Les Possédés/Première Partie/3

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Traduction par Victor Derély.
E. Plon (1p. 68-122).

CHAPITRE III

les péchés d’autrui.

I

Huit jours s’écoulèrent, et la situation commença à s’éclaircir un peu.

Je noterai en passant que, durant cette malheureuse semaine, j’eus beaucoup d’ennui, car ma qualité de confident m’obligea à rester, pour ainsi dire, en permanence auprès de mon pauvre ami. Ce qui le faisait le plus souffrir, c’était la honte, et pourtant il n’avait à rougir devant personne, attendu que, pendant ces huit jours, notre tête-à-tête ne fut troublé par aucune visite. Mais en ma présence même il se sentait honteux, et cela à tel point que plus il s’ouvrait à moi, plus ensuite il m’en voulait d’avoir reçu ses aveux. Par suite de son humeur soupçonneuse, il se figurait que la ville entière savait déjà tout ; aussi n’osait-il plus se montrer ni au club, ni même dans son petit cercle. Bien plus, il attendait la tombée de la nuit pour faire la promenade nécessaire à sa santé.

Au bout de huit jours, il ignorait encore s’il était ou non fiancé, et toutes ses démarches pour être fixé à ce sujet étaient restées infructueuses. Il n’avait pas encore vu sa future, et il ne savait même pas s’il était autorisé à lui donner ce nom ; bref, il en était à se demander s’il y avait quelque chose de sérieux dans tout cela ! Barbara Pétrovna refusait absolument de le recevoir. À une de ses premières lettres (il lui en écrivit une foule) elle répondit net en le priant de la dispenser momentanément de tous rapports avec lui, parce qu’elle était occupée. « J’ai moi-même », ajoutait-elle, « plusieurs choses fort importantes à vous communiquer, j’attends pour cela un moment où je sois plus libre qu’à présent : je vous ferai savoir moi-même, en temps utile, quand vous pourrez venir chez moi. » Elle promettait de renvoyer à l’avenir, non décachetées, les lettres de Stépan Trophimovitch, attendu que ce n’était que de la « polissonnerie ». Je lus moi-même ce billet, il me le montra.

Et pourtant toutes ces grossièretés, toutes ces incertitudes n’étaient rien en comparaison du principal souci qui le tourmentait. Cette inquiétude le harcelait sans relâche, le démoralisait, le faisait dépérir, c’était quelque chose dont il se sentait plus honteux que de tout le reste, et dont il ne pouvait se résoudre à me parler ; loin de là, à l’occasion, il mentait et cherchait à m’abuser par des faux-fuyants dignes d’un petit écolier ; cependant lui-même me faisait appeler tous les jours, il ne pouvait rester deux heures sans me voir, je lui étais devenu aussi nécessaire que l’air ou l’eau.

Une telle conduite blessait un peu mon amour-propre. Il va sans dire que depuis longtemps j’avais deviné ce grand secret. Dans la profonde conviction où j’étais alors, la révélation du souci qui tourmentait tant Stépan Trophimovitch ne lui aurait pas fait honneur ; c’est pourquoi, jeune comme je l’étais, j’éprouvais quelque indignation devant la grossièreté de ses sentiments et la vilenie de certains de ses soupçons. Peut-être le condamnais-je trop sévèrement, sous l’influence de l’ennui que me causait mon rôle de confident forcé. J’avais la cruauté de vouloir lui arracher des aveux complets, tout en admettant, du reste, qu’il était difficile d’avouer certaines choses. Lui aussi m’avait compris : il voyait clairement que j’avais deviné son secret, et même que j’étais fâché contre lui ; à son tour, il ne pouvait me pardonner ni ma perspicacité, ni mon mécontentement. Certes, dans le cas présent, mon irritation était fort bête mais l’amitié la plus vive ne résiste guère à un tête-à-tête indéfiniment prolongé. Sous plusieurs rapports, Stépan Trophimovitch se rendait un compte exact de sa situation, et même il en précisait très finement les côtés sur lesquels il ne croyait pas nécessaire de garder le silence.

— Oh ! est-ce qu’elle était ainsi dans le temps ? me disait-il quelquefois en parlant de Barbara Pétrovna. — Est-ce qu’elle était ainsi, jadis, quand nous causions ensemble… Savez-vous qu’alors elle savait encore causer ? Pourrez-vous le croire ? elle avait alors des idées, des idées à elle. Maintenant elle n’est plus à reconnaître ! Elle dit que tout cela n’était que du bavardage ! Elle méprise le passé… À présent, elle est devenue une sorte de commis, d’économe, une créature endurcie, et elle se fâche toujours…

— Pourquoi donc se fâcherait-elle maintenant que vous avez déféré à son désir ? répliquai-je.

Il me regarda d’un air fin.

— Cher ami, si j’avais refusé, elle aurait été furieuse, fu-ri- euse ! Moins toutefois qu’elle ne l’est maintenant que j’ai consenti.

Sa phrase lui parut joliment tournée, et nous bûmes ce soir-là une petite bouteille. Mais cette accalmie ne dura guère ; le lendemain, il fut plus maussade et plus insupportable que jamais.

Je lui reprochais surtout de ne pouvoir se résoudre à aller faire visite aux dames Drozdoff ; elles-mêmes, nous le savions, désiraient renouer connaissance avec lui, car, depuis leur arrivée, elles avaient plus d’une fois demandé de ses nouvelles, et, et, de son côté, il mourait d’envie de les voir. Il parlait d’Élisabeth Nikolaïevna avec un enthousiasme incompréhensible pour moi. Sans doute il se rappelait en elle l’enfant qu’il avait tant aimée jadis ; mais, en dehors de cela, il s’imaginait, je ne sais pourquoi, qu’auprès d’elle il trouverait tout de suite un soulagement à ses peines présente s, et même une réponse aux graves points d’interrogation posés devant lui. Élisabeth Nikolaïevna lui faisait, par avance, l’effet d’une créature extraordinaire. Et pourtant il n’allait pas chez elle, quoique chaque jour il en formât le projet. Pour dire toute la vérité, j’étais moi-même très désireux alors d’être présenté à cette jeune fille, et je ne voyais que Stépan Trophimovitch qui pût me servir d’introducteur auprès d’elle. Je l’avais plus d’une fois aperçue se promenant à cheval en compagnie du bel officier, qui passait pour son cousin (le neveu du feu général Drozdoff), et elle avait produit sur moi une impression extraordinaire. Mon aveuglement fut de fort courte durée ; je reconnus vite combien ce rêve était irréalisable, mais avant qu’il se dissipât, on comprend la colère que je dus souvent éprouver en voyant mon pauvre ami s’obstiner dans son existence d’ermite.

Dès le début, tous les nôtres avaient été officiellement informés que les réceptions de Stépan Trophimovitch étaient momentanément suspendues. Quoi que je fisse pour l’en dissuader, il tint à leur notifier la chose. Sur sa demande, je passai donc chez toutes nos connaissances, je leur dis que Barbara Pétrovna avait confié un travail extraordinaire à notre « vieux » (c’était ainsi que nous appelions entre nous Stépan Trophimovitch), qu’il avait à mettre en ordre une correspondance embrassant plusieurs années, qu’il s’était enfermé, que je l’aidais dans sa besogne, etc., etc. Lipoutine était le seul chez qui je ne fusse pas encore allé, je remettais toujours cette visite, et, à dire vrai, je n’osais pas la faire. « Il ne croira pas un mot de ce que je lui raconterai », me disais-je, « il ne manquera pas de s’imaginer qu’il y a là un secret qu’on veut lui cacher, à lui surtout, et, dès que je l’aurai quitté, il courra toute la ville pour recueillir des informations et répandre des cancans. » Tandis que je me faisais ces réflexions, je le rencontrai par hasard dans la rue. Les nôtres, que je venais de prévenir, l’avaient déjà mis au courant. Mais, chose étrange, loin de me questionner et de témoigner aucune curiosité à l’endroit de Stépan Trophimovitch, il m’interrompit dès que je voulus m’excuser de n’être pas encore allé chez lui, et aborda aussitôt un autre sujet de conversation. À la vérité, ce n’était pas la matière qui lui manquait, il avait une grande envie de causer et était enchanté d’avoir trouvé en moi un auditeur. Il commença à parler des nouvelles de la ville, de l’arrivée de la gouvernante, de l’opposition qui se formait déjà au club, etc., etc. Bref, il bavarda pendant un quart d’heure et d’une façon si amusante que je ne me lassais pas de l’entendre. Quoique je ne pusse le souffrir, j’avoue qu’il avait le talent de se faire écouter, surtout quand il pestait contre quelque chose. Cet homme, à mon avis, était né espion. Il savait toujours les dernières nouvelles et connaissait toute la chronique secrète de la ville, particulièrement les vilenies ; on ne pouvait que s’étonner en voyant combien il prenait à cœur des choses qui, parfois, ne le concernaient pas du tout. Il m’a toujours semblé que le trait dominant de son caractère était l’envie. Le même soir, je fis part à Stépan Trophimovitch de ma rencontre avec Lipoutine et de l’entretien que nous avions eu ensemble. À ma grande surprise, il parut extrêmement agité et me posa cette étrange question : « Lipoutine sait-il ou non ? » J’essayai de lui démontrer que, dans un temps si court, Lipoutine n’avait rien pu apprendre ; d’ailleurs, par qui aurait-il été mis au fait ? mais Stépan Trophimovitch ne se rendit point à mes raisonnements.

— Croyez-le ou non, finit-il par me dire, — moi, je suis persuadé que non seulement il connaît _notre_ situation dans tous ses détails, mais que, de plus, il sait encore quelque chose que ni vous ni moi ne savons, quelque chose que nous ne saurons peut- être jamais, ou que nous apprendrons quand il sera trop tard, quand il n’y aura plus moyen de revenir en arrière !…

Je ne répondis rien, mais ces paroles donnaient fort à penser. Durant les cinq jours qui suivirent, il ne fut plus du tout question de Lipoutine entre nous. Je voyais très bien que Stépan Trophimovitch regrettait vivement de n’avoir pas su retenir sa langue et d’avoir manifesté de tels soupçons devant moi.

II

Sept ou huit jours après le consentement donné par Stépan Trophimovitch à son mariage, tandis que je me rendais, selon mon habitude, vers onze heures du matin chez le pauvre fiancé, il m’arriva une aventure en chemin.

Je rencontrai Karmazinoff [1], « le grand écrivain », comme l’appelait Lipoutine. Ses romans sont connus de toute la dernière génération et même de la nôtre ; dès l’enfance, je les avais lus et j’en avais été enthousiasmé ; ils avaient fait la joie de mes jeunes années. Plus tard, je me refroidis un peu pour les productions de sa plume. Les ouvrages à tendance de sa seconde manière me plurent moins que les premiers où il y avait tant de poésie spontanée ; les derniers me déplurent tout à fait.

À en croire la renommée, il n’était rien que Karmazinoff mît au-dessus de ses relations avec les hommes puissants et avec la haute société. On racontait qu’il vous faisait l’accueil le plus charmant, vous comblait d’amabilités, vous séduisait par sa bonhomie, surtout s’il avait besoin de vous, et si, bien entendu, vous lui aviez été présenté au préalable. Mais, à l’arrivée du premier prince, de la première comtesse, du premier personnage dont il avait peur, il s’empressait de vous oublier avec le dédain le plus insultant, comme un copeau, comme une mouche, et cela avant même que vous fussiez sorti de chez lui ; cette manière d’agir lui paraissait le suprême du bon ton. Malgré une connaissance parfaite du savoir-vivre, il était, disait-on, si follement vaniteux qu’il ne pouvait cacher son irascibilité d’écrivain même dans les milieux sociaux où l’on ne s’occupe guère de littérature. Si quelqu’un semblait se soucier peu de ses ouvrages, il en était mortellement blessé et ne respirait que vengeance.

Dès que s’était répandu chez nous le bruit de la prochaine arrivée de Karmazinoff, j’avais conçu un vif désir de le voir, et, si c’était possible, de faire sa connaissance. Je savais que je pourrais y arriver par Stépan Trophimovitch qui avait été son ami autrefois. Et voilà que, tout à coup, je le rencontre dans un carrefour. Je le reconnus tout de suite. Trois jours auparavant, on me l’avait montré se promenant en calèche avec sa gouvernante.

C’était un petit homme aux airs pincés, qu’on aurait pris pour un vieillard, quoiqu’il n’eût pas plus de cinquante ans ; d’épaisses boucles de cheveux blancs sortaient de dessous son chapeau à haute forme et s’enroulaient autour d’oreilles petites et rosées. Son visage assez vermeil n’était pas fort beau ; il avait un nez un peu gros, de petits yeux vifs et spirituels, des lèvres longues et minces dont le pli dénotait l’astuce. Sur ses épaules était négligemment jeté un manteau comme on en aurait porté à cette saison en Suisse ou dans l’Italie septentrionale. Mais, du moins, tous les menus accessoires de son costume : boutons de manchettes, lorgnon, bague, etc., étaient d’un goût irréprochable. Je suis sûr qu’en été il doit porter des bottines de prunelle à boutons de nacre. Quand nous nous rencontrâmes, il était arrêté au coin d’une rue et cherchait à s’orienter. S’apercevant que je le regardais avec curiosité, il m’adressa la parole d’une petite voix mielleuse, quoiqu’un peu criarde :

— Permettez-moi de vous demander le plus court chemin pour aller rue des Bœufs.

— Rue des Bœufs ? Mais c’est ici tout près, m’écriai-je en proie à une agitation extraordinaire. — Vous n’avez qu’à suivre cette rue et prendre ensuite la deuxième à gauche.

— Je vous suis bien reconnaissant.

