord, mais qui ne tarda guère à fléchir sous mon poids. J’enfonçais et me mis à lutter avec les pieds comme un désespéré ; je me soulevais, puis je retombais plus profondément, me soulevant de nouveau, trébuchant encore, perdant pied tout à fait. Je finis cependant par rencontrer un endroit solide, mais dans mes efforts je me sentis glisser en avant ; un rien, et j’étais englouti pour toujours ! C’était un supplice inénarrable ; je ne voyais ni n’entendais plus… Je me trompe, j’entrevoyais avec terreur l’ombre de trois hommes, debout derrière les vagues salées, et il me semblait que deux d’entre eux me menaçaient de leurs armes.

Je ne saurais dire comment je repris pied sur une place assez solide et longue de quelques mètres. Deux coups de feu retentirent. Dieu voulait me conserver la vie, car je venais de heurter contre un amas de sel et j’étais presque tombé en me courbant ; les balles sifflèrent au-dessus de ma tête. Je portais encore mon fusil sur mon dos ; c’était merveille de ne l’avoir pas perdu, mais je n’eus pas le temps d’y songer. Je m’avançais vers les scélérats en brandissant le poing. Ils ne m’attendirent pas ; leur guide s’enfuyait, et ils savaient que sans lui ils étaient perdus. Le vieux le suivit immédiatement, le plus jeune restait un peu en arrière ; nous nous mîmes à courir comme des insensés. À courir en ce lieu !… J’étais aveuglé par la colère, lui par la peur. Tout à coup il jeta un cri rauque, un cri terrible ; je reculai d’instinct ; il disparaissait dans le lac ; j’étais à trente pas derrière lui. Alors j’entendis un appel déchirant.

« Sidi, au secours ! au secours ! »

Je me retournai ; à la place même où quelques minutes auparavant j’avais cru trouver le sol ferme, Halef luttait, presque enfoncé, se retenant avec la force du suprême désespoir à un bloc de sel heureusement consistant.

Je courus à lui, et, me couchant tout de mon long, je lui tendis mon fusil.

« Prends la courroie ! lui criai-je.

— Je l’ai, Sidi, ô Allah illâ Allah !

— Tâche de mettre les jambes en l’air, je vais te tirer ferme. »

Le pauvre Halef employa tout ce qui lui restait de forces pour se dégager, et je finis par l’amener sur le bord de mon glaçon. À peine le malheureux eut-il repris haleine, qu’il se jeta à genoux, et récita les soixante-quatre versets de la prière d’action de grâces :

« Que tout ce qui vit sur la terre loue le Seigneur. À lui est la richesse, à lui convient la gloire ; de toutes choses il est le maître ! »

Lui, le musulman, il remerciait Dieu, et moi, chrétien, je ne m’étais pas agenouillé avant lui !

Derrière nous, l’abîme salé brillant, uni, tranquille comme si rien ne s’était passé, affreux dans sa placidité ! Devant nous les scélérats, cause de tous nos maux, s’enfuyant impunis ; autour de nous, la mort. Un frisson nerveux agitait tous mes membres ; pendant quelques minutes je ne pus maîtriser mon tremblement ; j’étais comme anéanti.

« Sidi, ils t’ont blessé ? s’écria mon fidèle Halef quand sa prière fut terminée.

— Non ; mais toi, mon pauvre garçon, comment as-tu pu en échapper ?

— J’ai sauté de cheval en même temps que toi, Effendi… et puis je ne sais plus rien. Je revenais seulement à moi quand je t’ai appelé. Mais qu’importe ! nous sommes des hommes morts !

— Pourquoi cela ?

— Nous n’avons plus de guide ! Ô Sadek, mon ami ! ô le frère de mon âme ! que ton esprit me pardonne, car j’ai causé ta mort ! Je te vengerai ! je le jure par la barbe du Prophète ! à moins que je ne périsse ici…

— Tu ne périras pas, Halef.

— Ah ! Sidi, il faudra mourir de soif et de faim, si nous ne sommes pas engloutis.

— Non, nous trouverons un guide.

— Qui donc, Sidi ?

— Omar, le fils de Sadek.

— Comment le trouverions-nous ici ?

— N’as-tu pas entendu Sadek nous dire que son fils était allé à Seftimi, et qu’il reviendrait ce soir ?

— Nous rejoindra-t-il ?

— Je l’espère bien ! Sadek a dit aussi que la route de Sefti se confond, au moins pendant un tiers de sa longueur, avec celle de Fetnassa.

— Effendi, tu me rends la vie ! Oui, c’est vrai, attendons Omar.

— Ce sera aussi pour lui un bonheur que cette rencontre, car nous lui apprendrons que le chemin s’est effondré. »

Nous nous assîmes l’un près de l’autre ; le soleil dardait des rayons brûlants qui eurent bientôt séché nos habits : une croûte de sel y resta seulement attachée, et ils durcirent comme du cuir aux endroits où ils avaient été mouillés.

Les heures s’écoulèrent lentement ; il n’en restait plus que trois avant le coucher du soleil. Nous commencions à nous inquiéter ; enfin une ombre s’avança, elle venait de l’Orient. Nous la vîmes se rapprocher petit à petit ; puis Halef, se levant d’un bond, murmura :

« C’est lui ! »

Il fit un porte-voix de ses deux mains, criant tant qu’il pouvait :

« Omar ben Sadek, viens vite ici ! »

Le piéton hâta sa marche, et lorsqu’il eut reconnu l’ami de son père, il dit gravement :

« Sois le bienvenu, Halef Omar !

