Les Précoces/Chapitre 12

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XII


Lorsque Krasotkine ouvrit la porte et fit son entrée dans la chambre, le capitaine et les gamins entouraient le petit lit d’Ilioucha, examinant le jeune chien qu’on venait d’apporter et qui devait faire oublier à Ilioucha la disparition de Joutchka.

Ilioucha savait depuis trois jours qu’on allait lui donner un petit chien de race, et paraissait fort content de ce cadeau ; il y voyait une délicate attention ; mais au fond, et comme tout le monde pouvait le voir, ce chien ne faisait que lui rappeler plus vivement le souvenir de la pauvre Joutchka, sa victime.

Il caressait de sa petite main pâle et amaigrie le petit chien qui remuait près de lui, et il avait plaisir à le faire, mais ce n’était pas Joutchka. S’il y avait eu là Joutchka et le petit chien, son bonheur eût été au comble !

— Voilà Krasotkine ! s’écria un des gamins qui avait le premier aperçu Kolia.

Tout s’agita dans la chambre. Les gamins se rangèrent, faisant une place auprès du lit d’Ilioucha.

Le capitaine s’empressa au-devant de Kolia.

— Veuillez donc entrer, veuillez donc entrer, mon cher hôte, murmurait-il. Ilioucha, voilà M. Krasotkine qui vient te rendre visite…

Mais Krasotkine, rien qu’en tendant la main au capitaine, avait déjà montré qu’il avait l’habitude du monde.

Avant toute chose, il s’était adressé à la femme du capitaine, assise dans son fauteuil. (Elle était justement en ce moment mécontente de ce que les enfants, en entourant le lit, l’empêchassent de voir le petit chien). Kolia s’inclina donc fort poliment devant elle, puis se tournant vers la seconde dame, Ninotchka, la salua de même.

Une telle politesse impressionna la mère très agréablement.

— Voilà, dit-elle en gesticulant, où l’on voit tout de suite un jeune homme bien élevé. Ce n’est pas comme vous autres qui entrez à cheval l’un sur l’autre.

— Comment cela, maman, l’un sur l’autre ? dit le capitaine d’une voix tendre, mais redoutant un peu une sortie de la « maman ».

— Mais tout simplement à cheval, l’un monte sur les épaules de l’autre dans le vestibule, et ils entrent ainsi dans une famille honnête. Est-ce que ce sont des hôtes vraiment !

— Mais qui donc, maman, est venu comme cela ?

— Et celui-là sur celui-ci, et celui-ci sur celui-là…

Cependant Kolia s’approcha du lit d’Ilioucha.

Le malade pâlit à sa vue, se souleva sur son lit et le regarda fixement.

Il y avait deux mois déjà que Kolia n’avait pas vu son ami ; aussi fut-il frappé à sa vue : il n’avait même pu s’imaginer qu’il trouverait son visage si maigre et si jauni, ses yeux à ce point agrandis et brûlants de fièvre, ses mains sèches. Il remarquait avec étonnement sa respiration oppressée et ses lèvres décolorées.

Il fit un pas en avant, tendit la main et tout troublé lui dit :

— Eh bien, mon vieux… comment vas-tu ?

Mais sa voix était étranglée par l’émotion ; il quitta son air indifférent, son visage se contracta et ses lèvres tremblèrent.

Ilioucha répondit par un sourire de malade, sans avoir la force d’articuler un mot. Kolia leva la main et, sans savoir pourquoi, la passa dans les cheveux d’Ilioucha.

— Ce n’est rien, fit Ilioucha doucement et comme s’il eût voulu donner du courage à son ami, ou plutôt ne sachant pourquoi il l’avait dit.

Il se fit une minute de silence.

— Tiens, tu as un nouveau chien, dit Kolia d’une voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente.

— Oui… fit Ilioucha d’une voix traînante et étouffée.

— Il a le museau noir, cela veut dire qu’il sera méchant et qu’il le faudra mettre à la chaîne, ajouta Kolia d’un air ferme et grave, comme si toute l’importance de la conversation eût résidé dans le chien et dans la couleur de son nez.