Minute maudite ! je crois que j’étais intimidé et que ma physionomie avait une expression servile. Il remarqua tout cela en un clin d’œil, et, à l’instant sans doute, comprit tout, c’est-à-dire, que je savais qui il était, que je l’avais lu, que je l’admirais depuis mon enfance, et qu’en ce moment je me sentais troublé devant lui. Il sourit, inclina encore une fois la tête, et se mit en marche dans la direction que je lui avais indiquée. J’ignore comment il se fit qu’au lieu de continuer ma route, je le suivis à quelques pas de distance. Tout à coup il s’arrêta de nouveau.

— Ne pourriez-vous pas me dire où je trouverais une station de fiacres ? me cria-t-il.

Vilain cri ! vilaine voix !

— Une station de fiacres ? Mais il y en a une à deux pas d’ici… près de la cathédrale ; c’est toujours là que les cochers se tiennent, répondis-je, et peu s’en fallut que je ne courusse chercher une voiture à Karmazinoff. Je présume qu’il attendait justement cela de moi. Bien entendu, je me ravisai à l’instant même et n’en fis rien, mais mon mouvement ne lui échappa point, et l’odieux sourire de tout à l’heure reparut sur ses lèvres. Alors se produisit un incident que je n’oublierai jamais.

Il laissa soudain tomber un sac minuscule qu’il tenait dans sa main gauche. Du reste, ce n’était pas, à proprement parler, un sac, mais une petite boîte, ou plutôt un petit portefeuille, ou, mieux encore, un ridicule dans le genre de ceux que les dames portaient autrefois. Enfin, je ne sais pas ce que c’était ; tout ce que je sais, c’est que je me précipitai pour ramasser cet objet.

Je suis parfaitement convaincu que je ne le ramassai pas, mais le premier mouvement fait par moi était incontestable, il n’y avait plus moyen de le cacher, et je rougis comme un imbécile. Le malin personnage tira aussitôt de la circonstance tout ce qu’il lui était possible d’en tirer.

— Ne vous donnez pas la peine, je le ramasserai moi-même, me dit-il avec une grâce exquise quand il fut bien sûr que je ne lui rendrais pas ce service. Puis il ramassa son ridicule en ayant l’air de prévenir ma politesse, et s’éloigna, après m’avoir une dernière fois salué d’un signe de tête. Je restai tout sot. C’était exactement comme si j’avais moi-même ramassé son sac. Pendant cinq minutes, je me figurais que j’étais un homme déshonoré. Ensuite je partis d’un éclat de rire. Cette rencontre me parut si drôle que je résolus de la raconter à Stépan Trophimovitch pour l’égayer un peu.

III

Cette fois je constatai, non sans surprise, un changement extraordinaire en lui. Dès que je fus entré, il s’avança vers moi avec un empressement particulier et se mit à m’écouter ; seulement il avait l’air si distrait qu’il ne comprit évidemment pas les premiers mots de mon récit. Mais à peine eus-je prononcé le nom de Karmazinoff que je le vis perdre tout sang-froid.

— Ne me parlez plus, taisez-vous ! s’écria-t-il avec une sorte de rage, — voilà, voilà, regardez, lisez ! lisez !

Il prit dans un tiroir et jeta sur la table trois petits morceaux de papier, sur lesquels Barbara Pétrovna avait griffonné à la hâte quelques lignes au crayon. Le premier billet remontait à l’avant-veille, le second avait été écrit la veille, et le dernier était arrivé depuis une heure. Tous trois, fort insignifiants, avaient trait à Karmazinoff, et dénotaient chez Barbara Pétrovna la crainte puérile que le grand écrivain n’oubliât de lui faire visite.

Premier billet :

« S’il daigne enfin vous aller voir aujourd’hui, je vous prie de ne pas lui parler de moi. Pas le moindre mot. Ne me rappelez d’aucune manière à son attention.

« B. S. »

Deuxième billet :

« S’il se décide enfin à vous faire visite ce matin, vous agirez, je crois, plus noblement en refusant de le recevoir. Voilà mon avis, je ne sais comment vous en jugerez.

« B. S. »

Troisième et dernier billet :

« Je suis sûre qu’il y a chez vous une pleine charretée d’ordures, et que la fumée de tabac empoisonne votre logement. Je vous enverrai Marie et Thomas ; dans l’espace d’une demi-heure, ils mettront tout en ordre. Mais ne les gênez pas, et restez dans votre cuisine, pendant qu’ils nettoieront. Je vous envoie un tapis de Boukharie et deux vases chinois ; depuis longtemps je me proposais de vous les offrir ; j’y joins mon Téniers (que je vous prête). On peut placer les vases sur une fenêtre ; quant au Téniers, pendez-le à droite sous le portrait de Goethe, là il sera plus en vue. S’il se montre enfin, recevez-le avec une politesse raffinée, mais tâchez de mettre la conversation sur des riens, sur quelque sujet scientifique, faites comme si vous retrouviez un ami que vous auriez quitté hier. Pas un mot de moi. Peut-être passerai-je chez vous dans la soirée.

« B. S. »

« _P. S._ S’il ne vient pas aujourd’hui, il ne viendra jamais. »

Après avoir pris connaissance de ces billets, je m’étonnai de l’agitation que de pareilles niaiseries causaient à Stépan Trophimovitch. En l’observant d’un œil anxieux, je remarquai tout à coup que, pendant ma lecture, il avait remplacé sa cravate blanche accoutumée par une cravate rouge. Son chapeau et sa canne se trouvaient sur la table. Il était pâle, et ses mains tremblaient.

— Je ne veux pas connaître ses préoccupations ! cria-t-il avec colère en réponse au regard interrogateur que je fixais sur lui. - — Je m’en fiche ! Elle a le courage de s’inquiéter de Karmazinoff, et elle ne répond pas à mes lettres ! Tenez, voilà la lettre qu’elle m’a renvoyée hier, non décachetée ; elle est là, sur la table, sous le livre, sous l’_Homme qui rit._ Que m’importent ses tracas au sujet de Ni-ko-lenka ! Je m’en fiche, et je proclame ma liberté. Au diable le Karmazinoff ! Au diable la Lembke ! Les vases, je les ai cachés dans l’antichambre ; le Téniers, je l’ai fourré dans une commode, et je l’ai sommée de me recevoir à l’instant même. Vous entendez, je l’ai sommée ! J’ai fait comme elle, j’ai écrit quelques mots au crayon sur un chiffon de papier, je n’ai même pas cacheté ce billet, et je l’ai fait porter par Nastasia, maintenant j’attends. Je veux que Daria Pavlovna elle-même s’explique avec moi à la face du ciel, ou, du moins, devant vous. Vous me seconderez, n’est-ce pas ? comme ami et témoin. Je ne veux pas rougir, je ne veux pas mentir, je ne veux pas de secrets, je n’en admets pas dans cette affaire ! Qu’on m’avoue tout, franchement, ingénument, noblement, et alors… alors peut-être étonnerai-je toute la génération par ma magnanimité !… Suis-je un lâche, oui ou non, monsieur ? acheva-t-il tout à coup en me regardant d’un air de menace comme si je l’avais pris pour un lâche.

Je l’engageai à boire de l’eau ; je ne l’avais pas encore vu dans un pareil état. Tout en parlant, il courait d’un coin de la chambre à l’autre, mais, soudain, il se campa devant moi dans une attitude extraordinaire.

— Pouvez-vous penser, reprit-il en me toisant des pieds à la tête, — pouvez-vous supposer que moi, Stépan Verkhovensky, je ne trouverai pas en moi assez de force morale pour prendre ma besace, — ma besace de mendiant ! — pour en charger mes faibles épaules et pour m’éloigner à jamais d’ici, quand l’exigeront l’honneur et le grand principe de l’indépendance ? Ce ne sera pas la première fois que Stépan Verkhovensky aura opposé la grandeur d’âme au despotisme, fût-ce le despotisme d’une femme insensée, c’est-à- dire le despotisme le plus insolent et le plus cruel qui puisse exister au monde, en dépit du sourire que mes paroles viennent, je crois, d’amener sur vos lèvres, monsieur ! Oh ! vous ne croyez pas que je puisse trouver en moi assez de grandeur d’âme pour savoir finir mes jours en qualité de précepteur chez un marchand, ou mourir de faim au pied d’un mur ! Répondez, répondez sur le champ : le croyez-vous ou ne le croyez-vous pas ?

Je me tus, comme un homme qui craint d’offenser son interlocuteur par une réponse négative, mais qui ne peut en conscience lui répondre affirmativement. Dans toute cette irritation il y avait quelque chose dont j’étais décidément blessé, et pas pour moi, oh ! non ! Mais… je m’expliquerai plus tard.

Il pâlit.

— Peut-être vous vous ennuyez avec moi, G…ff (c’est mon nom), et vous désireriez… mettre fin à vos visites ? dit-il de ce ton glacé qui précède d’ordinaire les grandes explosions. Inquiet, je m’élançai vers lui ; au même instant entra Nastasia. Elle tendit silencieusement un petit papier à Stépan Trophimovitch. Il le regarda, puis me le jeta. C’était la réponse de Barbara Pétrovna, trois mots écrits au crayon : « Restez chez vous ».

Stépan Trophimovitch prit son chapeau et sa canne, sans proférer une parole, et sortit vivement de la chambre ; machinalement, je le suivis. Tout à coup un bruit de voix et de pas pressés se fit entendre dans le corridor. Il s’arrêta comme frappé d’un coup de foudre.

— C’est Lipoutine, je suis perdu ! murmura-t-il en me saisissant la main.

Comme il achevait ces mots, Lipoutine entra dans la chambre.

IV

Pourquoi était-il perdu par le fait de l’arrivée de Lipoutine ? je l’ignorais, et, d’ailleurs, je n’attachais aucune importance à cette parole ; je mettais tout sur le compte des nerfs. Mais sa frayeur ne laissait pas d’être étrange, et je me promis d’observer attentivement ce qui allait suivre.

À première vue, la physionomie de Lipoutine montrait que, cette fois, il avait un droit particulier d’entrer, en dépit de toutes les consignes. Il était accompagné d’un monsieur inconnu de nous, et sans doute étranger à notre ville. En réponse au regard hébété de Stépan Trophimovitch que la stupeur avait cloué sur place, il s’écria aussitôt d’une voix retentissante :

— Je vous amène un visiteur, et pas le premier venu ! Je me permets de troubler votre solitude. M. Kiriloff, ingénieur et architecte très remarquable. Mais le principal, c’est qu’il connaît votre fils, le très estimé Pierre Stépanovitch ; il le connaît tout particulièrement, et il a été chargé par lui d’une commission pour vous. Il vient seulement d’arriver.

— La commission, c’est vous qui l’avez inventée, observa d’un ton roide le visiteur, — je ne suis chargé d’aucune commission, mais je connais en effet Verkhovensky. Je l’ai laissé, il y a dix jours, dans le gouvernement de Kh…

Stépan Trophimovitch lui tendit machinalement la main et l’invita du geste à s’asseoir ; puis il me regarda, regarda Lipoutine, et, comme rappelé soudain au sentiment de la réalité, il se hâta de s’asseoir lui-même ; mais, sans le remarquer, il tenait toujours à la main sa canne et son chapeau.

— Bah ! mais vous vous disposiez à sortir ! On m’avait pourtant dit que vos occupations vous avaient rendu malade.

— Oui, je suis souffrant, c’est pour cela que je voulais maintenant faire une promenade, je…

Stépan Trophimovitch s’interrompit, se débarrassa brusquement de sa canne et de son chapeau, et — rougit.

Pendant ce temps j’examinais le visiteur. C’était un jeune homme brun, de vingt-sept ans environ, convenablement vêtu, svelte et bien fait de sa personne. Son visage pâle avait une nuance un peu terreuse ; ses yeux étaient noirs et sans éclat. Il semblait légèrement distrait et rêveur ; sa parole était saccadée et incorrecte au point de vue grammatical ; s’il avait à construire une phrase de quelque longueur, il avait peine à s’en tirer et transposait singulièrement les mots. Lipoutine remarqua très bien l’extrême frayeur de Stépan Trophimovitch et en éprouva une satisfaction visible. Il s’assit sur une chaise de jonc qu’il plaça presque au milieu de la chambre, de façon à se trouver à égale distance du maître de la maison et de M. Kiriloff, lesquels s’étaient assis en face l’un de l’autre sur deux divans opposés. Ses yeux perçants furetaient dans tous les coins.

— Je… je n’ai pas vu Pétroucha depuis longtemps… C’est à l’étranger que vous vous êtes rencontrés ? balbutia Stépan Trophimovitch en s’adressant au visiteur.

— Et ici et à l’étranger.

— Alexis Nilitch est lui-même tout fraîchement arrivé de l’étranger où il a séjourné quatre ans, intervint Lipoutine ; — il y était allé pour se perfectionner dans sa spécialité, et il est venu chez nous parce qu’il a lieu d’espérer qu’on l’emploiera à la construction du pont de notre chemin de fer : en ce moment il attend une réponse. Il a fait, par l’entremise de Pierre Stépanovitch, la connaissance de la famille Drozdoff et d’Élisabeth Nikolaïevna.

L’ingénieur écoutait avec une impatience mal dissimulée. Il me faisait l’effet d’un homme vexé.

— Il connaît aussi Nicolas Vsévolodovitch.

— Vous connaissez aussi Nicolas Vsévolodovitch ? demanda Stépan Trophimovitch.

— Oui.

— Je… il y a un temps infini que je n’ai vu Pétroucha, et… je me sens si peu en droit de m’appeler son père… c’est le mot ; je… comment donc l’avez-vous laissé ?

— Mais je l’ai laissé comme à l’ordinaire… il viendra lui-même, répondit M. Kiriloff qui semblait pressé de couper court à ces questions. Décidément il était de mauvaise humeur.