— Hadji Halef Omar, » reprit mon compagnon, formaliste jusque dans un pareil instant.

« Pardonne-moi ! la joie de te revoir est cause de ma faute. Tu viens de Kris, chez mon père ?

— Oui.

— Où est-il ? Il ne doit pas être loin d’ici ; il ne t’aurait pas laissé t’aventurer seul sur le chott.

— Il est tout proche d’ici, murmura Halef.

— Où ?

— Omar ben Sadek, il convient au croyant de se montrer fort devant l’épreuve.

— Parle, Halef ; un malheur est arrivé ?

— Oui.

— Mais lequel ?

— Allah a réuni ton père à ses pères. »

Le jeune homme resta immobile devant nous, sans pouvoir prononcer un seul mot ; son visage devenait d’une effrayante pâleur ; il fixait sur Halef des yeux épouvantés. Enfin il parla, mais d’une façon toute différente de celle que j’eusse supposé.

« Quel est ce Sidi ? demanda-t-il.

— C’est Kara ben Nemsi ; je l’avais présenté à ton père…, puis des brigands nous ont rejoints sur le Chott, et…

— Mon père vous guidait ?

— Oui, les brigands ont suborné Arfan Rakedim, et ils nous ont rencontrés là, dans le plus mauvais pas. Ils ont tiré sur ton père ; lui et les chevaux se sont enfoncés dans le sable, mais Allah nous a sauvés tous deux.

— Où sont les meurtriers ?

— L’un a péri sous le sel, l’autre s’est enfui avec le chabir (guide) du côté de Fetnassa.

— Ainsi la route est submergée ?

— Oui, tu ne saurais t’en retourner aujourd’hui.

— Où mon père est-il tombé ?

— Là-bas, à trente pas. »

Omar se rapprocha autant que le lui permit la solidité du sol, regarda pendant quelques minutes l’abîme refermé sur son père, puis s’écria en se tournant vers l’Orient :

« Allah, Dieu de toute puissance et de toute justice, écoute-moi ! Mahomed, ô toi le prophète du Très-Haut, écoute-moi ! Vous, Califes et martyrs de la foi, écoutez-moi ! Moi, Omar ben Sadek, je ne rirai plus, je ne couperai plus ma barbe, je n’entrerai plus à la mosquée jusqu’à ce que l’enfer ait englouti le meurtrier de mon père ! Je le jure ! »

J’étais profondément ému en entendant le serment grave et solennel de cet homme ; lorsqu’il l’eut prononcé, il vint s’asseoir près de nous et dit avec beaucoup de calme :

« Racontez-moi tout ! »

Halef satisfit son désir ; il achevait à peine, que le jeune homme se leva.

« Venez ! » murmura-t-il simplement, et il reprit le chemin par où il était venu.

Le plus mauvais endroit, décidément, se trouvait franchi ; nous n’éprouvâmes presque plus de difficultés, et nous pûmes marcher toute la nuit. Lorsque le matin se leva, nous atteignîmes les rives de la presqu’île de Nifzana. Fatnassa était sous nos yeux.

« Où allons-nous à présent ? demanda Halef.

— Suivez-moi ! »

Omar venait de prononcer le premier mot qu’il nous eût adressé depuis la veille.

Il nous fit longer une digue, et au bout de quelques minutes nous nous arrêtâmes devant la porte d’une pauvre cabane ; un vieillard en sortit pour nous saluer.

« Selam aléïkoum !

— Aléïkoum !

— Tu es Abdoullah el Hamis, le peseur de sel ?

— Oui.

— As-tu vu le chabir Arfan Rakedim, de Kris ?

— Oui, il est passé tout à l’heure, à la pointe du jour, avec un étranger.

— Que sont-ils devenus ?

— Le guide s’est reposé un instant, puis s’en est retourné par le chemin de Kris ; l’étranger vient d’acheter un cheval chez mon fils, auquel il a demandé la route de Kbilli.

— Je te remercie, Abou-el-Malah ! (père du sel). »

Nous nous reposâmes à notre tour dans la hutte, et nous mangeâmes quelques dattes avec une écuelle de lagmi, après quoi nous nous rendîmes à Bedchini, à Negua et à Mansoura, où toutes nos informations nous convainquirent du passage récent de notre bandit. Nous marchions, pour ainsi dire, sur ses talons. Mansoura n’est pas loin de la grande oasis de Kbilli, qui, à cette époque, était la résidence d’un vékil ou fonctionnaire turc.

Ce vékil gouvernait le Nifzana sous la surveillance de la régence de Tunis et commandait un poste de dix hommes.

En arrivant à Kbilli, nous nous arrêtâmes dans un café, pour nous restaurer et nous reposer quelque peu ; mais Omar ne pouvait demeurer tranquille. Il sortit et revint au bout d’une heure.

« Je l’ai vu ! dit-il.

— Où ?

— Chez le vékil.

— Chez le vékil ?

— Oui, il est son hôte, il porte de riches habits. Si tu veux lui parler, viens, on tient l’audience. »

J’étais intrigué au dernier point. Un scélérat de cette espèce chez un fonctionnaire, chez un juge ! Notre guide se trompait évidemment.

Omar nous conduisit sur une petite place où s’élevait une maison assez basse, mais cependant d’un aspect un peu moins misérable que celui des autres constructions ; ses murs de pierre n’offraient d’autre couverture que celle de la porte. Devant cette porte, quelques soldats faisaient l’exercice au son du tambour, sous les ordres d’un chef subalterne.