La vérité, c’est que Kolia s’efforçait autant qu’il le pouvait à contenir ses sentiments et à ne pas pleurer comme un « gamin ». Il n’y parvenait pourtant pas.

— Quand il sera grand il faudra le mettre à la chaîne, je m’y connais.

— Il sera très grand, dit un des gamins.

— Certainement ; un chien de cette race devient grand comme un veau, firent les autres.

— Comme un veau, comme un vrai veau, dit alors le capitaine. J’ai été chercher tout exprès le plus méchant ; ses parents sont aussi très grands et très méchants. Il sera aussi grand que cela… Mais asseyez vous donc un peu sur le lit d’Ilioucha si vous voulez, ou bien ici sur le banc, je vous en prie, cher hôte si longtemps attendu… N’êtes vous pas venu avec M. Alexey ?

Krasotkine s’assit au pied du lit d’Ilioucha.

Il avait bien préparé pendant le chemin les divers sujets de la conservation, mais il avait tout oublié en entrant.

— Non, je suis venu avec Pérezvon ; c’est mon chien, Pérezvon, c’est un nom slave… Il attend à la porte… Je n’ai qu’à siffler et il va accourir. J’ai aussi un chien, ajouta-t-il en se tournant vers Ilioucha. Est-ce que tu te rappelles, mon vieux, de Joutchka ?

À cette question, qui fut lancée comme la foudre, Ilioucha changea de visage, et il regarda Kolia avec une expression douloureuse. Alexey, qui se trouvait près de la porte, fronça les sourcils et fit signe à la dérobée à Kolia de ne pas parler du chien.

Kolia ne remarquait rien, ou plutôt il ne voulait pas remarquer.

— Mais… où est-elle… Joutchka ? demanda Ilioucha d’une voix faible.

— Eh ! mon frère, ta Joutchka fut !… Elle est perdue, Joutchka.

Ilioucha ne dit pas un mot et regarda encore fixement Kolia.

Alexey saisissant au vol les regards de Kolia tâchait de lui faire comprendre qu’il fallait se taire, mais le gamin ne regardait plus de son côté et feignait de ne pas comprendre.

— Elle s’est enfuie quelque part et s’est perdue ; comment pouvait-il en être autrement après avoir avalé un si bon morceau, poursuivait Kolia sans pitié. — Il est vrai que Pérezvon en revanche… C’est un nom slave… Je te l’ai amené…

— Il n’en faut pas… fit Ilioucha.

— Non, non, il faut, il faut absolument, tu vas le voir… il va te distraire. Je l’ai amené exprès pour toi. Il a autant de poil que l’autre.

— Vous me permettez, Madame, de faire entrer mon chien, ajouta-t-il en se tournant vers Mme Snéguirev et en proie à une grande émotion.

— Non, il n’en faut pas, répétait Ilioucha d’une voix douloureuse, et son reproche se trahissait dans ses yeux.

— Vous ferez bien… intervint alors le capitaine se levant du coffre où il était assis. Vous ferez bien… une autre fois.

Kolia, insistant, cria tout à coup à Smourov :

— Smourov, ouvre la porte.

À peine Smourov eut-il ouvert et Kolia eut-il sifflé que Pérezvon se précipitait dans la chambre.

— Allons, saute, Pérezvon ! Fais le beau ! fais le beau ! criait Kolia en quittant sa place.

Le chien se mit sur ses pattes de derrière et se dressa debout, juste en face le lit d’Ilioucha.

Personne ne s’attendait à ce qui allait se passer.

Ilioucha tressaillit et, rassemblant toutes ses forces, il se pencha vers Pérezvon, l’examinant avec une fixité effrayante :

— C’est… Joutchka !… s’écria-t-il enfin d’une voix brisée par la souffrance et la joie.

— Et qui donc pouvait-il être ! fit Krasotkine d’une voix sonore et heureuse.

Et, saisissant le chien, il le porta sur le lit d’Ilioucha.

— Regarde bien, mon vieux, tu vois, un œil louche et une oreille déchirée : c’est bien le signalement dont tu m’avais parlé et qui m’a permis de le trouver. Je l’ai retrouvé tout de suite après, et comme il n’était à personne… je l’ai pris, dit-il en se tournant vers le capitaine, vers sa femme et revenant encore à Ilioucha.