— Il viendra ! Enfin je… voyez-vous, il y a trop longtemps que je n’ai vu Pétroucha ! reprit Stépan Trophimovitch empêtré dans cette phrase ; — maintenant j’attends mon pauvre garçon envers qui… oh ! envers qui je suis si coupable ! Je veux dire que, dans le temps, quand je l’ai quitté à Pétersbourg, je le considérais comme un zéro. Vous savez, un garçon nerveux, très sensible et… poltron. Au moment de se coucher, il se prosternait jusqu’à terre devant l’icône, et faisait le signe de la croix sur son oreiller pour ne pas mourir dans la nuit… je m’en souviens. Enfin, aucun sentiment du beau, rien d’élevé, par le moindre germe d’une idée future… c’était comme un petit idiot. Du reste, moi-même je dois avoir l’air d’un ahuri, excusez-moi, je… vous m’avez trouvé…

— Vous parlez sérieusement quand vous dites qu’il faisait le signe de la croix sur son oreiller ? demanda brusquement l’ingénieur que ce détail paraissait intéresser.

— Oui, il faisait le signe de la croix…

— Cela m’étonne de sa part ; continuez.

Stépan Trophimovitch interrogea des yeux Lipoutine.

— Je vous suis bien reconnaissant de votre visite, mais, je l’avoue, maintenant je… je ne suis pas en état… Permettez-moi pourtant de vous demander où vous habitez.

— Rue de l’Épiphanie, maison Philippoff.

— Ah ! c’est là où demeure Chatoff, fis-je involontairement.

— Justement, c’est dans la même maison, s’écria Lipoutine, — seulement Chatoff habite en haut, da ns la mezzanine tandis qu’Alexis Nilitch s’est installé en bas, chez le capitaine Lébiadkine. Il connaît aussi Chatoff et la femme de Chatoff. Il s’est trouvé en rapports très intimes avec elle pendant son séjour à l’étranger.

— Comment ! Se peut-il que vous sachiez quelque chose concernant le malheureux mariage de ce pauvre ami et que vous connaissiez cette femme ? s’écria avec une émotion soudaine Stépan Trophimovitch, — vous êtes le premier que je rencontre l’ayant connue personnellement ; et si toutefois…

— Quelle bêtise ! répliqua l’ingénieur dont le visage s’empourpra, — comme vous brodez, Lipoutine ! Jamais je n’ai été en rapports intimes avec la femme de Chatoff ; une fois, il m’est arrivé de l’apercevoir de loin, voilà tout… Chatoff, je le connais. Pourquoi donc inventez-vous toujours des histoires ?

Il se tourna tout d’une pièce sur le divan et prit son chapeau, puis il s’en débarrassa et se rassit à sa première place. En même temps ses yeux noirs étincelaient, fixés sur Stépan Trophimovitch avec une expression de défi. Je ne pouvais comprendre une irritation si étrange.

— Excusez-moi, reprit d’un ton digne Stépan Trophimovitch, — je comprends que cette affaire est peut-être fort délicate…

— Il n’y a ici aucune affaire délicate, répondit M. Kiriloff, — et quand j’ai crié : « Quelle bêtise ! » ce n’est pas à vous que j’en avais, mais à Lipoutine, parce qu’il invente toujours. Pardonnez- moi, si vous avez pris cela pour vous. Je connais Chatoff, mais je ne connais pas du tout sa femme… pas du tout !

— J’ai compris, j’ai compris ; si j’insistais, c’est seulement parce que j’aime beaucoup notre pauvre ami, notre irascible ami, et parce que je me suis toujours intéressé… Cet homme a eu tort, selon moi, de renoncer si complètement à ses anciennes idées, qui péchaient peut-être par un excès de jeunesse, mais qui ne laissaient pas d’être justes au fond. À présent, il divague à un tel point sur « notre sainte Russie », que j’attribue cette lésion de son organisme, — je ne veux pas appeler la chose autrement, — à quelque forte secousse domestique, et notamment à son malheureux mariage. Moi qui ai étudié à fond notre pauvre Russie, et consacré toute ma vie au peuple russe, je puis vous assurer qu’il ne le connaît pas, et que de plus…

— Moi non plus je ne connais nullement le peuple russe, et… je n’ai pas le temps de l’étudier ! fit brusquement l’ingénieur interrompant Stépan Trophimovitch au beau milieu de sa phrase.

— Il l’étudie, il l’étudie, remarqua Lipoutine, — il a déjà commencé à l’étudier, il est en train d’écrire un article très curieux sur les causes qui multiplient les cas de suicide en Russie, et, d’une façon générale, sur les influences auxquelles est due l’augmentation ou la diminution des suicides dans la société. Il est arrivé à des résultats étonnants.

L’ingénieur se fâcha.

— Vous n’avez aucunement le droit de dire cela, grommela-t-il avec colère, — je ne fais pas du tout d’article. Je ne donne pas dans ces stupidités. Je vous ai demandé quelques renseignements en confidence et tout à fait par hasard. Il n’est pas question d’article ; je ne publie rien, et vous n’avez pas le droit…

Cette irritation semblait faire le bonheur de Lipoutine.

— Pardon, j’ai pu me tromper en donnant le nom d’article à votre travail littéraire. Alexis Nilitch se borne à recueillir des observations et ne touche pas du tout au fond de la question, à ce qu’on pourrait appeler son côté moral ; bien plus, il repousse absolument la morale elle-même et tient pour le principe moderne de la destruction universelle comme préface à la réforme sociale. Il réclame plus de cent millions de têtes pour établir en Europe le règne du bon sens : c’est beaucoup plus qu’on n’en a demandé au dernier congrès de la paix. En ce sens, Alexis Nilitch va plus loin que personne.

L’ingénieur écoutait, un pâle et méprisant sourire sur les lèvres. Pendant une demi-minute, tout le monde se tut.

— Tout cela est bête, Lipoutine, dit enfin avec une certaine dignité M. Kiriloff. — Si je vous avais exposé ma manière de voir, vous seriez libre de la critiquer. Mais vous n’avez pas ce droit-là, parce que je ne parle jamais à personne. Je dédaigne de parler… Si j’ai telle ou telle conviction, c’est que cela est clair pour moi… et le langage que vous venez de tenir est bête. Je ne disserte pas sur les points qui sont tranchés pour moi. Je ne puis souffrir la discussion, je ne veux jamais raisonner…

— Et peut-être vous faites bien, ne put s’empêcher d’observer Stépan Trophimovitch.

— Je vous demande pardon, mais ici je ne suis fâché contre personne, poursuivit avec vivacité le visiteur ; — depuis quatre ans, j’ai vu peu de monde ; pendant ces quatre années j’ai peu causé ; j’évitais les rapports avec les gens parce que cela était sans utilité pour mes buts. Lipoutine a découvert cela, et il en rit. Je le comprends et je n’y fais pas attention, je suis seulement vexé de la liberté qu’il prend. Mais si je ne vous expose pas mes idées, acheva-t-il à l’improviste en nous enveloppant tous d’un regard assuré, ce n’est pas du tout que je craigne d’être dénoncé par vous au gouvernement ; non ; je vous en prie, n’allez pas vous figurer des bêtises pareilles…

Personne ne répondit à ces mots ; nous nous contentâmes de nous regarder les uns les autres. Lipoutine lui-même cessa de rire.

— Messieurs, je suis désolé, dit Stépan Trophimovitch se levant avec résolution, — mais je ne me sens pas bien. Excusez-moi.

— Ah ! il faut s’en aller, remarqua M. Kiriloff en prenant son chapeau, — vous avez bien fait de le dire, sans cela je n’y aurai pas pensé.

Il se leva et avec beaucoup de bonhomie s’avança, la main tendue, vers le maître de la maison.

— Je regrette d’être venu vous déranger alors que vous êtes souffrant.

— Je vous souhaite chez vous tout le succè s possible, répondit Stépan Trophimovitch en lui serrant cordialement la main, — Si, comme vous le dites, vous avez vécu si longtemps à l’étranger, si vous avez, dans l’intérêt de vos buts, évité le commerce des gens et oublié la Russie, je comprends que vous vous trouviez un peu dépaysé au milieu de nous autres, Russes primitifs. Mais cela se passera. Il y a seulement une chose qui me chiffonne : vous voulez construire notre pont et en même temps vous vous déclarez partisan de la destruction universelle. On ne vous confiera pas la construction de notre pont !

— Comment ! que dites-vous ?… Ah diable ! s’écria Kiriloff frappé de cette observation, et il se mit à rire avec la plus franche gaieté. Durant un instant son visage prit une expression tout à fait enfantine qui, me sembla-t-il, lui allait très bien. Lipoutine se frottait les mains, enchanté du mot spirituel de Stépan Trophimovitch. Et moi je ne cessais de me demander pourquoi ce dernier avait eu si peur de Lipoutine, pourquoi, en entendant sa voix, il s’était écrié : « Je suis perdu ! »

V

Nous nous arrêtâmes tous sur le seuil de la porte. C’était le moment où maîtres de maison et visiteurs échangent les dernières civilités avant de se séparer.

— S’il est de mauvaise humeur aujourd’hui, dit brusquement Lipoutine, — c’est parce qu’il a eu tantôt une prise de bec avec le capitaine Lébiadkine à propos de la sœur de celui-ci. Elle est folle, et chaque jour le capitaine Lébiadkine lui donne le fouet. Il la fustige matin et soir avec une vraie nagaïka de Cosaque. Alexis Nilitch s’est même transféré dans un pavillon attenant à la maison pour ne plus être témoin de ces scènes. Allons, au revoir.

— Une sœur ? Malade ? Avec une nagaïka ? s’écria Stépan Trophimovitch, comme si on l’avait lui-même cinglé d’un coup de fouet. — Quelle sœur ? Quel Lébiadkine ?

Sa frayeur de tantôt l’avait ressaisi instantanément.

— Lébiadkine ! Mais c’est un capitaine en retraite ; auparavant il s’intitulait seulement capitaine d’état-major…

— Eh ! que m’importe son grade ? Quelle sœur ? Mon Dieu… Lébiadkine, dites-vous ? Mais nous avons eu ici un Lébiadkine…

— C’est celui-là même, c’est _notre_ Lébiadkine, celui de Virguinsky, vous vous rappelez ?

— Mais celui-là a été pris faisant circuler de faux assignats ?

— Eh bien, il est revenu, il y a à peu près trois semaines, et dans des circonstances très particulières.

— Mais c’est un vaurien ?

— Comme s’il ne pouvait pas y avoir de vauriens chez nous ! fit brusquement Lipoutine ; il souriait, et ses petits yeux malins semblaient vouloir fouiller dans l’âme de Stépan Trophimovitch.

— Ah ! mon Dieu, ce n’est pas du tout de cela que je… quoique, du reste, je sois parfaitement d’accord avec vous sur ce point. Mais la suite, la suite ! Que vouliez-vous dire par là ? Voyons, vous vouliez certainement dire quelque chose !

— Tout cela n’a aucune importance… D’après toutes les apparences, ce n’est pas une affaire de faux billets qui a motivé, dans le temps, le départ de ce capitaine ; il a quitté notre ville simplement pour se mettre en quête de sa sœur ; celle-ci, paraît- il, s’était réfugiée dans un endroit inconnu, espérant se dérober à ses recherches ; eh bien, il vient de la ramener ici, voilà toute l’histoire ! on dirait que vous avez peur, Stépan Trophimovitch ; pourquoi cela ? Du reste, je ne fais que répéter ici les propos qu’il tient sous l’influence de la boisson ; quand il n’est pas ivre, il se tait là-dessus. C’est un homme irascible, et, pour ainsi dire, un militaire frotté d’esthétique, mais de mauvais goût. Quant à sa sœur, elle est non seulement folle, mais encore boiteuse. Il paraît qu’elle a été séduite par quelqu’un, et que, depuis plusieurs années déjà, M. Lébiadkine reçoit du séducteur un tribut annuel en réparation du préjudice causé à l’honneur de sa famille ; du moins, voilà ce qui ressort de ses bavardages ; mais, à mon avis, ce ne sont que des paroles d’ivrogne et pures hâbleries. Les lovelaces s’en tirent à bien meilleur marché. Quoi qu’il en soit, une chose certaine, c’est qu’il a de l’argent. Il y a une douzaine de jours, il allait pieds nus, et, maintenant, je l’ai vu moi-même, il a des centaines de roubles à sa disposition. Sa soeur a tous les jours des accès durant lesquels elle pousse des cris, et il la morigène à coups de nagaïka. « C’est ainsi, dit-il, qu’il faut inculquer le respect à la femme. » Je ne comprends pas comment Chatoff qui demeure au-dessus d’eux n’a pas encore déménagé. Alexis Nilitch n’a pas pu y tenir ; il avait fait leur connaissance à Pétersbourg, mais il n’est resté que trois jours chez eux ; à présent, pour être tranquille, il s’est installé dans le pavillon.

— Tout cela est vrai ? demanda Stépan Trophimovitch à l’ingénieur.

— Vous êtes fort bavard, Lipoutine, murmura d’un ton fâché M. Kiriloff.

— Des mystères, des secrets ! Comment se fait-il qu’il y ait tout à coup chez nous tant de secrets et de mystères ! s’écria Stépan Trophimovitch incapable de se contenir.

L’ingénieur fronça le sourcil, rougit, et, avec un haussement d’épaules, sortit de la chambre.

— Alexis Nilitch lui a même arraché son fouet qu’il a brisé et jeté par la fenêtre ; ils ont eu une vive altercation ensemble, ajouta Lipoutine.

— À quoi bon ces bavardages, Lipoutine ? C’est bête, à quoi bon ? dit Alexis Nilitch en faisant un pas en arrière.

— Pourquoi donc cacher, par modestie, les nobles mouvements de son âme, c’est-à-dire de votre âme ? je ne parle pas de la mienne.

— Comme c’est bête… et cela ne sert à rien… Lébiadkine est bête et absolument futile… inutile pour l’action et… tout à fait nuisible. Pourquoi racontez-vous toutes ces choses-là ? Je m’en vais.