Nous pénétrâmes sans difficulté dans la cour ; là un nègre, accouru à notre rencontre, nous introduisit dans une grande pièce aux murailles nues, dont tout l’ameublement consistait en un misérable tapis servant de siège pour le vékil.

Ce fonctionnaire était un homme entre deux âges, aux traits insignifiants, à l’air mou ; il fumait son tabac dans une vieille pipe persane.

« Que voulez-vous ? » nous demanda-t-il brusquement. Le ton de cette question me déplut ; je répondis par une autre question.

« Qui es-tu ?

— Le vékil ! reprit-il avec étonnement.

— Nous voulons parler à ton hôte.

— Mais qui es-tu, toi ?

— Voilà mon passeport. »

Il prit le papier que je lui tendais, l’examina, le plia et le mit dans la poche de son large pantalon.

« Qui est cet homme ?

— Mon serviteur.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Hadji Halef Omar.

— Et cet autre ?

— Mon guide : Omar ben Sadek.

— Et toi, quel est ton nom ?

— Tu l’as lu.

— Je ne l’ai pas lu.

— Il est sur mon passeport.

— Oui, mais tracé avec les signes de l’infidèle. Qui t’a donné ce papier ?

— Le gouvernement français d’Alger.

— Le gouvernement français n’a rien à voir ici ; ce passeport ne vaut pas plus que du papier blanc. Donc qui es-tu ? »

Je me décidai à prendre le nom forgé par Halef et répondis :

« Je m’appelle Kara ben Nemsi.

— Fils des Nemsi ? Je ne les connais pas ; où demeurent-ils ?

— À l’ouest de la Turquie ; leurs terres confinent au pays des Français.

— Vivent-ils dans une grande oasis, ou dans une suite de petites ?

— Dans une très grande ; si grande qu’elle peut nourrir cinquante millions d’habitants.

— Allah est puissant ! il crée des oasis dans lesquelles fourmillent les hommes. Y a-t-il des ruisseaux dans ton oasis ?

— Il y a cinq cents rivières et des milliers de ruisseaux ; quelques-unes de ces rivières sont si larges et si fortes, qu’elles portent des vaisseaux sur lesquels montent plus de passagers qu’il n’y a d’habitants à Basma ou à Rahmath.

— Dieu est grand ! Quel dommage que ces vaisseaux puissent s’engloutir en un instant au fond des flots ! »

Après cette réflexion, le vékil reprit :

« À quel Dieu croient les Nemsi ?

— Ils croient à ton Dieu ; seulement ils ne l’appellent point Allah, mais Père.

— Ils ne sont sans doute pas Sunnites, mais Chyites ?

— Ils sont chrétiens.

— Que Dieu te brûle ! Tu es donc chrétien ?

— Oui !

Un giaour ! Et tu oses t’entretenir avec le vékil de Kbilli ! Je vais te faire donner la bastonnade, si tu ne disparais tout de suite de devant mes yeux !

Il cria au vékil : « Fais-le fusiller ! »

— Ai-je fait quelque chose contre la loi ou contre toi ?

— Oui, un giaour ne doit point avoir l’audace de pénétrer ici… Enfin, continuons ; comment se nomme ton guide ?

— Omar ben Sadek.

— Bien ; Omar ben Sadek, depuis combien de temps accompagnes-tu ce Nemsi ?

— Depuis hier.

— C’est peu. Je serai indulgent et ne te ferai donner que vingt coups sous la plante des pieds. Comment s’appelle ton serviteur ?

— Vékil, Allah est grand, mais il t’a pourvu d’une petite mémoire : tu ne peux te souvenir de deux noms à la fois. Je te l’ai dit, mon serviteur se nomme hadji Halef Omar.

— Tu m’insultes, giaour ! Je te punirai tout à l’heure. Toi, Halef Omar, un hadji, un pèlerin de la Mecque, tu sers un infîdèle ! Tu mérites une double bastonnade ! Depuis combien de temps te tiens-tu près de lui ?

— Depuis cinq semaines.

— Bien ! soixante coups sous la plante des pieds ! — À toi maintenant ; répète-moi ton nom.

— Kara ben Nemsi.

— Bien ! Kara ben Nemsi, tu as commis de grands crimes !

— Lesquels, Sidi ?

— Sidi ! Ce n’est point assez, appelle-moi Excellence ou Votre Grâce. Tes crimes sont les suivants : 1° tu as séduit deux croyants et tu les emploies à ton service, cela mérite quinze coups ; 2° tu t’es montré assez téméraire pour venir me déranger dans ma demeure, encore quinze coups ; 3° tu as douté malicieusement de ma mémoire, vingt coups au moins. En outre, comme je dois percevoir un droit pour chaque sentence, tout ce que tu portes sur toi m’est acquis dès ce moment.

— Ô illustre Excellence, je t’admire ! Haute est ta justice, et ta sagesse plus haute encore ; ta miséricorde, ta prudence, ton habileté surpassent tout ce qu’on peut imaginer ! Mais, je t’en supplie, illustrissime bey de Kbilli, fais-nous voir ton hôte avant de nous livrer à la bastonnade.

— Que lui veux-tu ?

— Je crois que c’est une de mes connaissances ; je désire repaître mes yeux de sa vue.

— Il n’est pas du tout de tes connaissances ; c’est un vaillant guerrier, un noble fils du sultan, un sévère observateur du Coran : donc il ne peut y avoir le moindre rapport entre toi et lui. Mais, afin qu’il soit témoin de la manière dont le vékil de Kbilli sait punir le crime, je vais le faire venir. Ce ne sera pas toi qui te repaîtras de sa vue, mais lui qui se réjouira de votre châtiment à tous, car il vous avait annoncés et n’ignore pas vos méfaits.