— Il était blotti dans une cour où on ne lui donnait pas à manger. C’est un chien qui vient d’un village voisin. Je l’ai donc trouvé là… C’est qu’il n’avait pas avalé ton morceau, vois tu, mon vieux, car sans cela sûrement il serait mort. Il l’avait craché, puisqu’il est en vie ; et toi tu n’avais pas remarqué cela. Il l’avait pourtant bien jeté, et s’il a crié c’est qu’il s’était piqué la langue. Il courait, il criait, et c’est ce qui t’a fait croire qu’il l’avait avalé. Il a dû crier bien fort, car la peau de la langue est très tendre chez un chien, bien plus que chez l’homme.

Kolia poursuivit ainsi, tout animé et le visage rayonnant de joie.

Ilioucha ne pouvait dire une parole. Il regardait Kolia avec ses grands yeux sortis des orbites, la bouche béante, pâle comme un linge.

Si Krasotkine avait pu seulement penser quelles conséquences douloureuses et nuisibles un tel moment pouvait avoir sur le malade, il n’eût certes pas agi ainsi. Mais dans la chambre, il n’y avait peut être qu’Alexey qui pouvait le comprendre.

Le capitaine était devenu comme un enfant.

— Joutchka ? C’est bien Joutchka ! s’écriait-il d’une voix joyeuse. C’est elle, c’est ta Joutchka ! Maman, c’est Joutchka !

Et il pleurait.

— Et moi qui ne l’ai pas deviné ! s’écriait Smourov avec amertume. Ah ! ce Krasotkine, je disais bien qu’il trouverait Joutchka, et il l’a trouvée.

— Et voilà qu’il l’a trouvée, fit une autre voix joyeuse.

— Bravo, Krasotkine ! fit un troisième.

— Bravo ! bravo ! firent tous les gamins en applaudissant.

— Mais attendez donc, attendez donc un peu, criait Krasotkine plus haut que toutes les voix. — Je veux vous raconter comment la chose est arrivée :

Quand j’eus trouvé le chien, je le cachai à la maison et l’enfermai à clef. Jusqu’à présent je ne l’ai montré à personne. Smourov seul apprit il y a quinze jours que j’avais un chien, mais je lui persuadai que ce chien s’appelait Pérezvon. Pendant ce temps, j’apprenais à Joutchka toutes sortes de tours. Voyez tout ce qu’elle sait faire. J’ai dressé Pérezvon comme cela pour te l’amener, à toi, mon vieux, tout dressé et bien portant : « Là, mon vieux, regarde un peu comment est ta Joutchka maintenant ! »

N’auriez-vous pas un morceau de viande ? Il va vous faire un tel tour que vous allez tous mourir de rire. Un morceau de viande, je vous prie ? Vous en avez bien un morceau ?

Le capitaine courut par le vestibule dans l’izba du propriétaire de la maison où l’on faisait cuire aussi le dîner de sa famille.

Pendant ce temps, Kolia, avec une précipitation exagérée, ordonnait à Pérezvon de faire le mort. Pérezvon se mit aussitôt à tournoyer, se jeta sur le dos et resta immobile, les quatre pattes en l’air.

Les enfants riaient. Ilioucha regardait toujours avec le même douloureux sourire, mais c’était à la maman que plaisait le plus ce tour de Pérezvon. Elle se mit à rire, claqua des doigts et appela :

— Pérezvon ! Pérezvon !

— Il ne se lèvera pour rien, pour rien au monde, dit Kolia d’un air triomphant. — Même quand tout le monde l’appellerait ; tandis que je n’ai qu’à dire un mot pour que tout de suite il se lève… Ici, Pérezvon !

Le chien se leva d’un bond et se mit à sauter en poussant des cris de joie. En ce moment, le capitaine rentrait avec un morceau de viande cuite.