— Ah ! quel dommage ! s’écria en souriant Lipoutine, — sans cela, Stépan Trophimovitch, je vous aurais encore amusé avec une petite anecdote. J’étais même venu dans l’intention de vous la raconter, quoique, du reste, vous la connaissiez déjà, j’en suis sûr. Allons, ce sera pour une autre fois, Alexis Nilitch est si pressé… Au revoir. Il s’agit, dans cette anecdote, de Barbara Pétrovna, elle m’a fait rire avant-hier ! elle m’a envoyé chercher exprès, c’est à se tordre, positivement. Au revoir.

Mais Stépan Trophimovitch le saisit violemment par l’épaule, le ramena de force dans la chambre et le fit asseoir sur une chaise. Lipoutine eut même peur.

— Mais comment donc ? commença-t-il de lui-même, tandis qu’il observait avec une attention inquiète le visage de Stépan Trophimovitch, — elle me fait venir tout à coup chez elle et me demande « confidentiellement » mon opinion personnelle sur l’état mental de Nicolas Vsévolodovitch. N’est-ce pas renversant ?

— Vous avez perdu l’esprit, grommela Stépan Trophimovitch, et, soudain, comme hors de lui, il ajouta :

— Lipoutine, vous le savez trop bien, vous n’êtes venu que pour me communiquer quelque vilenie de ce genre et… pire encore !

Je me rappelai immédiatement ce qu’il m’avait dit peu de jours auparavant : « Non seulement Lipoutine connaît notre position mieux que nous, mais il sait encore quelque chose que nous-mêmes ne saurons jamais. »

— Allons donc, Stépan Trophimovitch ! balbutia Lipoutine qui paraissait fort effrayé, — allons donc !…

— Trêve de dénégations ! Commencez ! Je vous prie instamment, monsieur Kiriloff, de rentrer aussi dans la chambre, je désire que vous soyez présent ! Asseyez-vous. Et vous, Lipoutine, commencez votre récit franchement, simplement… n’essayez pas de recourir à des échappatoires !

— Si j’avais su que cela vous ferait tant d’effet, je n’aurais rien dit… Mais je pensais que Barbara Pétrovna elle-même vous avait déjà mis au courant.

— Vous ne pensiez pas cela du tout ! Commencez, commencez donc, vous dit-on !

— Mais, vous aussi, asseyez-vous, je vous prie. Je ne pourrai pas parler si vous continuez à vous agiter ainsi devant moi.

Dominant son émotion, Stépan Trophimovitch s’assit avec dignité sur un fauteuil. L’ingénieur regardait le plancher d’un air sombre. Lipoutine le considéra avec une joie maligne.

— Mais je ne sais comment entrer en matière… vous m’avez tellement troublé…

VI

— Tout à coup, avant-hier, elle m’envoie un de ses domestiques avec prière de l’aller voir le lendemain à midi. Pouvez-vous vous imaginer cela ? Toute affaire cessante, hier, à midi précis, je me rends chez elle. On m’introduit immédiatement au salon, où je n’ai à attendre qu’une minute : elle entre, m’offre un siège, et s’assied en face de moi. J’osais à peine y croire ; vous savez vous-même quelle a toujours été sa manière d’être à mon égard ! Elle aborde la question sans préambule, selon sa coutume. « Vous vous rappelez », me dit-elle, « qu’il y a quatre ans, Nicolas Vsévolodovitch, étant malade, a commis quelques actes étranges, dont personne en ville ne savait que penser, jusqu’au moment où tout s’est éclairci. Vous avez vous-même été atteint par un de ses actes. Nicolas Vsévolodovitch, après son retour à la santé, est allé chez vous, sur le désir que je lui en ai témoigné. Je sais aussi qu’auparavant il avait déjà causé plusieurs fois avec vous. Dites-moi franchement et sans détours comment vous… (à cet endroit de son discours sa parole devint hésitante) — comment vous avez trouvé alors Nicolas Vsévolodovitch… Quel effet a-t-il produit sur vous… quelle opinion avez-vous pu vous faire de lui, et… avez-vous maintenant ?… » Ici, son embarras fut tel qu’elle dut s’interrompre pendant une minute, et qu’elle rougit tout à coup. J’étais inquiet. Elle reprit d’un ton non pas ému — l’émotion ne lui va pas — mais fort imposant : « Je désire que vous me compreniez bien. Je vous ai envoyé chercher parce que je vous considère comme un homme plein de pénétration et de finesse, capable, par conséquent, de faire des observations exactes. (Comment trouvez-vous ces compliments ?) Vous comprendrez aussi sans doute que c’est une mère qui vous parle… Nicolas Vsévolodovitch a éprouvé dans la vie certains malheurs, et traversé plusieurs vicissitudes. Tout cela a pu influer sur l’état de son esprit. Bien entendu, il n’est pas question ici, il ne saurait être question d’aliénation mentale ! (Ces mots furent prononcés d’un ton ferme et hautain) Mais il a pu résulter de là quelque chose d’étrange, de particulier, un certain tour d’idées, une disposition à voir les choses sous un jour spécial. » Ce sont ses expressions textuelles, et j’admirais, Stépan Trophimovitch, avec quelle précision Barbara Pétrovna savait s’expliquer. C’est une dame d’une haute intelligence ! « Du moins », continua-t-elle, « j’ai moi-même remarqué chez lui une sorte d’inquiétude constante et une tendance à des inclinations particulières. Mais je suis mère, et vous, vous êtes un étranger ; par suite, vous êtes en mesure, avec votre intelligence, de vous former une opinion plus indépendante. Je vous supplie enfin (c’est ainsi qu’elle s’est exprimée : je vous supplie) de me dire toute la vérité, sans aucune réticence, et si, en outre, vous me promettez de ne jamais oublier le caractère confidentiel de cet entretien, vous pouvez compter qu’à l’avenir je ne négligerai aucune occasion de vous témoigner ma reconnaissance ». Eh bien, qu’est-ce que vous en dites ?

— Vous… vous m’avez tellement stupéfié… bégaya Stépan Trophimovitch, — que je ne vous crois pas…

Lipoutine n’eut pas l’air de l’avoir entendu.

— Non, notez encore ceci, poursuivit-il, il fallait qu’elle fût joliment inquiète et agitée pour avoir adressé, elle si grande dame, une pareille question à un homme comme moi, et pour s’être abaissée même jusqu’à me demander le secret. Qu’est-ce qu’il y a donc ? Aurait-on appris quelque nouvelle inattendue concernant Nicolas Vsévolodovitch ?

— Je ne sais… aucune nouvelle… je n’ai pas vu Barbara Pétrovna depuis plusieurs jours… balbutia Stépan Trophimovitch, qui évidemment avait peine à renouer le fil des ses idées, — mais je vous ferai observer, Lipoutine… je vous ferai observer que, si l’on vous a parlé en confidence, et qu’à présent devant tout le monde vous…

— Tout à fait en confidence ! Que la foudre me frappe si je mens ! Voilà si je… Mais puisque c’est ici… eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Voyons, nous tous, ici présents, y compris même Alexis Nilitch, est-ce que nous sommes des étrangers ?

— Je ne partage pas cette manière de voir ; sans doute, nous sommes ici trois qui garderons le silence, mais pour ce qui est de vous, je ne crois pas du tout à votre discrétion.

— Que dites-vous donc ? Je suis plus intéressé que personne à me taire, puisqu’on m’a promis une reconnaissance éternelle ! Et, tenez, je voulais justement, à ce propos, vous signaler un cas extrêmement étrange, plutôt psychologique, pour ainsi dire, que simplement étrange. Hier soir, encore tout remué par mon entretien avec Barbara Pétrovna (vous pouvez vous figurer vous-même quelle impression il a produite sur moi), je questionnai Alexis Nilitch : Vous avez connu, lui dis-je, Nicolas Vsévolodovitch tant à l’étranger qu’à Pétersbourg, comment le trouvez-vous sous le rapport de l’esprit et des facultés ? Il me répond laconiquement, à sa manière, que c’est un homme d’un esprit fin et d’un jugement sain. Mais, reprends-je, n’avez-vous jamais remarqué chez lui une certaine déviation d’idées, un tour d’esprit particulier, comme qui dirait une sorte de folie ? Bref, je répète la question que m’avait posée Barbara Pétrovna elle-même. Alors, figurez-vous, je vois Alexis Nilitch devenir tout à coup pensif et faire une mine renfrognée, tenez, tout à fait comme à présent. « Oui, dit-il, quelque chose m’a parfois paru étrange. » Or, pour qu’une chose paraisse étrange à Alexis Nilitch, il ne faut pas demander si elle doit l’être, n’est-ce pas ?

— C’est vrai ? fit Stépan Trophimovitch en s’adressant à l’ingénieur.

Celui-ci releva brusquement la tête, ses yeux étincelaient.

— Je désirerais ne pas parler de cela, répondit-il, — je veux contester votre droit, Lipoutine. Vous n’avez nullement le droit d’invoquer mon témoignage. Je suis loin de vous avoir dit toute ma pensée. J’ai fait la connaissance de Nicolas Vsévolodovitch à Pétersbourg, mais il y a longtemps de cela, et, quoique je l’aie revu depuis, je le connais fort peu. Je vous prie de me laisser en dehors de vos cancans.

Lipoutine écarta les bras comme un innocent injustement accusé.

— Moi un cancanier ! Pourquoi pas tout de suite un espion ? Vous l’avez belle, Alexis Nilitch, à critiquer les autres quand vous vous tenez en dehors de tout. Voilà le capitaine Lébiadkine, vous ne sauriez croire, Stépan Trophimovitch, à quel point il est bête, on n’ose même pas le dire ; il y a en russe une comparaison qui exprime ce degré de bêtise. Il croit, lui aussi, avoir à se plaindre de Nicolas Vsévolodovitch, dont il reconnaît cependant la supériorité intellectuelle. « Cet homme m’étonne, dit-il, c’est un très sage serpent. » Telle sont ses propres paroles. Hier, je l’interroge à son tour (j’étais toujours sous l’influence de ma conversation avec Barbara Pétrovna, et je songeais aussi à ce que m’avait dit Alexis Nilitch). « Eh bien, capitaine, lui dis-je, qu’est-ce que vous pensez de votre très sage serpent ? Est-il fou, ou non ? » À ces mots, le croiriez-vous ? il sursauta comme si je lui avais soudain asséné, sans sa permission, un coup de fouet par derrière. « Oui, répondit-il, oui, seulement cela ne peut influer… » sur quoi ? il ne l’a pas dit, mais ensuite il est tombé dans une rêverie si profonde et si sombre que son ivresse s’est dissipée. Nous étions alors attablés au traktin Philipoff. Une demi-heure se passa ainsi, puis, brusquement, il déchargea un coup de poing sur la table. « Oui, dit-il, il est fou, seulement cela ne peut pas influer… » Et de nouveau il laissa sa phrase inachevée. Naturellement, je ne vous donne qu’un extrait de notre conversation, la pensée est facile à comprendre : interrogez qui vous voulez vous retrouvez chez tous la même idée, et pourtant, autrefois, cette idée-là n’était venue à l’idée de personne : « Oui dit-on, il est fou ; c’est un homme fort intelligent, mais il peut être fou tout de même. »

Stépan Trophimovitch restait soucieux.

— Et comment Lébiadkine connaît-il Nicolas Vsévolodovitch ?

— Vous pourriez le demander à Alexis Nilitch, qui tout à l’heure, ici, m’a traité d’espion. Moi, je suis un espion et je ne sais rien, mais Alexis Nilitch connaît le fond des choses et se tait.

— Je ne sais rien ou presque rien, répliqua avec irritation l’ingénieur, — vous payez à boire à Lébiadkine pour lui tirer les vers du nez. Vous m’avez amené ici pour me faire parler. Donc vous êtes un espion !

— Je ne lui ai pas encore payé à boire, j’estime que le jeu n’en vaudrait pas la chandelle ; j’ignore quelle importance ses secrets ont pour vous, mais pour moi ils n’en ont aucune. Au contraire, c’est lui qui me régale de champagne et non moi qui lui en paye. Il y a une douzaine de jours, il est venu me demander quinze kopeks, et maintenant il jette l’argent par les fenêtres. Mais vous me donnez une idée et, s’il le faut, je lui payerai à boire, précisément pour arriver à connaître tous vos petits secrets… répondit aigrement Lipoutine.

Stépan Trophimovitch considérait avec étonnement ces deux visiteurs qui le rendaient témoin de leur dispute. Je me doutais que Lipoutine nous avait amené cet Alexis Nilitch exprès pour lui faire arracher par un tiers ce que lui-même avait envie de savoir ; c’était sa manœuvre favorite.

— Alexis Nilitch connaît très bien Nicolas Vsévolodovitch, poursuivit-il avec colère, seulement il est cachottier. Quant au capitaine Lébiadkine au sujet de qui vous m’interrogiez, il l’a connu avant nous tous ; leurs relations remontent à cinq ou six ans ; il se sont rencontrés à Pétersbourg à l’époque où Nicolas Vsévolodovitch menait une existence peu connue et ne pensait pas encore à nous favoriser de sa visite. Il faut supposer que notre prince choisissait assez singulièrement sa société dans ce temps- là. C’est aussi alors, paraît-il, qu’il a fait la connaissance d’Alexis Nilitch.

— Prenez garde, Lipoutine, je vous avertis que Nicolas Vsévolodovitch va bientôt venir ici et qu’il ne fait pas bon se frotter à lui.