— Ah ! et comment nous savait-il ici ?

— Il a été témoin de ce qui s’est passé sur la route ; il vous suivait de loin ; si vous n’étiez venu vous livrer vous-mêmes, j’allais vous faire arrêter.

— De quoi nous accuse-t-il ?

— Tu vas voir ! »

Notre audience prenait un cours assez singulier. Le vékil, avec ses dix soldats dans cette oasis perdue au fond du désert, est une espèce de sergent-major, et l’on sait assez ce qu’il faut attendre d’un sous-officier turc : ces subalternes sont aussi despotes envers leurs administrés que bas et obséquieux vis-à-vis des fonctionnaires d’un grade plus élevé. Le bonhomme, une fois placé à Kbilli, devait très probablement se suffire à lui-même, et on ne s’occupait guère de son traitement. Le bey de Tunis ayant congédié presque toute la garnison turque, les Bédouins seuls restaient en quelque sorte sous la protection du Grand Seigneur. Celui-ci envoyait tous les ans une pelisse d’honneur à leurs principaux chefs, dont l’hommage se traduisait par une complète indifférence. Notre vékil se voyait donc obligé d’assurer lui-même ses appointements : système très dangereux pour l’indigène, mais plus encore pour l’étranger. Je me sentais entièrement livré à la discrétion du petit fonctionnaire. Son ignorance l’empêchait de lire un mot de mes papiers ; au milieu des brigands nomades, il se savait maître absolu de ma personne, et moi je savais bien que je ne trouverais aucun recours contre lui. Cependant il ne me vint point à l’esprit de m’effrayer ; je ne pus même m’empêcher de rire en pensant à la bastonnade par laquelle le vékil prétendait nous réchauffer. J’étais de plus fort curieux de voir si l’hôte du petit fonctionnaire turc était bien le scélérat que nous cherchions.

Le vékil frappa dans ses mains, deux esclaves noirs apparurent aussitôt ; ils se prosternèrent le front contre terre comme s’il se fût agi du sultan.

Notre homme murmura quelques mots à leur oreille ; ils s’éloignèrent, et, au bout d’un instant, nous vîmes entrer un détachement de la garnison ; ils étaient cinq, avec leur officier. Ces malheureux avaient l’aspect le plus misérable ; leurs vêtements consistaient en guenilles disparates qui n’avaient aucune ressemblance avec un uniforme militaire quelconque.

Presque tous étaient pieds nus ; ils portaient des fusils propres à tous les usages, excepté à celui de tirer. Ils se prosternèrent pêle-mêle devant le vékil. Celui-ci les accueillit d’un air presque martial et commanda :

« Levez-vous ! »

Tous se levèrent ; le sergent tira son grand sabre et le garda au poing, puis cria d’une voix de stentor :

« Formez les rangs !

— Un, deux, trois, l’arme au bras ! »

Les fusils sont maniés bruyamment, frottent l’un contre l’autre ou contre le mur, enfin trouvent leur place sur l’épaule du propriétaire.

« Présentez armes ! »

Confusion et cliquetis indescriptibles ; le canon d’un des fusils se détache. On ne s’en émeut guère ; le soldat le ramasse tranquillement, s’assure que la lumière n’est point obstruée, tire de ses poches un peu de ficelle de palmier, renoue le canon sur le bois et reprend sa position d’un air satisfait, en attendant un nouveau commandement.

« Ne bougez pas ; silence dans les rangs ! »

Les lèvres se serrent avec énergie, les traits du visage annoncent la ferme résolution de se taire, quoi qu’il arrive. Les guerriers ont remarqué les trois malfaiteurs sur lesquels ils doivent veiller ; ils tiennent à nous effrayer par leur attitude.

J’eus bien de la peine à garder mon sérieux pendant ce singulier exercice. Mon assurance encourageait mes compagnons.

Enfin, l’homme que nous avions demandé entra dans la salle : c’était bien lui !

Sans nous honorer d’un regard, il alla s’asseoir aux côtés du vékil et prit négligemment une pipe que lui présentait l’esclave noir.

Se décidant alors à lever la tête de notre côté, il nous toisa avec un souverain mépris.

« Eh bien ! connais-tu cet homme ? me demanda le petit fonctionnaire turc.

— Oui.

— Tu dis vrai ; tu le connais, ou du moins tu l’as rencontré sur ta route, mais il n’est pas ton ami.

— Je m’en flatte ! Comment l’appelles-tu ?

— Abou el Nasr.

— Vékil, ce n’est pas le vrai nom de cet homme, il se nomme Hamd il Amasa.

— Ne cherche point à me faire mentir, giaour, ou bien vingt coups en sus ! J’avoue que mon ami s’appelait Hamd il Amasa ; mais apprends, infidèle, que lorsque j’habitais Stamboul, des bandits grecs m’attaquèrent pendant la nuit ; alors Hamd il Amasa vint vers moi, il dit un mot à ces scélérats et me sauva la vie. Depuis il se nomme Abou el Nasr (Père de la Victoire), car personne ne peut lui résister, pas même les brigands grecs ! »

Je branlai la tête en souriant et lui dis :

« Tu as donc servi à Stamboul ? Dans quel corps ?