— Elle n’est pas chaude ? fit Kolia d’un ton d’importance et tout en prenant le morceau. — Non, elle n’est pas chaude. Je demande cela parce que les chiens n’aiment pas manger chaud. Regardez bien tous, maintenant. Ilioucha, regarde, mon vieux ! Pourquoi ne regardes-tu pas ? Je l’amène exprès et tu ne regardes même pas.

Le nouveau tour de Pérezvon consistait à rester immobile, le morceau de viande droit sur le nez, puis il fallait rester ainsi jusqu’à ce que le maître eût décidé, et cela pouvait durer une demi-heure. Heureusement pour Pérezvon, cela ne dura cette fois qu’un instant.

— Attrape ! s’écria enfin Kolia, et aussitôt le morceau passa du nez de Pérezvon à sa bouche.

Il va sans dire que le public applaudit avec transports.

— Alors ce n’était que pour cela, pour dresser ce chien, que vous êtes resté si longtemps sans venir ? fit Alexey avec un reproche involontaire.

— C’était bien pour cela, répondit Kolia naïvement. Je voulais le présenter dans tout son éclat.

— Pérezvon ! Pérezvon ! fit tout à coup Ilioucha en faisant claquer ses petits doigts maigres.

— Quoi ! quoi ! Il faut qu’il monte sur ton lit. Ici, Pérezvon !

Kolia frappa sur le lit de sa main et Pérezvon sauta près d’Ilioucha. Celui-ci prit la tête du chien dans ses mains, et Pérezvon le remercia en lui léchant la joue. Le gamin se serra alors contre le chien, s’allongea sur son lit et cacha son visage dans les longs poils du chien.

— Oh ! Seigneur ! Seigneur ! exclamait le capitaine.

Kolia revint s’asseoir sur le lit.

— J’ai encore quelque chose à te montrer, Ilioucha. Je veux te montrer un petit canon. Tu te souviens que je t’en ai parlé jadis, tu me disais même que tu voudrais le voir. Eh bien ! je te l’apporte.

Et Kolia, toujours affairé, tira de son sac le petit canon de cuivre. Il se dépêchait, tant il était heureux lui-même.

Un autre jour, il aurait attendu que Pérezvon eût obtenu tout son effet, mais ce jour-là il ne gardait aucune réserve. « Puisqu’on est si heureux, voilà encore du bonheur, pensait-il. » Et son âme s’emplissait de joie.

— Il y a déjà longtemps que je le guignais chez le fonctionnaire Morozov, et c’était pour toi, mon vieux, pour toi. Ce canon ne faisait rien chez lui. Il le tenait de son frère, et je l’ai échangé pour un livre de la bibliothèque de mon père, c’est : le Parent de Mahomet ou la bêtise comme remède. Ce livre date de cent ans, et il est bien curieux. On l’a imprimé à Moscou avant la censure. Marozov aime ces livres-là. Il m’a même bien remercié…

Kolia tenait le petit canon dans sa main pour que tout le monde pût le voir et jouir du spectacle.

Ilioucha se souleva un peu sur son lit et, tenant toujours Pérezvon dans son bras droit, examina curieusement le joujou.

Mais l’effet fut plus grand encore quand Kolia ajouta qu’il avait aussi de la poudre et qu’on pouvait tirer tout de suite si les dames n’en étaient pas effrayées.

La maman demanda à voir le joujou de plus près, et on le lui remit aussitôt.

Le canon de cuivre avec ses roues mobiles lui plut énormément, et elle le fit rouler sur ses genoux.

On lui demanda la permission de tirer ; elle y consentit immédiatement sans comprendre, d’ailleurs, ce qu’on lui demandait.

Kolia fit voir la poudre et les grains de plomb. En sa qualité d’ancien militaire, le capitaine chargea lui-même la pièce avec un peu de poudre, mais il demanda de laisser le plomb pour un autre jour.

Le canon fut placé sur le plancher, la gueule tournée vers un coin, et on y mit le feu avec une allumette. Il partit avec un bruit éclatant.

La « maman » tressaillit, puis se mit à rire de joie.

Les gamins regardaient silencieux et d’un air triomphant ; le capitaine surtout était enchanté et ne quittait pas des yeux son enfant.

