Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/7

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 140-145).


VII

AQUARELLE

 
C’était l’hiver suivant. Un soir de carnaval,
Des masques avinés se croisaient dans la rue,
S’accostaient d’un brocard ou d’un propos brutal.
Pour ma part, j’ai toujours haï cette cohue
Où l’être intelligent vers le plaisir se rue
Avec d’immondes soifs d’hyène et de chacal.

Les bals du mardi gras allaient ouvrir leurs salles,
Et des flammes de gaz, des rampes, des festons,
Couronnaient, au-dessus des portes, les frontons
De ces temples voués trois jours aux bacchanales.
Sinistres, impudents, ils arboraient leur nom,
L’étalaient à la foule en lettres colossales.


Ah ! que c’est beau là-bas ! Tu m’y mènes, veux-tu ? »
Disait à son amant, d’un domino vêtu,
La Guigne en lui montrant l’enseigne étincelante.
Et sa voix reprenait, câline, ensorcelante,
Comme le Veloureux hésitait : « Vieux têtu,
Ne trouverais-tu pas mon idée excellente ? »

Elle était adorable en page Chérubin,
Un pourpoint blanc brodé serrant sa taille fine,
Sa gorge colorant sa fine mousseline,
Le léger manteau bleu sur l’épaule, et la main
Torturant un stylet, raclant la mandoline,
D’un geste polisson moins fille que gamin.

« Écoute, disait-il, cette foule m’effraie.
Nous avons tout le jour couru parmi ces fous.
Je me sens triste, et même, en te voyant si gaie…
Pardonne-moi, je crois que je deviens jaloux
De ces jolis messieurs rôdant autour de nous…
— Veux-tu me voir pleurer ? Attends donc que j’essaie !

Répondait en riant la Guigne. Viens, dansons,
Courons à la gaîté, le bruit et les chansons…
Il sera temps demain d’allonger notre mine.

Relève un peu ton masque… afin que j’examine…
Ton visage, méchant ! Ne fais pas de façons… »
Prompte, elle l’effleura de sa bouche câline.

Puis elle l’entraîna. — Dans la salle du bal
L’air était suffocant, et devant la lumière
Des glaces circulait un brouillard de poussière
Que soulevaient les pas d’un galop infernal ;
Et les exhalaisons de cette fourmilière
Attachaient leur moiteur aux lustres de cristal.

Tout prenait l’air grisaille à travers la buée ;
Des rictus grimaçants et des profils camards
Allaient, se tortillaient, effrayaient les regards,
Et des rires, des voix, l’incessante huée
Montait et grossissait, par les archets criards
Et les cuivres fêlés à peine ponctuée.

Des milliers de talons trépignaient les parquets,
Des costumes voyants aux couleurs disparates :
Guignols et leurs bâtons, Arlequins et leurs battes ;
Colombines, Pierrots, Cassandres, Bilboquets,
Bergères, débardeurs, soubrettes, acrobates,
Des nippes sans valeur, des costumes coquets.


Les différents pays, les diverses époques,
L’histoire, le roman, l’idéal, le réel,
Dans ce tohu-bohu mélangeaient leurs défroques ;
Les marquis s’oubliaient dans d’intimes colloques
Avec des paysans badois ; peu solennel,
Un moine lutinait le démon Uriel.

Il planait dans cet air des arômes sauvages.
Les fleurs, en se fanant aux cheveux, aux corsages,
Mettaient dans leurs adieux leur parfum le plus fort,
Comme un dernier soupir arraché par la mort,
Et, rien qu’en les sentant, rougissaient les visages,
Et la chair frissonnait dans un vague transport.
 
Longtemps le Veloureux contempla cette scène,
Étourdi par le bruit, ébloui par le gaz,
Muet comme ahuri, retenant son haleine,
Gagnant peur, ce plaisir lui causant de la peine.
« Dis donc, beau masque, es-tu venu de Carpentras ? »
Il se retourne, il cherche… Il était seul… Hélas !

La Guigne disparue !… et cela sans rien dire.
Quand à l’instant encore il lui tenait la main !
Mais pourquoi s’alarmer ? Il se prend à sourire…

Elle va revenir près de lui, c’est certain.
Il se calme, il attend, il la dépiste en vain
Dans la foule… Il ne voit pas celle qu’il désire.

La débandade suit son train vertigineux ;
La polka débonnaire en galop fou s’achève ;
La chaîne du quadrille ouvre et ferme ses nœuds ;
Les couples emportés se succèdent sans trêve,
Passent pour repasser après comme en un rêve,
Et lui les suit toujours d’un regard soupçonneux.

Il restait adossé, songeur, les pensers mornes.
La voix de tout à l’heure, écho de Gavarni,
L’accosta : « Cocardeau, mon cher, as-tu fini
De t’amuser ainsi ? Tu dépasses les bornes,
Beau volatile. As-tu ramassé dans ton nid,
Horresco, referens ! une paire de cornes ? »

Ôtant son masque alors, soufflant comme un taureau
Piqué par l’aiguillon du banderillero,
Il courut, dans les rangs opérant sa trouée.
Tout à coup il la vit, dans un coin engouée,
S’éventant aux côtés d’un blond godelureau.
Celle qu’il adorait n’était qu’une rouée.


Il s’élança, marcha sur elle. Par malheur
Un danseur bousculé l’interpella maussade.
La colère le prit ; il changea de couleur,
Empoigna d’une main le quidam querelleur,
Et, comme un bateleur fait voler la muscade,
Il envoya rouler l’homme à la cantonade.

Puis il reprit sa course… Il avait fait trois bonds…
On criait : « À la porte ! Arrivez, la police ! »
Et, comme il soulevait ses deux poings furibonds,
Prêt à frapper la Guigne et son faible complice,
Il se sentit saisi ; cinq agents de service
Lui disaient : « Camarade, ailleurs les lits sont bons. »

L’églogue avait failli devenir épopée.
Il se laissa conduire à travers le remous.
Son cœur se détendait comme sa main crispée…
Des larmes l’oppressaient ; il redevint très doux ;
Il tremblait comme un fût de colonne sapée,
Car dans son désespoir se noyait son courroux.