— Qu’est-ce que je dis ? Je suis le premier à proclamer que c’est un homme d’un esprit très fin et très distingué ; j’ai donné hier à Barbara Pétrovna les assurances les plus complètes sous ce rapport. « Par exemple, ai-je ajouté, je ne puis répondre de son caractère » Lébiadkine m’a parlé hier dans le même sens : « J’ai souffert de son caractère », m’a-t-il dit. Eh ! Stépan Trophimovitch, vous avez bonne grâce à me traiter de cancanier et d’espion quand c’est vous-même, remarquez-le, qui m’avez forcé à vous raconter tout cela. Voyez-vous, hier, Barbara Pétrovna a touché le vrai point : « Vous avez été personnellement intéressé dans l’affaire, m’a-t-elle dit, voilà pourquoi je m’adresse à vous. » En effet, c’est bien le moins que je puisse m’occuper de Nicolas Vsévolodovitch après avoir dévoré une insulte personnelle qu’il m’a faite devant toute la société. Dans ces conditions, il me semble que, sans être cancanier, j’ai bien le droit de m’intéresser à ses faits et gestes. Aujourd’hui il vous serre la main, et demain, sans rime ni raison, en remerciement de votre hospitalité, il vous soufflette sur les deux joues devant toute l’honorable société, pour peu que la fantaisie lui en vienne. C’est un homme gâté par la fortune ! Mais surtout c’est un enragé coureur, un Petchorine[3] ! Vous qui n’êtes pas marié, Stépan Trophimovitch, vous l’avez belle à me traiter de cancanier parce que je m’exprime ainsi sur le compte de Son Excellence. Mais si jamais vous épousiez une jeune et jolie femme, — vous êtes encore assez vert pour cela, — je vous conseillerais de bien fermer votre porte à notre prince, et de vous barricader dans votre maison. Tenez, cette demoiselle Lébiadkine à qui l’on donne le fouet, n’était qu’elle est folle et bancale, je croirais vraiment qu’elle a été aussi victime des passions de notre général, et que le capitaine fait allusion à cela quand il dit qu’il a été blessé « dans son honneur de famille. » À la vérité, cette conjecture s’accorde peu avec le goût délicat de Nicolas Vsévolodovitch, mais ce n’est pas une raison pour l’écarter _a priori : _ quand ces gens-là ont faim, ils mangent le premier fruit que le hasard met à leur portée. Vous allez encore dire que je fais des cancans, mais est-ce que je crie cela ? C’est le bruit public, je me borne à écouter ce que crie toute la ville et à dire oui : il n’est pas défendu de dire oui.

— La ville crie ? À propos de quoi ?

— C’est-à-dire que c’est le capitaine Lébiadkine qui va crier par toute la ville quand il est ivre, mais n’est-ce pas la même chose que si toute la place criait ? En quoi suis-je coupable ? Je ne m’entretiens de cela qu’avec des amis, car, ici, je crois me trouver avec des amis, ajouta Lipoutine en nous regardant d’un air innocent. — Voici le cas qui vient de se produire : Son Excellence étant en Suisse a, paraît-il, fait parvenir trois cents roubles au capitaine Lébiadkine par l’entremise d’une demoiselle très comme il faut, d’une modeste orpheline, pour ainsi dire, que j’ai l’honneur de connaître. Or, peu de temps après, Lébiadkine a appris d’un monsieur que je ne veux pas nommer, mais qui est aussi très comme il faut et partant très digne de foi, que la somme envoyée s’élevait à mille roubles et non à trois cents !… Maintenant donc Lébiadkine crie partout que cette demoiselle lui a volé sept cents roubles, et il va la traîner devant les tribunaux, du moins il menace de le faire, il clabaude dans toute la ville.

— C’est une infamie, une infamie de votre part ! vociféra l’ingénieur qui se leva brusquement.

— Mais, voyons, vous-même êtes ce monsieur très comme il faut à qui je faisais allusion. C’est vous qui avez affirmé à Lébiadkine, au nom de Nicolas Vsévolodovitch, que ce dernier lui avait expédié non pas trois cents roubles, mais mille. Le capitaine lui-même me l’a raconté étant ivre.

— C’est… c’est un déplorable malentendu. Quelqu’un s’est trompé, et il est arrivé que… Cela ne signifie rien, et vous commettez une infamie !…

— Oui, je veux croire que cela ne signifie rien ; pourtant, vous aurez beau dire, le fait n’en est pas moins triste, car voilà une demoiselle très comme il faut, qui est d’une part accusée d’un vol de sept cents roubles, et d’autre part convaincue de relations intimes avec Nicolas Vsévolodovitch. Mais qu’est-ce qu’il en coûte à Son Excellence de compromettre une jeune fille ou de perdre de réputation une femme mariée, comme le cas s’est produit pour moi autrefois ? On a sous la main un homme plein de magnanimité, et on lui fait couvrir de son nom honorable les péchés d’autrui. Tel est le rôle que j’ai joué ; c’est de moi que je parle…

Stépan Trophimovitch pâlissant se souleva de dessus son fauteuil.

— Prenez garde, Lipoutine, fit-il.

— Ne le croyez pas, ne le croyez pas ! Quelqu’un s’est trompé, et Lébiadkine est un ivrogne… s’écria l’ingénieur en proie à une agitation inexprimable, tout s’expliquera, mais je ne puis plus… et je considère comme une bassesse… assez, assez !

Il sortit précipitamment.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Je vais avec vous ! cria Lipoutine inquiet, et il s’élança hors de la chambre à la suite d’Alexis Nilitch.

VII

Stépan Trophimovitch resta indécis pendant une minute et me regarda, probablement sans me voir ; puis, prenant sa canne et son chapeau, il sortit sans bruit de la chambre. Je le suivis comme tantôt. En mettant le pied dans la rue, il m’aperçut à côté de lui et me dit :

— Ah ! oui, vous pouvez être témoin… de l’accident. Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas ?

— Stépan Trophimovitch, est-il possible que vous retourniez encore là ? songez-y, que peut-il résulter de cette démarche ?

Il s’arrêta un instant, et, avec un sourire navré dans lequel il y avait de la honte et du désespoir, mais aussi une sorte d’exaltation étrange, il me dit à voix basse :

— Je ne puis pas épouser « les péchés d’autrui » !

C’était le mot que j’attendais. Enfin lui échappait, après toute une semaine de tergiversations et de grimaces, le secret dont il avait tant tenu à me dérober à la connaissance. Je ne pus me contenir.

— Et une pensée si honteuse, si… basse, a pu trouver accès chez vous, Stépan Trophimovitch, dans votre esprit éclairé dans votre brave cœur, et cela… avant même la visite de Lipoutine ?

Il me regarda sans répondre et poursuivit son chemin. Je ne voulais pas en rester là. Je voulais porter témoignage contre lui devant Barbara Pétrovna.

Qu’avec sa facilité à croire le mal il eût simplement ajouté foi aux propos d’une mauvaise langue, je le lui aurais encore pardonné, mais non, il était clair maintenant que lui-même avait eu cette idée longtemps avant l’arrivée de Lipoutine : ce dernier n’avait fait que confirmer des soupçons antérieurs et verser de l’huile sur le feu. Dès le premier jour, sans motif aucun, avant même les prétendues raisons fournies par Lipoutine, Stépan Trophimovitch n’avait pas hésité à incriminer _in petto_ la conduite de Dacha. Il ne s’expliquait les agissements despotiques de Barbara Pétrovna que par son désir ardent d’effacer au plus tôt les peccadilles aristocratiques de son inappréciable Nicolas en mariant la jeune fille à un homme respectable ! Je voulais absolument qu’il fût puni d’une telle supposition.

— Ô Dieu qui est si grand et si bon ! Oh ! qui me rendra la tranquillité ? soupira-t-il en s’arrêtant tout à coup après avoir fait une centaine de pas.

— Rentrez immédiatement chez vous, et je vous expliquerai tout ! criai-je en lui faisant faire demi-tour dans la direction de sa demeure.

— C’est lui ! Stépan Trophimovitch, c’est vous ? Vous ?

Fraîche, vibrante, juvénile, la voix qui prononçait ces mots résonnait à nos oreilles comme une musique.

Nous ne voyions rien, mais soudain apparut à côté de nous une amazone, c’était Élisabeth Nikolaïevna accompagnée de son cavalier habituel. Elle arrêta sa monture.

— Venez, venez vite ! cria-t-elle gaiement, — je ne l’avais pas vu depuis douze ans et je l’ai reconnu, tandis que lui… Est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas ?

Stépan Trophimovitch prit la main qu’elle lui tendait et la baisa pieusement. Il regarda la jeune fille avec une expression extatique, sans pouvoir proférer un mot.

— Il m’a reconnu et il est content ! Maurice Nikolaïévitch, il est enchanté de me voir ! Pourquoi donc n’êtes -vous pas venu durant ces quinze jours ? Tante assurait que vous étiez malade et qu’on ne pouvait pas aller vous déranger ; mais je savais bien que ce n’était pas vrai. Je frappais du pied, je vous donnais tous les noms possibles, mais je voulais absolument que vous vinssiez vous- même le premier, c’est pourquoi je n’ai pas même envoyé chez vous. Mon Dieu, mais il n’est pas du tout changé ! ajouta-t-elle en se penchant sur sa selle pour examiner Stépan Trophimovitch, c’est ridicule à quel point il est peu changé ! Ah ! si fait pourtant, il y a de petites rides, beaucoup de petites rides autour des yeux et sur les tempes ; il y a aussi des cheveux blancs, mais les yeux sont restés les mêmes ! Et moi, suis-je changée ? Suis-je changée ? Pourquoi donc vous taisez-vous toujours ?

Je me rappelai en ce moment qu’il m’avait raconté comme quoi elle avait pensé être malade quand, à l’âge de onze ans, on l’avait emmenée à Pétersbourg : elle pleurait et demandait sans cesse Stépan Trophimovitch.

— Vous… je… bégaya-t-il dans l’excès de sa joie, — je venais de m’écrier : « Qui me rendra la tranquillité ? » lorsque j’ai entendu votre voix… Je considère cela comme un miracle et je commence à croire.

— En Dieu ? En Dieu qui est là-haut et qui est si grand et si bon ? Voyez-vous, j’ai retenu par cœur toutes vos leçons. Maurice Nikolaïévitch, quelle foi il me prêchait alors en Dieu, qui est si grand et si bon ! Et vous rappelez-vous quand vous me parliez de la découverte de l’Amérique, des matelots de Colomb qui criaient : Terre ! terre ! Mon ancienne bonne Aléna Frolovna dit que la nuit suivante j’ai rêvé et qu’en dormant je criais : Terre ! terre ! Vous rappelez-vous que vous m’avez raconté l’histoire du prince Hamlet ? Et comme vous me décriviez le voyage des pauvres émigrants européens qui vont en Amérique ! Vous en souvenez-vous ? Il n’y avait pas un mot de vrai dans tout cela, j’ai pu m’en assurer plus tard, mais si vous saviez, Maurice Nikolaïévitch, quelles belles choses il inventait ! C’était presque mieux que la vérité ! Pourquoi regardez-vo us ainsi Maurice Nikolaïévitch ? C’est l’homme le meilleur et le plus sûr qu’il y ait sur le globe terrestre, et il faut absolument que vous l’aimiez comme vous m’aimez ! Il fait tout ce que je veux. Mais, cher Stépan Trophimovitch, vous êtes donc encore malheureux pour crier au milieu de la rue : « Qui me rendra la tranquillité ? » Vous êtes malheureux, n’est-ce pas ? Oui ?

— À présent je suis heureux…

— Tante vous fait des misères ? — continua-t-elle sans l’écouter, — elle est toujours aussi méchante et aussi injuste, cette inappréciable tante ! Vous rappelez-vous le jour où vous vous êtes jeté dans mes bras au jardin et où je vous ai consolé en pleurant ?… Mais n’ayez donc pas peur de Maurice Nikolaïévitch, il sait depuis longtemps tout ce qui vous concerne, tout ; vous pourrez pleurer tant que vous voudrez sur son épaule, il vous la prêtera fort complaisamment !… Ôtez votre chapeau pour une minute, levez la tête, dressez-vous sur la pointe des pieds, je veux vous embrasser sur le front, comme je vous ai embrassé pour la dernière fois, quand nous nous sommes dit adieu. Voyez, cette demoiselle nous regarde par la fenêtre… Allons, plus haut, plus haut ; mon Dieu, comme il a blanchi !

Et, se courbant sur sa selle, elle le baisa au front.

— Allons, maintenant retournez chez vous ! Je sais où vous demeurez. J’irai vous voir d’ici à une minute. C’est moi qui vous ferai visite la première, entêté que vous êtes ! Mais ensuite je veux vous avoir chez moi pour toute une journée. Allez donc vous préparer à me recevoir.

Sur ce, elle piqua des deux, suivie de son cavalier. Nous rebroussâmes chemin. De retour chez lui, Stépan Trophimovitch s’assit sur un divan et fondit en larmes.

— Dieu ! Dieu ! s’écria-t-il, enfin une minute de bonheur !

Moins d’un quart d’heure après, Élisabeth Nikolaïevna arriva selon sa promesse, escortée de son Maurice Nikolaïévitch.

— Vous et le bonheur, vous arrivez en même temps ! dit Stépan Trophimovitch en se levant pour aller au-devant de la visiteuse.

— Voici un bouquet pour vous, je viens de chez madame Chevalier, elle aura des fleurs tout l’hiver. Voici également Maurice Nikolaïévitch, je vous prie de faire connaissance avec lui. J’aurais voulu vous apporter un pâté plutôt qu’un bouquet, mais Maurice Nikolaïévitch prétend que c’est contraire à l’usage russe.

Le capitaine d’artillerie qu’elle appelait Maurice Nikolaïévitch était un grand et bel homme de trente-cinq ans ; il avait un extérieur très comme il faut, et sa physionomie imposante paraissait même sévère à première vue. Cependant on ne pouvait l’approcher sans deviner presque aussitôt en lui une bonté étonnante et des plus délicates. Fort taciturne, il semblait très flegmatique et d’un caractère peu liant. Chez nous, dans la suite, on parla de lui comme d’un esprit borné, ce qui n’était pas tout à fait juste.