Kolia ramassa le canon et en fit cadeau à Ilioucha avec la poudre et le plomb.

— C’est pour toi, pour toi que je l’ai préparé depuis longtemps, disait-il d’une voix toute joyeuse.

— Non, faites m’en cadeau à moi plutôt, demanda tout à coup la « maman » comme eût fait un enfant.

L’inquiétude qu’elle avait de ne pas avoir le canon perçait sur son visage.

Kolia se troubla. Quant au capitaine, il s’agitait, fort inquiet aussi.

— Maman, maman, dit le capitaine en allant à sa femme. Le canon est à toi, à toi. Il restera à Ilioucha parce qu’on le lui a donné ; mais c’est comme s’il était à toi ; il te le prêtera pour jouer, il sera à vous deux…

— Non, je n’en veux pas pour nous deux, je le veux tout à fait pour moi, pas pour Ilioucha, exclama la « maman », prête à fondre en larmes.

— Prends-le, maman, fit Ilioucha.

— Krasotkine, je puis le lui donner, n’est ce pas ? dit-il à Kolia d’un ton suppliant, comme s’il craignait que Kolia ne s’offensât de lui voir donner son cadeau.

— Mais certainement, certainement, répondit Krasotkine, et, prenant le canon des mains d’Ilioucha, il le porta à la maman en la saluant poliment.

La maman pleura de reconnaissance.

— Mon cher petit Ilioucha ! En voilà un qui aime sa maman, s’écria-t-elle, en se remettant à rouler le canon sur ses genoux.

— Laisse-moi embrasser ta main, maman, dit le capitaine ; il prit la main de sa femme et la baisa.

— Et puis, un bien charmant jeune homme, c’est celui-là, ajouta la bonne dame en désignant Krasotkine.

— Quant à la poudre, Ilioucha, je t’en apporterai autant que tu voudras. Maintenant nous la faisons nous-mêmes. Un de mes amis a appris sa fabrication : on prend vingt-quatre parties de salpêtre, dix de soufre et six de charbon de bois. On pile tout cela avec un peu d’eau pour faire une pâte que l’on passe à travers un tamis et la poudre est faite.

— Smourov m’a déjà parlé de votre poudre ; seulement papa dit que ce n’est pas la vraie.

— Comment pas la vraie ? dit Kolia en rougissant. Et pourtant elle brûle… D’ailleurs, je ne sais pas…

— Non, non, ce n’est pas cela… fit le capitaine embarrassé. J’ai bien dit, il est vrai, que la vraie poudre ne se faisait pas ainsi ; mais cela n’empêche pas que celle-là ne puisse servir tout de même.

— Je ne sais pas, vous savez mieux que nous. Nous en avons pourtant allumé dans un vieux pot à pommade, et elle a très bien brûlé ; il n’y a eu que fort peu de suie. Ce n’était pourtant que de la pâte, tandis que si on l’eût passée au tamis… Vous vous y connaissez toutefois mieux que moi.

Mais à propos, fit-il à Ilioucha, n’as-tu pas entendu parler que Boulkine a été fouetté par son père au sujet de notre poudre ?

— Oui, j’en ai entendu parler, répondit le petit malade, qui écoutait Kolia avec un intérêt passionné.

— Nous avions préparé toute une bouteille de poudre, et il la gardait sous son lit. Son père s’en aperçut : « Cela peut faire explosion, » s’écria-t-il, et il fouetta Boulkine, comme on peut penser. Il voulait même porter plainte au lycée. Depuis ce temps-là il ne laisse plus son fils aller avec moi. D’ailleurs, on ne le permet plus maintenant à personne, à Smourov non plus. J’ai maintenant une réputation de casse-cou, ajouta-t-il avec un sourire de mépris. — Tout cela a commencé avec l’histoire du chemin de fer.

— Oui, nous en avons aussi entendu parler, dit le capitaine. Mais comment avez-vous pu rester là ? Est-ce que vraiment vous n’avez pas eu peur quand le train a passé sur vous ?

Il était clair que le capitaine cherchait à gagner les bonnes grâces de Kolia.