— Dans la garde, fils de chacal ! »

M’avançant vers lui, je le menaçai du doigt et lui dis d’un ton résolu :

« Ose m’insulter encore une fois, et je te donne un soufflet qui te fera voir demain un minaret sur ton nez !… Comment, toi, un guerrier, tu viens vanter ce drôle ! Moi, je le méprise, entends-tu ? »

Le vékil se souleva en me regardant avec étonnement ; il n’était pas habitué à se sentir bravé.

« Créature audacieuse ! cria-t-il tout en colère, sache que je serais devenu général major si je n’avais préféré le poste de Kbilli et que…

— Oui, tu es un foudre de guerre, tu as bien combattu contre ces brigands que ton ami met en fuite d’une seule parole !… comme si cela était difficile quand on fait partie de la bande ! Je te le répète, cet homme est un bandit ; il a commis un meurtre en Algérie ; il a tué un homme sur les rives de l’ouad Tafaoui ; il a tiré sur mon guide, le père de ce jeune homme, dans le chott ; il l’a fait périr pour nous perdre nous-mêmes, et maintenant je le trouve sous la protection d’un officier du Grand Seigneur ! Le vékil de Kbilli prétend être son ami et son hôte ! Écoute, car tu me dois la justice : je te dénonce cet homme comme un triple assassin, je demande qu’il soit arrêté ! »

Là-dessus Abou el Nasr se leva dans une fureur indescriptible, criant de toutes ses forces :

« Cet homme est un giaour ; il a bu, il ne sait ce qu’il dit ; qu’on laisse passer son ivresse, puis qu’on l’interroge ! »

C’en était trop ; je m’élançai sur l’Arménien et le jetai à terre ; il se releva et tira son couteau en murmurant :

« Chien d’infidèle, tu attaques un croyant, tu vas mourir ! »

J’avais eu le temps de me mettre en garde ; je l’envoyai d’un coup de poing rouler à quelques pas.

« Empoignez le giaour ! » criait le petit Turc.

Je m’attendais à être garrotté ; il n’en fut rien ; le caporal se plaça gravement devant le front de sa troupe et commanda :

« Déposez les armes ! »

Les soldats placèrent leurs fusils à terre, puis l’exercice continua de la façon la plus grotesque ; enfin je fus entouré ; tous ces doigts bruns me saisirent par mon burnous, me tirant et poussant alternativement, sans rien perdre de leur sérieux oriental. On eût dit de véritables marionnettes.

Pendant ce temps, le Père de la Victoire se relevait, de plus en plus furibond ; les yeux injectés de sang, les lèvres frémissantes, il cria au vékil :

« Fais-le fusiller !

— Oui, certes ; mais il faut d’abord l’entendre, car je suis un juge équitable. Voyons, porte ta plainte ; ensuite il répondra.

« Ce giaour traversait le chott avec un guide, commença l’Arménien ; il nous rencontra, se jeta sur mon compagnon et fut cause de sa mort, car le malheureux périt misérablement sous le sel…

— Pourquoi ce giaour a-t-il fait cela ?

— Il venait de tuer un homme dans les sables de l’ouad Tarfaoui ; nous l’avions surpris, il voulait échapper à notre poursuite.

— Es-tu prêt à jurer que cet homme a vraiment commis le meurtre dont tu l’accuses ?

— Je le jure par la barbe du Prophète !

— C’est assez. Que répondras-tu, giaour ?

— Que ton hôte est un menteur et un scélérat ; il me charge de son propre crime !

— Il a juré ; toi, tu es un infidèle : on ne peut croire à ta parole.

— Interroge mon serviteur, il est témoin.

— Il sert un infidèle, sa parole ne compte pas davantage… Je vais assembler le conseil de l’oasis, il décidera après avoir examiné la cause.

— Ecoute, vékil ! tu refuses de me croire parce que je suis un infidèle et tu donnes ta confiance à un autre infidèle : cet homme est un Arménien.

— Il a juré par la barbe du Prophète.

— C’est une fausseté et un péché pour lequel Dieu le punira… Si tu ne me rends pas justice, je dirai tout ce que je sais devant le conseil.

— Un giaour ne peut accuser un musulman. D’ailleurs le conseil ne condamnera point mon ami, car il possède un bouyouroultou et marche à l’ombre du sultan.

— Moi aussi je marche à l’ombre de mon roi ; tu as mon bouyouroultou dans ta poche.

— Il est tracé en caractères païens, je me souillerais si je le lisais. Ta cause sera discutée tout à l’heure, mais auparavant tu vas recevoir cinquante coups de bastonnade, ton serviteur soixante et ton guide vingt. Soldats, conduisez-les dans la cour ! »

En un instant mes deux compagnons et moi nous fûmes entraînés avec violence hors de la pièce. Dans le milieu de la cour, je remarquai une sorte de banc peu engageant, qui servait à la bastonnade et en gardait des traces. Halef et le guide s’étaient laissé faire sans résistance, ils n’attendaient qu’un signe de moi pour se défendre. On nous conduisit devant le banc de torture ; au bout d’un instant apparut le vékil, suivi d’Abou el Nasr. Un esclave noir étendit un tapis dans un coin de la cour, puis prépara les pipes. Lorsque les deux compères se furent commodément installés, le vékil, me désignant du doigt, dit avec un grand calme :

« Cinquante coups ! »

Il était temps d’agir ; je me retournai vers le petit despote et lui demandai :

« As-tu encore mon bouyouroultou dans ta poche ?

— Oui.

— Rends-le-moi !

— Jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que cette écriture ne doit plus souiller les yeux des fidèles croyants.

— Veux-tu vraiment me faire donner la bastonnade ?