Je ne décrirai pas la beauté d’Élisabeth Nikolaïevna. Déjà elle avait arraché un cri d’admiration à toute la ville, quoique certaines de nos dames et de nos demoiselles protestassent avec indignation contre un pareil enthousiasme. Plusieurs parmi elles avaient déjà pris en grippe Élisabeth Nikolaïevna, surtout à cause de sa fierté. Les dames Drozdoff n’avaient encore fait, pour ainsi dire, aucune visite, et, quoique ce retard fût dû en réalité à l’état maladif de Prascovie Ivanovna, on ne laissait pas d’en être mécontent. Un autre grief qu’on avait contre la jeune fille, c’était sa parenté avec la gouvernante ; enfin on lui reprochait de monter à cheval tous les jours. On n’avait pas encore vu d’amazones dans notre ville ; la société devait naturellement trouver mauvais qu’Élisabeth Nikolaïevna se promenât à cheval avant même d’avoir fait les visites exigées par l’étiquette provinciale. Tout le monde savait, d’ailleurs, que ces promenades lui avaient été ordonnées par les médecins, et, à ce propos, on parlait malignement de son défaut de santé. Elle ne se portait pas bien en effet. Ce qui se remarquait en elle à première vue, c’était une inquiétude maladive et nerveuse, une incessante fébrilité. Hélas ! l’infortunée souffrait beaucoup, et tout s’expliqua plus tard. En évoquant aujourd’hui mes souvenirs, je ne dis plus qu’elle était une beauté, bien qu’elle me parût telle alors. Peut-être son physique laissait-il à désirer sur plus d’un point. Grande, mince, mais souple et forte, elle frappait par l’irrégularité de ses traits. Ses yeux étaient disposés un peu obliquement, à la kalmouke ; les pommettes de ses joues s’accusaient avec un relief particulier sur son visage maigre et pâle, de la pâleur propre aux brunes ; mais il y avait dans ce visage un charme dominateur et attirant. Une sorte de puissance se révélait dans le regard brûlant de ces yeux sombres ! Élisabeth Nikolaïevna apparaissait « comme une victorieuse et pour vaincre ». Elle semblait fière, parfois même insolente. J’ignore si la bonté était dans sa nature, je sais seulement qu’elle faisait sur elle- même les plus grands efforts pour être bonne. Sans doute il y avait en elle beaucoup de tendances nobles et d’aspirations élevées, mais l’équilibre manquait à son tempérament moral, et les divers éléments qui le composaient, faute de pouvoir trouver leur assiette, formaient un véritable chaos toujours en ébullition.

Elle s’assit sur un divan et promena ses yeux autour de la chambre.

— D’où vient que, dans de pareils moments, je suis toujours triste ? expliquez-moi cela, savant homme ! Dieu sait combien je m’attendais à être heureuse lorsqu’il me serait donné de vous revoir, et voilà qu’à présent je n’éprouve guère de joie malgré toute mon affection pour vous… Ah ! Dieu, il a mon portrait ! Donnez-le-moi, que je voie comment j’étais dans ce temps-là !

Neuf ans auparavant, les Drozdoff avaient envoyé de Pétersbourg à l’ancien précepteur de leur fille une ravissante petite aquarelle représentant Lisa à l’âge de douze ans. Depuis lors ce portrait était toujours resté accroché à un mur chez Stépan Trophimovitch.

— Est-ce que vraiment j’étais si jolie que cela, étant enfant ? Est-ce là mon visage ?

Elle se leva, et, tenant le portrait à la main, alla se regarder dans une glace.

— Vite, reprenez-le ! s’écria-t-elle en rendant l’aquarelle, — ne le remettez pas à sa place maintenant, vous le rependrez plus tard, je ne veux plus l’avoir sous les yeux. — Elle se rassit sur le divan. — Une vie a fini, une autre lui a succédé qui à son tour s’est écoulée comme la première, pour être remplacée par une troisième, et toujours ainsi, et chaque fin est une amputation. Voyez quelles banalités je débite, mais pourtant que cela est vrai !

Elle me regarda en souriant ; plusieurs fois déjà elle avait jeté les yeux sur moi, mais Stépan Trophimovitch, dans son agitation, avait oublié sa promesse de me présenter.

— Pourquoi donc mon portrait est-il pendu chez vous sous des poignards ? Et pourquoi avez-vous tant d’armes blanches ?

Le fait est que Stépan Trophimovitch avait, je ne sais pourquoi, orné son mur d’une petite panoplie consistant en deux poignards croisés l’un contre l’autre au-dessous d’un sabre tcherkesse. Tandis qu’Élisabeth Nikolaïevna posait cette question, son regard était si franchement dirigé sur moi que je faillis répondre ; néanmoins, je gardai le silence. À la fin, Stépan Trophimovitch comprit mon embarras et me présenta à la jeune fille.

— Je sais, je sais, dit-elle, — je suis enchantée. Maman a aussi beaucoup entendu parler de vous. Je vous prierai également de faire connaissance avec Maurice Nikolaïévitch, c’est un excellent homme. Je m’étais déjà fait de vous une idée ridicule : vous êtes le confident de Stépan Trophimovitch, n’est-ce pas ?

Je rougis.

— Ah ! pardonnez-moi, je vous prie, je ne voulais pas dire cela, j’ai pris un mot pour un autre ; ce n’est pas ridicule du tout, mais… (elle rougit et se troubla). — Du reste, pourquoi donc rougiriez-vous d’être un brave homme ? Allons, il est temps de partir, Maurice Nikolaïévitch ! Stépan Trophim ovitch, il faut que vous soyez chez vous dans une demi-heure ! Mon Dieu, que de choses nous nous dirons ! Dès maintenant, je suis votre confidente, et vous me raconterez _tout_, vous entendez ?

À ces mots, l’inquiétude se manifesta sur le visage de Stépan Trophimovitch.

— Oh ! Maurice Nikolaïévitch sait tout, sa présence ne doit pas vous gêner.

— Que sait-il donc ?

— Mais qu’est-ce que vous avez ? fit avec étonnement Élisabeth Nikolaïevna. — Bah ! c’est donc vrai qu’on le cache ? Je ne voulais pas le croire. On cache aussi Dacha. Tante m’a empêchée d’aller voir Dacha, sous prétexte qu’elle avait mal à la tête.

— Mais… mais comment avez-vous appris… ?

— Ah ! mon Dieu, comme tout le monde. Cela n’était pas bien malin !

— Mais est-ce que tout le monde… ?

— Eh ! comment donc ? Maman, à la vérité, a d’abord su la chose par Aléna Frolovna, ma bonne, à qui votre Nastasia avait couru tout raconter. Vous en avez parlé à Nastasia ? Elle dit tenir tout cela de vous-même.

— Je… je lui en ai parlé une fois… balbutia Stépan Trophimovitch devenu tout rouge, — mais… je me suis exprimé en termes vagues… j’étais si nerveux, si malade, et puis…

Elle se mit à rire.

— Et puis, vous n’aviez pas de confident sous la main, et Nastasia s’est trouvée là pour en tenir lieu, — allons, cela se comprend ! Mais Nastasia est en rapport avec tout un monde de commères ! Eh bien, après tout, quel mal y a-t-il à ce qu’on sache cela ? c’est même préférable. Ne tardez pas à arriver, nous dînons de bonne heure… Ah ! J’oubliais… ajouta-t-elle en se rasseyant, dites-moi, qu’est-ce que c’est que Chatoff ?

— Chatoff ? C’est le frère de Daria Pavlovna…

— Cela, je le sais bien ; que vous êtes dr ôle, vraiment ! interrompit-elle avec impatience. Je vous demande quelle espèce d’homme c’est.

— C’est un songe-creux d’ici. C’est le meilleur et le plus irascible des hommes.

— J’ai moi-même entendu parler de lui comme d’un type un peu étrange. Du reste, il ne s’agit pas de cela. Il sait, m’a-t-on dit, trois langues, notamment l’anglais, et il peut s’occuper d’un travail littéraire. En ce cas, j’aurai beaucoup de besogne pour lui ; il me faut un collaborateur, et plus tôt je l’aurai, mieux cela vaudra. Acceptera-t-il ce travail ? On me l’a recommandé…

— Oh ! certainement, et vous ferez une bonne action…

— Ce n’est nullement pour faire une bonne action, c’est parce que j’ai besoin de quelqu’un.

— Je connais assez bien Chatoff, et, si vous avez quelque chose à lui faire dire, je vais me rendre chez lui à l’instant même, proposai-je.

— Dites-lui de venir chez nous demain à midi. Voilà qui est parfait ! Je vous remercie. Maurice Nikolaïévitch, vous êtes prêt ?

Ils sortirent. Naturellement, je n’eus rien de plus pressé que de courir chez Chatoff. Stépan Trophimovitch s’élança à ma suite et me rejoignit sur le perron.

— Mon ami, me dit-il, — ne manquez pas de passer chez moi à dix heures ou à onze, quand je serai rentré. Oh ! j’ai trop de torts envers vous et… envers tous, envers tous.

VIII

Je ne trouvai pas Chatoff chez lui ; je revins deux heures après et ne fus pas plus heureux. Enfin, vers huit heures, je fis une dernière tentative, décidé, si je ne le rencontrais pas, à lui laisser un mot ; cette fois encore, il était absent. Sa porte était fermée, et il vivait seul, sans domestique. Je pensai à frapper en bas et à m’informer de Chatoff chez le capitaine Lébiadkine ; mais le logement de ce dernier était fermé aussi, et paraissait vide : on n’y apercevait aucune lumière, on n’y entendait aucun bruit. En passant devant la porte du capitaine, j’éprouvai une certaine curiosité, car les récits de Lipoutine me revinrent alors à l’esprit. Je résolus de repasser le lendemain de grand matin. Connaissant l’entêtement et la timidité de Chatoff, je ne comptais pas trop, à vrai dire, sur l’effet de mon billet. Au moment où, maudissant ma malchance, je sortais de la maison, je rencontrai tout à coup M. Kiriloff qui y entrait. Il me reconnut le premier. En réponse à ses questions, je lui appris sommairement le motif qui m’avait amené, et lui parlai de ma lettre.

— Venez avec moi, dit-il, — je ferai tout.

Je me rappelai ce qu’avait raconté Lipoutine : en effet, l’ingénieur avait loué depuis le matin un pavillon en bois dans la cour. Ce logement, trop vaste pour un homme seul, il le partageait avec une vieille femme sourde qui faisait son ménage. Le propriétaire de l’immeuble possédait dans une autre rue une maison neuve dont il avait fait un traktir, et il avait laissé cette vieille, — sans doute une de ses parentes, — pour le remplacer dans sa maison de la rue de l’Épiphanie. Les chambres du pavillon étaient assez propres, mais la tapisserie était sale. La pièce où nous entrâmes ne contenait que des meubles de rebut achetés d’occasion : deux tables de jeu, une commode en bois d’aune, une grande table en bois blanc, provenant sans doute d’une izba ou d’une cuisine quelconque, des chaises et un divan avec des dossiers à claire-voie, et de durs coussins de cuir. Dans un coin se trouvait un icône devant lequel la femme, avant notre arrivée, avait allumé une lampe. Aux murs étaient pendus deux grands portraits à l’huile ; ces toiles enfumées représentaient, l’une l’empereur Nicolas Pavlovitch, l’autre je ne sais quel évêque.

En entrant, M. Kiriloff alluma une bougie ; sa malle, qu’il n’avait pas encore défaite, était dans un coin ; il y alla prendre un bâton de cire à cacheter, une enveloppe et un cachet en cristal.

— Cachetez votre lettre et mettez l’adresse.

Je répliquai que ce n’était pas nécessaire, mais il insista. Après avoir écrit l’adresse sur l’enveloppe, je pris ma casquette.

— Mais je pensais que vous prendriez du thé, dit-il, — j’ai acheté du thé, en voulez-vous ?

Je ne refusai pas. La femme ne tarda point à arriver, apportant une énorme théière pleine d’eau chaude, une petite pleine de thé, deux grandes tasses de grès grossièrement peinturlurées, du pain blanc et une assiette couverte de morceaux de sucre.

— J’aime le thé, dit M. Kiriloff, — j’en bois la nuit en me promenant jusqu’à l’aurore. À l’étranger, il n’est pas facile d’avoir du thé la nuit.

— Vous vous couchez à l’aurore ?

— Toujours, depuis longtemps. Je mange peu, c’est toujours du thé que je prends. Lipoutine est rusé, mais impatient.

Je remarquai avec surprise qu’il avait envie de causer ; je résolus de profiter de l’occasion.

— Il s’est produit tantôt de fâcheux malentendus, observai-je.

Son visage se renfrogna.

— C’est une bêtise, ce sont de purs riens. Tout cela n’a aucune importance, attendu que Lébiadkine est un ivrogne. Je n’ai pas parlé à Lipoutine, je ne lui ai dit que des choses insignifiantes ; c’est là-dessus qu’il a brodé toute une histoire. Lipoutine a beaucoup d’imagination : avec des riens il a fait des montagnes. Hier, je croyais à Lipoutine.

— Et aujourd’hui, à moi ? fis-je en riant.

— Mais vous savez tout depuis tantôt. Lipoutine est ou faible, ou impatient, ou nuisible, ou… envieux.

Ce dernier mot me frappa.

— Du reste, vous établissez tant de catégories qu’il doit probablement rentrer dans l’une d’elles.

— Ou dans toutes à la fois.

— C’est encore possible. Lipoutine est un chaos. C’est vrai qu’il a blagué, tantôt, quand il a parlé d’un ouvrage que vous seriez en train d’écrire ?

L’ingénieur fronça de nouveau les sourcils et se mit à considérer le parquet.

— Pourquoi donc a-t-il blagué ?

