Les Poètes du terroir T I/Jacques Delille

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 94-97).

JACQUES DELILLE

(1738-1813)


Né à Aigueperse, dans la Limagne, le 22 juin 1738, Jacques Delille était fils naturel d’Antoine Montanier, avocat au parlement de Clermont-Ferrand, lequel ne lui laissa en mourant qu’une pension viagère de cent écus. Elève du collège de Lisieux, il obtint, au concours général de l’Université, des succès qui, selon un de ses biographes, firent présager ceux qui l’attendaient dans une plus vaste carrière. Successivement professeur aux collèges de Beauvais et d’Amiens, il fut appelé à professer les humanités à celui de la Marche, à Paris. C’est là qu’après avoir préludé par quelques pièces fugitives, insérées dans l’Almanach des Muses et autres publications, il donna en 1769 sa traduction des Géorgiques de "Virgile, qui lui ouvrit les portes de l’Académie française (1774). Le poème des Jardins parut en 1782, avec un égal succès. Deux ans après, Delille accompagna le comte de Choiseul-Gouffier dans son ambassade à Constantinople. À son retour, il obtint la chaire de poésie latine au Collège de France. Ruiné par la Révolution, il s’en consola en faisant des vers sur la pauvreté. Suspect aux partis extrêmes et contraint de s’expatrier, il revint en France en 1801, rapportant d’exil la traduction de l’Enéide, les poèmes de L’Imagination, Les Trois Règnes, La Pitié et Le Paradis perdu, d’après Miltou. Admiré du public, chéri de ses intimes, il eut une vieillesse très entourée, ce qui lui permit de supporter diverses infirmités, entre autres la privation de la vue. Delille était lui-même aveugle lorsqu’il traduisait Milton. Il mourut à Paris le 1er  mai 1813. On lui fit de mémorables funérailles. Longtemps le poète des Géorgiques passa pour le premier de nos versificateurs. Délaissé depuis la vogue romantique, il mérite une place dans l’histoire de notre poésie. Ecrivain du xviii{{e} siècle, ou a trop oublié qu’il fut en son temps une manière de précurseur. On affecte de l’ignorer, mais nous savons de jeunes poètes qui le lisent encore en cachette et qui lui doivent quelques-unes de leurs innovations. Beaucoup de nos auteurs ne sauraient, sans excès, se flatter de fournir une telle carrière ! Les œuvres de Jacques Delille ont été maintes fois imprimées. La meilleure édition est celle qui fut publiée sous la direction de feu M. Amar, par Michaud, en 1824 (16 vol. gr. in-8o). Il existe en outre un recueil de ses poèmes les plus connus, avec des notes de l’auteur, du Choiseul-Gouffier, Féletz, Aimé Martin, etc., Paris, Lefùvro, 1844, 2 vol. in-12.

Bibliographie.Biographie Didot. — L. Audiat, J. Delille : Paris, Savaéte, 1903, in-12. — Sainte-Beuve, Portr. Littér. — Cousin, Delilliana, etc., Paris, Davy, 1813, in-12. — P. Bonnefon, Souvenirs inéd. sur J. Delille par sa veuve : L’Amateur d’autogr., 15 mars-15 nov. 1904.



À LA LIMAGNE


Ô champs de la Limagne ! ò fortuné séjour !
Hélas ! j’y revolais après vingt ans d’absence :
À peine le mont d’Or, levant son front immense,
Dans un lointain obscur apparut à mes yeux,
Tout mon cœur tressaillit ; et la beauté des lieux,
Et les riches coteaux, et la plaine riante,
Mes yeux ne voyaient rien ; mon âme impatiente,
De rapides coursiers accusant la lenteur,
Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur :
Je le vis ; je sentis une joie inconnue :
J’allais, j’errais : partout où je portais la vue,
En foule s’élevaient des souvenirs charmants :
Voici l’arbre témoin de mes amusements ;
C’est ici que Zéphyr, de sa jalouse haleine,
Effaçait mes palais dessinés sur l’arène ;
C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau,
Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau ;
Un rien m’intéressait. Mais avec quelle ivresse
J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse
Le vieillard qui jadis guida mes pas tremblants,
La femme dont le lait nourrit mes premiers ans,
Et le sage pasteur qui forma mon enfance !
Souvent je m’écriais : « Témoins de ma naissance
Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs,
Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs ? »

(L’Homme des champs, IV.)
LE VILLAGE NATAL


Après vingt ans d’absence,
De retour au hameau qu’habita mon enfance,
Dieux ! avec quel transpopt je reconnus sa tour,
Son moulin, sa cascade, et les prés d’alentour !
Ce ruisseau dont mes jeux tyrannisaient les ondes,
Rebelles comme moi, comme moi vagabondes ;
Ce jardin, ce verger, dont ma furtive main
Cueillait les fruits amers, plus doux par le larcin ;
Et l’humble presbytère, et l’église sans faste ;
Et cet étroit réduit que j’avais cru si vaste,
Où, fuyant le bâton de l’aveugle au long bras,
Je me glissais sans bruit, et ne respirais pas ;
Et jusqu’à cette niche, où ma frayeur secrète
À l’œil de l’ennemi dérobait ma retraite,
Où sur le sein d’Eglé, qui partageait ma peur,
Un précoce plaisir faisait battre mon cœur !

Ô village charmant ! ô riantes demeures,
Où, comme ton ruisseau, coulaient mes douces heures !
Dont les bois et les prés, et les aspects touchants,
Peut-être ont fait de moi le poète des champs !
Adieu, doux Chanonat, adieu, frais paysages !
Jl semble qu’un autre air parfume vos rivages ;
Il semble que leur vue ait ranimé mes sens.
M’ait redonné la joie, et rendu mon printemps.

Cette clôture même où l’enfance captive
Prête aux tristes leçons une oreille craintive,
Qui de nous peut la voir sans quelque émotion ?
Ah ! c’est là que l’étude ébaucha ma raison ;
Là, je goûtai des arts les premières délices ;
Là, mon corps se formait par de doux exercices.
Ne vois-je point l’espace où, dans l’air s’élancant,
S’élevait, retombait le ballon bondissant ?
Jci, sans cesse allant, revenant sur ma trace.
Je murmurais les vers de Virgile et d’Horace.
Là, nos voix pour prier venaient se réunir ;
Plus loin… Ah ! mon cœur bat à ce seul souvenir !

Je remportai la palme, et la douce victoire
Pour la première fois me fit goûter la gloire ;
Beaux jours qu’une autre gloire et de plus grands combats
Rappelaient à Villars, mais qu’ils n’effaraient pas.
Enfin quel lieu ne cède au lieu de la naissance ?
Ah ! c’est là que l’amour et la reconnaissance,
Que d’un instinct puissant les secrètes douceurs
Rappellent la pensée et ramènent les cœurs.

(L’Imagination, chant IV.)