— Oui.

— Alors je vais te montrer comment un Nemsi s’y prend quand il est oblige de se faire justice lui-même. »

La petite cour était entourée de hautes murailles de trois côtés ; le quatrième se trouvait fermé par le bâtiment même dont nous sortions. Il n’y avait aucun.spectateur… Nous étions par conséquent trois contre sept. Heureusement, pour se conformer au chevaleresque usage du pays, on ne nous avait pas retiré nos armes. Le vékil ne comptait point, ses soldats me semblaient fort peu dangereux ; nous connaissions la lâcheté du Père de la Victoire.

« As-tu un cordon ? demandai-je bas à Omar.

— Oui, le cordon de mon burnous.

— Prépare-le. »

Je commandai, également bas, à Halef de courir vers la porte pour garder l’entrée.

« Essaye de te défendre ! ricanait le vékil.

— Tout de suite ! » répondis-je.

J’écartai violemment les soldats, et, m’élançant sur Abou el Nasr, je lui tirai le bras derrière le dos, appuyant mon genou entre ses deux épaules de manière à le maintenir courbé.

« Lie cet homme ! » criai-je à Omar.

Celui-ci m’avait compris ; il serrait déjà avec son cordon les bras de l’Arménien. Avant que nos gens fussent revenus de leur surprise, le scélérat se trouvait garrotté. Je tirai mon couteau et fis mine de menacer le vékil.

« Au secours ! hurlait le sergent, aux armes ! »

Là-dessus il jeta son sabre pour s’enfuir ; ses soldats le suivirent promptement, mais le vaillant Halef les tenait en joue devant la porte ; ils cherchèrent à escalader le mur.

Omar, sombre et sinistre, dévorait des yeux le meurtrier de son père ; son poignard semblait brûler sa main frémissante. Il attendit cependant mes ordres.

« Voyons, dis-je au vékil, ta vie est entre nos mains, décide-toi à réparer ton injustice.

— Que souhaites-tu, Sidi ? »

Omar sombre et sinistre dévorait des yeux le meurtrier de son père.

J’allais répondre quand un cri plein d’angoisse, un cri de femme, aigu et déchirant, m’interrompit.

Une petite personne, ronde comme une boule et fort embarrassée dans ses vêtements, s’élançait au milieu de la cour aussi vite que le lui permettaient son poids et son émotion.

« Arrête-toi, suppliait-elle en tombant à mes pieds. Ne le tue pas, c’est mon mari ! »

Cette rondelette petite dame, qui semblait nager en marchant sous ses lourdes jupes, avait tout vu de sa fenêtre grillée ; le danger lui donnait un vrai courage pour affronter ainsi tous ces étrangers.

« Qui es-tu ? lui demandai-je.

— La femme du vékil.

— Oui, ma propre femme, la rose de Kbilli ! gémit le Turc.

— Comment t’appelles-tu ?

— Mersina. »

Cette rose se nommait Mersina : myrte ! Pouvait-on n’être point gracieux envers de si poétiques fleurs ?

« Si tu veux, ô Mersina, me montrer l’aurore de ton visage, fleur de cette oasis, je te le jure, ma main ne se lèvera point sur ton époux ! »

A l’instant même, madame la vékil écarta son voile. Elle vivait depuis longtemps parmi les tribus arabes, où les femmes sont voilées, mais, sous certains rapports, se montrent bien moins formalistes que les Turcs ; d’ailleurs il s’agissait de la vie de son seigneur et maître : elle n’hésita pas.

Je regardai ce visage pâle, sans teint, aux chairs molles, si grasses qu’on distinguait à peine les yeux, et ce petit nez relevé. Madame la vékil pouvait avoir une quarantaine d’années ; ses lèvres et ses sourcils étaient raidis par l’abus de la teinture. Par une suprême coquetterie, deux gros points noirs se trouvaient peints au milieu des joues, ce qui ajoutait à la singularité de cette figure. Lorsque Mersina leva ses mains suppliantes, je remarquai qu’elles étaient entièrement peintes en jaune avec du henné.

« Je te remercie, m’écriai-je, ô soleil du Djérid !… Oui, je te le promets, si le vékil reste ici, tranquillement assis, il ne lui sera fait aucun mal.

— Il ne bougera pas, sois-en sûr !

— Ton époux doit rendre grâce à ton aimable intervention, sans toi je l’aurais écrasé comme la figue sous le pressoir ! Ta voix est plus douce que la flûte, tes yeux brillent comme le soleil, tu as la taille de Schéhérazàde ; c’est à toi seule que je fais le sacrifice de ma vengeance. »

J’avais lâché le collet du pauvre vékil, que je tenais depuis cinq minutes ; le bonhomme respira bruyamment, mais sans oser remuer. Sa femme me demanda d’une voix assez douce :

« Qui es-tu ?

— Je suis Nemsi, un étranger dont la patrie s’étend là-bas, bien loin, au delà de la mer.

— Vos femmes sont-elles belles ?

— Oui, certes, mais je ne les compare point à celles du chott El Kébir ! »

Madame la vékil fit un signe de tête et sourit ; je m’insinuais tout à fait dans ses bonnes grâces.

« Les Nemsi sont des gens très sensés, très braves et très polis, dit-elle, je l’ai déjà entendu raconter. Sois donc le bienvenu ! Mais pourquoi as-tu fait lier cet homme ? pourquoi nos soldats sont-ils en fuite ? pourquoi menaces-tu le puissant vékil du sultan ?