Je m’excusai et me défendis de toute curiosité indiscrète. M. Kiriloff rougit.

— Il a dit la vérité ; j’écris. Mais tout cela est indifférent.

Nous nous tûmes pendant une minute. Tout à coup je vis reparaître sur son visage le sourire enfantin que j’avais déjà observé chez lui.

— Il a mal compris. Je cherche seulement les causes pour lesquelles les hommes n’osent pas se tuer ; voilà tout. Du reste, cela aussi est indifférent.

— Comment, ils n’osent pas se tuer ? Vous trouvez qu’il y a peu de suicides ?

— Fort peu.

— Vraiment, c’est votre avis ?

Sans répondre, il se leva et, rêveur, commença à se promener de long en large dans la chambre.

— Qu’est-ce donc qui, selon vous, empêche les gens de se suicider ? demandai-je.

Il me regarda d’un air distrait comme s’il cherchait à se rappeler de quoi nous parlions.

— Je… je ne le sais pas encore bien… deux préjugés les arrêtent, deux choses ; il n’y en a que deux, l’une est fort insignifiante, l’autre très sérieuse. Mais la première ne laisse pas elle-même d’avoir beaucoup d’importance.

— Quelle est-elle ?

— La souffrance.

— La souffrance ? Est-il possible qu’elle joue un si grand rôle… dans ce cas ?

— Le plus grand. Il faut distinguer : il y a des gens qui se tuent sous l’influence d’un grand chagrin, ou par colère ou parce qu’ils sont fous, ou parce que tout leur est égal. Ceux-là se donnent la mort brusquement et ne pensent guère à la souffrance. Mais ceux qui se suicident par raison y pensent beaucoup.

— Est-ce qu’il y a des gens qui se suicident par raison ?

— En très grand nombre. N’étaient les préjugés, il y en aurait encore plus : ce serait la majorité, ce serait tout le monde.

— Allons donc, tout le monde ?

L’ingénieur ne releva pas cette observation.

— Mais n’y a-t-il pas des moyens de se donner la mort sans souffrir ?

— Représentez-vous, dit-il en s’arrêtant devant moi, une pierre de la grosseur d’une maison de six étages, supposez-la suspendue au-dessus de vous : si elle vous tombe sur la tête, aurez-vous mal ?

— Une pierre grosse comme une maison ? sans doute c’est effrayant.

— Je ne parle pas de frayeur ; aurez-vous mal ?

— Une pierre de la grosseur d’une montagne ? une pierre d’un million de pouds[4] ? naturellement je ne souffrirai pas.

— Mais tant qu’elle restera suspendue au-dessus de vous vous aurez grand’peur qu’elle ne vous fasse mal. Personne pas même l’homme le plus savant ne pourra se défendre de cette impression. Chacun saura que la chute de la pierre n’est pas douloureuse, et chacun la craindra comme une souffrance extrême.

— Eh bien, et la seconde cause, celle que vous avez déclarée sérieuse ?

— C’est l’autre monde.

— C’est-à-dire la punition ?

— Cela, ce n’est rien. L’autre monde tout simplement.

— Est-ce qu’il n’y a pas des athées qui ne croient pas du tout à l’autre monde ?

M. Kiriloff ne répondit pas.

— Vous jugez peut-être d’après vous ?

— On ne peut jamais juger que d’après soi, dit-il en rougissant. — La liberté complète existera quand il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre. Voilà le but de tout.

— Le but ? Mais alors personne ne pourra et ne voudra vivre ?

— Personne, reconnut-il sans hésitation.

— L’homme a peur de la mort parce qu’il aime la vie, voilà comme je comprends la chose, observai-je, et la nature l’a voulu ainsi.

— C’est une lâcheté greffée sur une imposture ! répliqua-t-il avec un regard flamboyant. — La vie est une souffrance, la vie est une crainte, et l’homme est un malheureux. Maintenant il n’y a que souffrance et crainte. Maintenant l’homme aime la vie parce qu’il aime la souffrance et la crainte. C’est ainsi qu’on l’a fait. On donne maintenant la vie pour une souffrance et une crainte, ce qui est un mensonge. L’homme d’à présent n’est pas encore ce qu’il doit être. Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou ne pas vivre, celui-là sera l’homme nouveau. Celui qui vaincra la souffrance et la crainte, celui-là sera dieu. Et l’autre Dieu n’existera plus.

— Alors, vous croyez à son existence ?

— Il existe sans exister. Dans la pierre il n’y a pas de souffrance, mais il y en a une dans la crainte de la pierre. Dieu est la souffrance que cause la crainte de la mort. Qui triomphera de la souffrance et de la crainte deviendra lui-même dieu. Alors commencera une nouvelle vie, un nouvel homme, une rénovation universelle…Alors on partagera l’histoire en deux périodes : depuis le gorille jusqu’à l’anéantissement de Dieu, et depuis l’anéantissement de Dieu jusqu’au…

— Jusqu’au gorille ?

— Jusqu’au changement physique de l’homme et de la terre. L’homme sera dieu et changera physiquement. Une transformation s’opèrera dans le monde, dans les pensées, les sentiments, les actions. Croyez-vous qu’alors l’homme ne subira pas un changement physique ?

— S’il devient indifférent de vivre ou de ne pas vivre, tout le monde se tuera, et voilà peut-être en quoi consistera le changement.

— Cela ne fait rien. On tuera le mensonge. Quiconque aspire à la principale liberté ne doit pas craindre de se tuer. Qui ose se tuer a découvert où gît l’erreur. Il n’y a pas de liberté qui dépasse cela ; tout est là, et au-delà il n’y a rien. Qui ose se tuer est dieu. À présent chacun peut faire qu’il n’y ait plus ni Dieu, ni rien. Mais personne ne l’a encore fait.

— Il y a eu des millions de suicidés.

— Mais jamais ils ne se sont inspirés de ce motif ; toujours ils se sont donné la mort avec crainte et non pour tuer la crainte. Celui qui se tuera pour tuer la crainte, celui-là deviendra dieu aussitôt.

— Il n’en aura peut-être pas le temps, remarquai-je.

— Cela ne fait rien, répondit M. Kiriloff avec une fierté tranquille et presque dédaigneuse. — Je regrette que vous ayez l’air de rire, ajouta-t-il une demi-minute après.

— Et moi, je m’étonne que vous, si irascible tantôt, vous soyez maintenant si calme, nonobstant la chaleur avec laquelle vous parlez.

— Tantôt ? Tantôt c’était ridicule, reprit-il avec un sourire ; — je n’aime pas à quereller et je ne me le permets jamais, ajouta-t- il d’un ton chagrin.

— Elles ne sont pas gaies, les nuits que vous passez à boire du thé.

Ce disant, je me levai et pris ma casquette.

— Vous croyez ? fit l’ingénieur en souriant d’un air un peu étonné, pourquoi donc ? Non, je… je ne sais comment fon t les autres, mais je sens que je ne puis leur ressembler. Chacun pense successivement à diverses choses ; moi, j’ai toujours la même idée dans l’esprit, et il m’est impossible de penser à une autre. Dieu m’a tourmenté toute ma vie, acheva-t-il avec une subite et singulière expansion.

— Permettez-moi de vous demander pourquoi vous parlez si mal le russe. Se peut-il qu’un séjour de cinq ans à l’étranger vous ai fait oublier à ce point votre langue maternelle ?

— Est-ce que je parle mal ? Je n’en sais rien. Non, ce n’est pas parce que j’ai vécu à l’étranger. J’ai parlé ainsi toute ma vie… Cela m’est égal.

— Encore une question, celle-ci est plus délicate : je suis persuadé que vous disiez vrai quand vous déclariez avoir peu de goût pour la conversation. Dès lors, pourquoi vous êtes-vous mis à causer avec moi ?

— Avec vous ? Vous avez eu tantôt une attitude fort convenable, et vous… du reste, tout cela est indifférent… vous ressemblez beaucoup à mon frère, la ressemblance est frappante, dit-il en rougissant ; il est mort il y a sept ans, il était beaucoup plus âgé que moi.

— Il a dû avoir une grande influence sur la tournure de vos idées.

— N-non, il parlait peu ; il ne disait rien. Je remettrai votre lettre.

Il m’accompagna avec une lanterne jusqu’à la porte de la maison pour la fermer quand je serais parti. « Assurément il est fou », décidai-je à part moi. Au moment de sortir, je fis une nouvelle rencontre.

IX

Comme j’allais franchir le seuil, je me sentis empoigné tout à coup en pleine poitrine par une main vigoureuse ; en même temps quelqu’un criait :

— Qui es-tu ? Ami ou ennemi ? Réponds !

— C’est un des nôtres, un des nôtres ! fit la voix glapissante de Lipoutine, — c’est M. G…ff, un jeune homme qui a fait des études classiques et qui est en relation avec la plus haute société.

— J’aime qu’on soit en relation avec la société… classique… par conséquent très instruit… le capitaine en retraite Ignace Lébiadkine, à la disposition du monde et des amis… s’ils sont vrais, les coquins !

Le capitaine Lébiadkine, dont la taille mesurait deux archines dix verchoks[5], était un gros homme à la tête crépue et au visage rouge ; en ce moment, il était tellement ivre qu’il avait peine à se tenir sur ses jambes et parlait avec beaucoup de difficulté. Du reste, j’avais déjà eu auparavant l’occasion de l’apercevoir de loin.

— Ah ! encore celui-ci ! vociféra-t-il de nouveau à la vue de Kiriloff qui était encore là avec sa lanterne ; il leva le poing, mais s’en tint à ce geste.

— Je pardonne en considération du savoir ! Ignace Lébiadkine est un homme cultivé…

_L’obus d’un amour aussi brûlant que fol_ _Avait éclaté dans le cœur d’Ignace,_ _Et tristement séchait sur place_ _Le manchot de Sébastopol._

— À la vérité, je n’ai pas été à Sébastopol et je ne suis même pas manchot, mais quels vers ! dit-il en avançant vers moi sa trogne enluminée.

— Il n’a pas le temps, il est pressé, il faut qu’il rentre chez lui, fit observer Lipoutine au capitaine, — demain il dira cela à Élisabeth Nikolaïevna.

— À Élisabeth !… reprit Lébiadkine, — attends, ne t’en va pas ! Variante :

_Passe au trot d’un cheval fringant_ _Une étoile que l’on admire ; _ _Elle m’adresse un doux sourire,_ _L’a-ris-to-cra-tique enfant._

« À une étoile-amazone. »

— Mais, voyons, c’est un hymne ! C’est un hymne, si tu n’es pas un âne ! Ils ne comprennent rien ! Attends ! fit-il en se cramponnant à mon paletot malgré mes efforts pour me dégager, — dis-lui que je suis un chevalier d’honneur, mais que Dachka… Dachka, avec mes deux doigts je la… c’est une serve, et elle n’osera pas…

Grâce à une violente secousse qui le jeta par terre, je réussis à m’arracher de ses mains et je m’élançai dans la rue. Lipoutine s’accrocha à moi.

— Alexis Nilitch le relèvera. Savez-vous ce que le capitaine Lébiadkine vient de m’apprendre ? me dit-il précipitamment, — vous avez entendu ses vers ? Eh bien, cette même poésie dédiée à une « étoile-amazone », il l’a signée, mise sous enveloppe, et demain il l’enverra à Élisabeth Nikolaïevna. Quel homme !

— Je parierais qu’il a fait cela à votre instigation.

— Vous perdriez ! répondit en riant Lipoutine, — il est amoureux comme un matou. Et figurez-vous que cette passion a commencé par la haine. D’abord il détestait Élisabeth Nikolaïevna parce qu’elle s’adonne à l’équitation ; il la haïssait au point de l’invectiver à haute voix dans la rue ; avant-hier encore, au moment où elle passait à cheval, il lui a lancé une bordée d’injures ; — par bonheur, elle ne les a pas entendues, et tout à coup aujourd’hui des vers ! Savez-vous qu’il veut risquer une demande en mariage ? Sérieusement, sérieusement !

— Je vous admire, Lipoutine : partout où se manigance quelque vilenie de ce genre, on est sûr de retrouver votre main ! dis-je avec colère.

— Vous allez un peu loin, monsieur G…ff ; n’est-ce pas la peur d’un rival qui agite votre petit cœur ?

— Quoi ? criai-je en m’arrêtant.

— Pour vous punir, je ne dirai rien de plus ! Vous voudriez bien en apprendre davantage, n’est-ce pas ? Allons, sachez encore une chose : cet imbécile n’est plus maintenant un simple capitaine, mais un propriétaire de notre province, et même un propriétaire assez important, attendu que dernièrement, Nicolas Vsévolodovitch lui a vendu tout son bien évalué, suivant l’ancienne estimation, à deux cents âmes. Dieu est témoin que je ne vous mens pas ! J’ai eu tout à l’heure seulement connaissance du fait, mais je le tiens de très bonne source. Maintenant à vous de découvrir le reste, je n’ajoute plus un mot ; au revoir !

X

Stépan Trophimovitch m’attendait avec une impatience extraordinaire. Il était de retour depuis une heure. Je le trouvai comme en état d’ivresse ; du moins pendant les cinq premières minutes je le crus ivre. Hélas ! sa visite aux dames Drozdoff l’avait mis sens dessus dessous.

— Mon ami, j’ai complètement perdu le fil… J’aime Lisa et je continue à vénérer cet ange comme autrefois ; mais il me semble qu’elle et sa mère désiraient me voir uniquement pour me faire parler, c’est-à-dire pour m’extirper des renseignements ; je pense qu’elles n’avaient pas d’autre but en m’invitant à aller chez elles… C’est ainsi.

— Comment n’êtes-vous pas honteux de dire cela ? répliquai-je violemment.

— Mon ami, je suis maintenant tout seul. Enfin, c’est ridicule. Figurez-vous qu’il y a là tout un monde de mystères. Ce qu’elles m’ont questionné à propos de ces nez, de ces oreilles et de divers incidents obscurs survenus à Pétersbourg ! Elles n’ont appris que depuis leur arrivée dans notre ville les farces que Nicolas a faites chez nous il y a quatre ans : « Vous étiez ici, vous l’avez vu, est-il vrai qu’il soit fou ? » Je ne comprends pas d’où cette idée leur est venue. Pourquoi Prascovie Ivanovna veut-elle absolument que Nicolas soit fou ? C’est qu’elle y tient, cette femme, elle y tient ! Ce Maurice Nikolaïévitch est un brave homme tout de même, mais est-ce qu’elle travaillerait pour lui, après qu’elle-même a écrit la première de Paris à cette pauvre amie ?… Enfin cette Prascovie est un type, elle me rappelle Korobotchka, l’inoubliable création de Gogol ; seulement c’est une Korobotchka en grand, en beaucoup plus grand…

— Allons donc, est-ce possible ?

— Si vous voulez, je dirai : en plus petit, cela m’est égal, mais ne m’interrompez pas, vous achèveriez de me dérouter. Elles sont maintenant à couteaux tirés ; je ne parle pas de Lise qui est toujours fort bien avec « tante », comme elle dit. Lise est une rusée, et il y a encore quelque chose là. Des secrets. Mais avec la vieille la rupture est complète. Cette pauvre « tante », il est vrai, tyrannise tout le monde… et puis la gouvernante, l’irrévérence de la société, l’ « irrévérence » de Karmazinoff, l’idée que son fils est peut-être fou, ce Lipoutine, ce que je ne comprends pas, — bref, elle a dû, dit-on, s’appliquer sur la tête une compresse imbibée de vinaigre. Et c’est alors que nous venons l’assassiner de nos plaintes et de nos lettres… Oh ! combien je l’ai fait souffrir, et dans quel moment ! Je suis un ingrat ! Imaginez-vous qu’en rentrant j’ai trouvé une lettre d’elle, lisez, lisez ! Oh ! quelle a été mon ingratitude !

Il me tendit la lettre qu’il venait de recevoir de Barbara Pétrovna. La générale, regrettant sans doute son : « Restez chez vous » du matin, avait cette fois écrit un billet poli, mais néanmoins ferme et laconique. Elle priait Stépan Trophimovitch de venir chez elle après-demain dimanche à midi précis, et lui conseillait d’amener avec lui quelqu’un de ses amis (mon nom était mis entre parenthèses). De son côté elle promettait d’inviter Chatoff, comme frère de Daria Pavlovna. « Vous pourrez recevoir d’elle une réponse définitive : cela vous suffira-t-il ? Est-ce cette formalité que vous aviez tant à cœur ? »

— Remarquez l’agacement qui perce dans la phrase finale. Pauvre, pauvre amie de toute ma vie ! J’avoue que cette décision inopinée de mon sort m’a, pour ainsi dire, écrasé… Jusqu’alors j’espérais toujours, mais maintenant tout est dit, je sais que c’est fini ; c’est terrible. Oh ! si ce dimanche pouvait ne pas arriver, si les choses pouvaient suivre leur train-train accoutumé…

— Tous ces ignobles commérages de Lipoutine vous ont mis l’esprit à l’envers.

— Vous venez de poser votre doigt d’ami sur un autre endroit douloureux. Ces doigts d’amis sont en général impitoyables, et parfois insensés ; pardon, mais, le croirez-vous ? J’avais presque oublié tout cela, toutes ces vilenies ; c’est-à-dire que je ne les avais pas oubliées du tout, seulement, bête comme je le suis, pendant tout le temps de ma visite chez Lise, j’ai tâché d’être heureux et je me suis persuadé que je l’étais. Mais maintenant… oh ! maintenant je songe à cette femme magnanime, humaine, indulgente pour mes misérables défauts, — je me trompe, elle n’est pas indulgente du tout, mais moi-même, que suis-je avec mon vain et détestable caractère ? Un gamin, un être qui a tout l’égoïsme d’un enfant sans en avoir l’innocence. Pendant vingt ans elle a eu soin de moi comme une niania, cette pauvre tante, ainsi que l’appelle gracieusement Lise… Tout à coup, au bout de vingt ans, l’enfant a voulu se marier : eh bien, va, marie-toi. Il écrit, elle répond — avec sa tête dans le vinaigre, et… et voilà que dimanche l’enfant sera un homme marié… Pourquoi moi-même ai-je insisté ? Pourquoi ai-je écrit ces lettres ? Oui, j’oubliais : Lise adore Daria Pavlovna, elle l’assure du moins. « C’est un ange, dit-elle en parlant d’elle, seulement elle est un peu dissimulée. » Elle et sa mère m’ont conseillé… c’est-à-dire que Prascovie ne m’a rien conseillé. Oh ! que de venin il y a dans cette Korobotchka ! Et même Lise, ce n’est pas précisément un conseil qu’elle m’a donné. « À quoi bon vous marier ? m’a-t-elle dit, c’est assez pour vous des joies de la science. » Là-dessus elle s’est mise à rire. Je le lui ai pardonné, parce qu’elle a aussi sa grosse part de chagrin. Pourtant, m’ont-elles dit, vous ne pouvez pas vous passer de femme. Les infirmités vont venir, il vous faut quelqu’un qui s’occupe de votre santé… Ma foi, moi-même, tout le temps que je suis resté enfermé avec vous, je me disais in petto que la Providence m’envoyait Daria Pavlovna au déclin de mes jours orageux, qu’elle s’occuperait de ma santé, qu’elle mettrait de l’ordre dans mon ménage… Il fait si sale chez moi ! regardez, tout est en déroute, tantôt j’ai ordonné de ranger, eh bien, voilà encore un livre qui traîne sur le plancher. La pauvre amie se fâchait toujours en voyant la malpropreté de mon logement… Oh ! maintenant sa voix ne se fera plus entendre ! Vingt ans ! Elle reçoit, paraît-il, des lettres anonymes ; figurez-vous, Nicolas aurait vendu son bien à Lébiadkine. C’est un monstre ; et enfin qu’est-ce que c’est que Lébiadkine ? Lise écoute, écoute, oh ! il faut la voir écouter ! Je lui ai pardonné son rire en remarquant quelle attention elle prêtait à cela, et ce Maurice… je ne voudrais pas être à sa place en ce moment ; c’est un brave homme tout de même, mais un peu timide ; du reste, que Dieu l’assiste !

La fatigue l’obligea à s’arrêter, d’ailleurs ses idées se troublaient de plus en plus ; il baissa la tête, et, immobile, se mit à regarder le plancher d’un air las. Je profitai de son silence pour raconter ma visite à la maison Philippoff ; à ce propos, j’émis froidement l’opinion qu’en effet la sœur de Lébiadkine (que je n’avais pas vue) pouvait avoir été victime de Nicolas, à l’époque où celui-ci menait, suivant l’expression de Lipoutine, une existence énigmatique ; dès lors, il était fort possible que Lébiadkine reçût de l’argent de Nicolas, mais c’était tout. Quant aux racontars concernant Daria Pavlovna, je les traitai de viles calomnies, en m’autorisant du témoignage d’Alexis Nilitch, dont il n’y avait pas lieu de mettre en doute la véracité. Stépan Trophimovitch m’écouta d’un air distrait, comme si la chose ne l’eût aucunement intéressé. Je lui fis part aussi de ma conversation avec Kiriloff, et j’ajoutai que ce dernier était peut-être fou.

— Il n’est pas fou, mais c’est un homme à idées courtes, — répondit-il avec une sorte d’ennui. Ces gens-là supposent la nature et la société humaine autres que Dieu ne les a faites, et qu’elles ne sont réellement. On coquette avec eux, mais du moins ce n’est pas Stépan Trophimovitch. Je les ai vus dans le temps à Pétersbourg, avec cette chère amie (oh ! combien je l’ai offensée alors !), et je n’ai eu peur ni de leurs injures, ni même de leurs éloges. Je ne les crains pas davantage maintenant, mais parlons d’autre chose… Je crois que j’ai fait de terribles sottises ; imaginez-vous que j’ai écrit hier à Daria Pavlovna, et… combien je m’en repens !

— Qu’est-ce que vous lui avez donc écrit ?

— Oh ! mon ami, soyez sûr que j’ai obéi à un sentiment très noble. Je l’ai informée que j’avais écrit cinq jours auparavant à Nicolas ; la délicatesse m’avait aussi inspiré cette démarche.

— À présent, je comprends, fis-je avec véhémence, — de quel droit vous êtes-vous permis de les mettre ainsi tous les deux sur la sellette ?

— Mais, mon cher, n’achevez pas de m’écraser, épargnez-moi vos cris ; je suis déjà aplati comme… comme une blatte, et enfin je trouve que ma conduite a été pleine de noblesse. Supposez qu’il y ait eu en effet quelque chose… en Suisse… ou un commencement. Je dois, au préalable, interroger leurs cœurs, pour… enfin, pour ne pas me jeter à la traverse de leurs amours, pour ne pas être un obstacle sur leur chemin… Tout ce que j’en ai fait, ç’a été par noblesse d’âme.

— Oh ! mon Dieu, que vous avez agi bêtement ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier.

— Bêtement ! bêtement ! répéta-t-il avec une sorte de jouissance ; jamais vous n’avez rien dit de plus sage, c’était bête, mais que faire ? tout est dit. De toute façon, je me marie, dussé-je épouser les « péchés d’autrui », dès lors quel besoin avais-je d’écrire ? N’est-il pas vrai ?

— Vous revenez encore là-dessus !

— Oh ! à présent faites-moi grâce de vos reproches, vous n’avez plus maintenant devant vous l’ancien Stépan Verkhovensky ; celui-là est enterré ; enfin tout est dit. D’ailleurs, pourquoi criez-vous ? Uniquement parce que vous-même ne vous mariez pas, et que vous n’êtes point dans le cas de porter sur la tête certain ornement. Vous froncez encore le sourcil ? Mon pauvre ami, vous ne connaissez pas la femme, et moi je n’ai fait que l’étudier. « Si tu veux vaincre le monde, commence par te vaincre », c’est la seule belle parole qu’ait jamais dite un autre romantique comme vous, Chatoff, mon futur beau-frère. Je lui emprunte volontiers son aphorisme. Eh bien, voilà, je suis prêt à me vaincre, je vais me marier, et pourtant je ne vois pas quelle espèce de victoire je remporterai, sans même parler de celle sur le monde ! Ô mon ami, le mariage, c’est la mort morale de toute âme fière, de toute indépendance. La vie conjugale me pervertira, m’enlèvera mon énergie, mon courage pour le service de la cause ; j’aurai des enfants, et, qui pis est, des enfants dont je ne serai pas le père ; le sage ne craint pas de regarder la vérité en face… Lipoutine me conseillait tantôt de me barricader pour me mettre à l’abri de Nicolas ; il est bête, Lipoutine. La femme trompe même l’œil qui voit tout. Le bon Dieu, en créant la femme, savait sans doute à quoi il s’exposait, mais je suis convaincu qu’elle-même lui a imposé ses idées, qu’elle l’a forcé à la créer avec telle forme et… tels attributs ; autrement, qui donc aurait voulu s’attirer tant d’ennuis sans aucune compensation ?

— Il n’aurait pas été lui-même, s’il n’avait pas lâché quelqu’une de ces faciles plaisanteries voltairiennes, qui étaient si à la mode au temps de sa jeunesse, mais, après s’être ainsi égayé durant une minute, il recommença à broyer du noir.

— Oh ! pourquoi faut-il que cette journée d’après-demain arrive ! s’écria-t-il tout à coup avec un accent désespéré, — pourquoi n’y aurait-il pas une semaine sans dimanche, si le miracle existe ? Voyons, qu’est-ce qu’il en coûterait à la Providence de biffer un dimanche du calendrier, ne fût-ce que pour prouver son pouvoir à un athée ? Oh ! que je l’ai aimée ! Vingt années ! Vingt années entières, et jamais elle ne m’a compris !

— Mais de qui parlez-vous ? Je ne vous comprends pas non plus ! demandai-je avec étonnement.

— Vingt ans ! Et pas une seule fois elle ne m’a compris oh ! c’est dur ! Et se peut-il qu’elle croie que je me marie par crainte, par besoin ? Oh ! honte ! Tante, tante, c’est pour toi que je le fais !… Oh ! qu’elle sache, cette tante, qu’elle est la seule femme dont j’aie été épris pendant vingt ans ! Elle doit le savoir, sinon cela ne se fera pas, sinon il faudra employer la force pour me traîner sous ce qu’on appelle la viénetz [2] !

C’était la première fois que j’entendais cet aveu qu’il formulait si énergiquement. Je ne cacherai pas que j’eus une terrible envie de rire. Elle était fort déplacée.

Soudain une pensée nouvelle s’offrit à l’esprit de Stépan Trophimovitch.

— À présent je n’ai plus que lui, il est ma seule espérance ! s’écria-t-il en frappant tout à coup ses mains l’une contre l’autre, — seul, maintenant, mon pauvre garçon me sauvera, et… Oh ! pourquoi donc n’arrive-t-il pas ? Ô mon fils ! Ô mon Petroucha !… Sans doute, je suis indigne du nom de père, je mériterais plutôt celui de tigre, mais… laissez-moi, mon ami, je vais me mettre un moment au lit pour recueillir mes idées. Je suis si fatigué, si fatigué, et vous-même, il est temps que vous alliez vous coucher, voyez-vous, il est minuit…

  1. C’est Tourguéneff que Dostoiëvsky a voulu représenter ici sous le nom de Karmazinoff. Il est à peine besoin de faire remarquer que ce prétendu portrait n’est qu’une injurieuse caricature.
  2. En Russie, une couronne (viénetz) est posée sur la tête des jeunes époux pendant la cérémonie nuptiale.