— J’ai fait lier cet homme parce que c’est un assassin ; tes soldats fuient devant moi parce qu’ils savent que je puis les vaincre tous ; j’ai menacé ton mari parce qu’il voulait me faire donner la bastonnade et fusiller sans justice ni raison.

— On te fera justice ! »

Je vis bien que la femme possède en Orient un pouvoir tout aussi merveilleux qu’en Occident. Le vékil ne voulut pas cependant avoir l’air d’abdiquer devant sa compagne ; il reprit :

« Je suis un juge intègre, je…

— Écoute, interrompit la rose de l’oasis en s’adressant à son époux, je connais cette créature qui se nomme Abou el Nasr ; on devrait plutôt l’appeler Abou el Yalani (le père du mensonge). Il est cause qu’on t’a renvoyé d’Alger quand tu allais être moulassin ; il est cause que de Tunis on t’a fait venir ici, pour t’enterrer dans ce désert ; toutes les fois qu’il s’est rencontré sur ton chemin, il t’a nui traîtreusement. Je le hais, oui, je le hais, et ne vois rien à redire si cet étranger le traite comme un chien : il le mérite !

— On ne peut le toucher, il a l’ombre du sultan !

— Eh bien ! cet étranger marchera à l’ombre du vékil et à la mienne ; celui qui marche à mon ombre ne doit rien craindre de tes rayons… Voyons, viens, que je te parle. »

Le petit homme n’était pas fâché d’échapper à la responsabilité ; il se levait déjà pour suivre sa femme, lorsque je m’y opposai.

« Ne m’as-tu pas promis de respecter mon mari ? me demanda Mersina.

— Oui, à condition qu’il ne bougera pas.

— Il ne peut toujours demeurer là !

— Tu as raison, ô perle de Kbilli, mais il doit y rester jusqu’à ce que mon affaire soit expédiée.

— Ton affaire est finie.

— Comment cela ?

— Ne t’ai-je pas dit que tu es le bienvenu ici ? Donc te voilà notre hôte ; toi et les tiens vous pouvez demeurer chez nous tant qu’il vous plaira.

— Et Àbou el Nasr, que tu as bien nommé Abou el Yalani ?

— Il est à toi, traite-le comme tu l’entends.

— Est-ce vrai, vékil ? »

Le fonctionnaire hésitait ; sa femme lui parla longtemps à l’oreille ; enfin il balbutia avec un grand soupir :

« Oui, oui !

— Tu me le jures ?

— Je te le jure !

— Par Allah et son Prophète ? »

Le pauvre homme hésitait encore ; il se décida enfin, puis se leva tout confus.

« As-tu un cachot pour cet homme ?

— Non, fais-le lier au tronc du palmier, mes soldats veilleront sur lui.

— Moi aussi, je veillerai, murmura Omar, Il ne m’échappera pas, car il a tué mon père ; mon poignard est prompt comme mes yeux. »

Le meurtrier ne prononçait pas un seul mot ; son regard brûlant de haine suivait tous nos mouvements. On l’attacha cependant sans qu’il essayât la moindre résistance. Il n’entrait point dans ma pensée de demander sa mort, mais il avait en face de lui un ennemi implacable ; je savais que ni mes ordres ni mes prières ne pourraient rien sur Omar, quand il s’agirait de sa vengeance. « Le sang paye le sang, » dit l’Arabe. J’aurais bien voulu voir mon prisonnier prendre la fuite sans ma permission, mais, d’un autre côté, ne devais-je pas réclamer l’arrestation d’un homme si dangereux et dont j’avais tout à craindre ?

Fort perplexe, je me fiai à la surveillance d’Omar et me rapprochai d’Halef, qui gardait toujours l’entrée. Celui-ci me demanda :

« Tu as dit que cet homme est Arménien, est-ce vrai ?

— Très vrai ; un chrétien qui joue le mahométisme lorsque cela lui est utile.

— Donc, tu le tiens pour un méchant homme ?

— Pour un parfait scélérat.

— Sidi, tu le vois, les chrétiens sont méchants et corrompus… Oh ! laisse-moi le…

— Halef ! prends garde, ou je parle au vékil d’un certain pèlerin… »

En ce moment le vékil me faisait appeler ; je rentrai dans la salle avec Halef.

Notre fonctionnaire avait la mine assez maussade.

« Assieds-toi ! » dit-il.

J’obéis, pendant que Halef s’emparait sans façon de la pipe destinée à l’hôte du vékil et se mettait tranquillement à fumer, en se croisant les jambes.

« Pourquoi as-tu voulu voir le visage de ma femme ? continua le Turc.

— Parce que je suis un Franc, habitué à regarder ceux qui me parlent.

— Vos mœurs sont mauvaises. Nos femmes se voilent, les vôtres se montrent. Avez-vous jamais vu une seule de nos femmes dans votre pays ? Les vôtres viennent jusqu’au désert, et pourquoi ?… honte !

— Vékil ! interrompis-je, est-ce là ce qu’ordonne la loi du Prophète ? Depuis quand â-t-on coutume de recevoir son hôte avec des insultes ? Je ne me soucie ni du mouton, ni du couscous que tu m’offres. Je retourne dans la cour ; suis-moi !

— Pardonne, Effendi. Je disais ma pensée sans vouloir t’offenser.

— Il n’est pas bon de dire tout ce qu’on pense. Le bavard ressemble à un vase fêlé, dont personne ne se sert parce qu’il ne peut rien retenir.

— Rassieds-toi, Effendi, raconte-moi où tu as rencontré Abou el Nasr. »

Je lui narrai mon aventure par le menu ; il écoutait en silence, branlant seulement la tête ; quand j’eus fini il me demanda :

« Tu crois donc que c’est lui qui a tué le marchand de Blida ?

— Oui.

— Tu n’as pas été témoin du meurtre ?

— Non ; mais je devine que les choses se sont passées comme je te le dis.

— Allah seul peut deviner comment les choses se passent, car il voit tout.

— vékil, ton esprit est fatigué parce que tu le charges de trop de mouton et de couscous. C’est justement par la raison qu’Allah voit tout, qu’il ne devine rien.

— Je m’aperçois que tu es un taleb, un savant qui a fréquenté beaucoup d’écoles ; tu dis des choses que personne ne peut comprendre ! Enfin tu crois qu’il a tué l’homme du ouadi ?

— Oui.

— Y étais-tu ?

— Non.

— Le mort te l’a donc raconté ?

— Vékil, un enfant sait que les morts ne parlent pas…, le mouton que tu manges le saurait aussi !

— C’est toi, Effendi, qui manques de politesse. Écoute, tu n’as pas été témoin, le mort n’a rien pu te raconter, comment sais-tu qu’Abou el Nasr est le meurtrier ?

— Je te répète que je l’ai conclu en comparant les circonstances…

— C’est possible…, mais Abou el Nasr avait peut-être une vengeance à satisfaire ; il était dans son droit.

— Non, tel n’est pas le cas ; je t’ai tout expliqué, vékil ; moi-même je n’ai rien à démêler avec cet Arménien, je ne le poursuivrai pas, et pourtant il a tué mon conducteur Sadek. Le fils de Sadek, comme tu viens de le déclarer, a le droit de se venger ; arrange-toi donc avec lui ; pour moi, je te déclare que je ne te contraindrai point à me livrer le Père de la Victoire ; mais si jamais je le rencontre sur ma route, qu’il prenne garde à lui !

— Sidi, ton discours est sage. Je vais parler à Omar. Quant à toi, reste mon hôte tant qu’il te plaira. »

Il se leva et descendit dans la cour ; j’étais persuadé que sa tentative près d’Omar n’amènerait aucun résultat. En effet, le vékil revint peu après avec une figure tout allongée ; on apporta en même temps sur la broche un quartier de mouton préparé par les doigts jaunes du Myrte du désert.

Je m’approchai vaillamment ; Halef accourut, Le vékil me dit qu’Omar mangerait près du prisonnier, ne voulant pas le quitter. Tout à coup un cri perçant nous fit prêter l’oreille.

« Effendina ! balbutiait la voix, au secours ! »

Je me précipitai dehors, Omar renversé se débattait entre les mains des soldats ; l’esclave noir, debout sur le seuil, me dit avec un sourire qui montra ses dents aiguës.

« Il est parti, Sidi ! »

En effet, plus de traces du prisonnier ; je bousculai l’esclave noir et regardai par la porte, Abou el Nasr, monté sur un chameau de course, se sauvait derrière un massif de palmiers. Je compris tout sans peine. Le vékil tenait à ne pas se mettre l’affaire sur les bras, il faisait évader son compère Abou el Nasr. Par son ordre, l’esclave avait amené un chameau frais ; par son ordre aussi les soldats avaient traîtreusement assailli le pauvre Omar. Celui-ci se démenait comme un enragé, frappant à droite et a gauche dans le tas avec son poignard ; le sang ruisselait.

« S’est-il enfui ? me cria le jeune homme lorsque je rentrai dans la cour.

— Oui.

— Où va-t-il ?

— Là-bas, et je lui montrai de la main la direction prise par son ennemi.

— O Effendi, aide-moi, je l’atteindrai !

— Il est monté sur un chameau.

— Qu’importe !

— Tu n’as point de monture !

— Sidi, je trouverai des frères qui me prêteront une noble bête ; ils me donneront des dattes et de l’eau. Avant que la nuit soit tombée je serai sur sa trace, et si tu le veux tu suivras la mienne ; nous nous vengerons ! »

Halef m’aida bientôt à tirer Omar des mains qui le retenaient ; les hommes du vékil, incertains de leur consigne, n’osèrent me résister. Omar s’enfuit comme un éclair.

Au même moment apparaissait le vékil, criant de toutes ses forces :

« Pourquoi laissez-vous aller cet homme, chiens que vous êtes ! fils de rats et de souris ! »

Les injures pleuvaient comme grêle, quand la vékila se présenta, cette fois exactement voilée.

« Qu’y a-t-il ? me demanda la grassouillette petite femme.

— La troupe s’est emparée de mon guide, on a délivré mon prisonnier ! répondis-je.

— scélérats, brigands, hypocrites !…

— Et tout cela, Effendina, sur les ordres du vékil !

— O le ver de terre, l’indocile ! Ma main le punira sur l’heure ! »

Vékil et vékila rentrèrent ensemble dans la maison, nous laissant le champ libre.

Halef me dit tout bas :

« Elle est le vékil, et lui la vékila ! Sidi, nous sommes tout aussi en sûreté sous son ombre que sous l’ombre du sultan !… Allah soit loué, qui ne m’a pas fait l’époux d’une mégère !

« O puissance féminine, ton sceptre s’étend donc au sud comme au nord, au levant comme au couchant ! »

Ainsi se termina notre aventure, ainsi se montra la justice turque. Nous passions du tragique au grotesque ; la vie chemine pareillement d’un extrême à l’autre.



  1. Fils des Saxons.
  2. Région des dunes.
  3. Villages.