— Non, pas trop, répondit Kolia nonchalamment. — Mais ce qui m’a surtout perdu de réputation, c’est cette maudite oie.

Et bien que Kolia affectât un air distrait au récit de ses prouesses, il ne pouvait pourtant se maîtriser et parlait à tort et à travers.

— Oui, on me l’a racontée cette histoire, dit Ilioucha avec un bon rire épanoui. — On me l’a racontée, mais je n’ai pas bien compris. Est-ce qu’on t’a vraiment appelé devant le juge de paix ?

— C’est une bien sotte affaire. Une chose toute insignifiante et qu’on a exagérée démesurément, comme toute chose chez nous. Voilà comment cela arriva : je passais un jour sur la place au moment où l’on amenait une bande d’oies. Je me suis arrêté et j’ai regardé ces bêtes. Tout à coup un garçon d’ici, Vichniakov, qui est maintenant domestique chez les Plotnikov, me regarde en disant : « Pourquoi regardes-tu comme cela ces oies ? »

Je regarde ce Vichniakov ; c’est un garçon d’une vingtaine d’années, au visage rond et bête. Moi, comme vous savez, j’aime le peuple et me mets volontiers à sa portée. Nous nous sommes trop éloignés du peuple, c’est une vérité. Je crois que vous riez, Chestomazov ?

— Moi, non, Dieu m’en garde ! Je vous écoute bien attentivement, répondit Alexey d’un air bon enfant.

Et le susceptible Kolia reprit le fil de son discours.

— Ma théorie, voyez-vous, Chestomazov, est simple et claire. J’ai une foi profonde dans le peuple et suis toujours bien aise de lui rendre justice, tout en ne le gâtant pas toutefois. C’est le sine qua

Mais il s’agit de l’oie maintenant. Eh bien, je m’adresse donc à cet imbécile et lui réponds : « Je cherche à deviner ce que pense l’oie. » Il me regarde d’un air ahuri. — « Et à quoi donc pense l’oie ? » — « Vois-tu cette charrette d’avoine qui est là, et cette avoine qui s’échappe du sac, et cette oie qui pique le grain sous la roue, vois-tu cela ? »

— « Je le vois. » — « Eh bien, si cette charrette était poussée un peu, est-ce que la roue couperait la tête de l’oie, oui ou non ? » — Certainement qu’elle la couperait, et là-dessus le moujik ouvre sa bouche toute grande et ne se tient pas de joie. — « Alors, essayons, mon ami. » — « Allons », me répond-il.

Cela ne fut pas long : il tira seulement un peu la bride, tandis que moi je restais à côté pour pousser l’oie.

En ce moment-là justement, le moujik bayait aux corneilles ou causait à quelqu’un. Je n’eus même pas la peine de diriger l’oie, qui mit d’elle-même son cou pour prendre l’avoine juste sous la roue. Je fis signe au garçon, il tira, et la tête fut coupée net. Tout le monde nous aperçoit alors, et voilà qu’ils se mettent tous à crier à la fois : « Tu l’as fait exprès. » — « Mais non. » — « Si, c’est exprès. » Puis les voilà qui crient : « Chez le juge de paix ! » et l’on m’emmène aussi. — « Tu étais là, toi, et tu l’as aidé. Tout le monde te connaît au marché. »

Et c’est vrai, je ne sais pourquoi ; mais tout le monde me connaît au marché, ajouta Kolia d’un air satisfait.

Nous nous rendîmes donc à la file chez le juge de paix. L’oie fermait la marche. Alors mon gars fut pris de peur et se mit à crier comme une femme, ma parole. Le propriétaire des oies était en colère.

— « On pourrait ainsi me les tuer toutes, » criait-il.

Il y avait des témoins, cela va sans dire. Le juge ne délibéra pas longtemps. Il jugea qu’il fallait payer un rouble au marchand et que le garçon garderait l’oie. Il termina en lui recommandant de ne pas recommencer. Le garçon pleurait de plus belle.

— « Ce n’est pas moi, c’est lui qui m’a poussé. »

Et il me désignait au juge.

À cela je réponds tout tranquillement que je ne l’ai pas poussé, que j’avais seulement exprimé l’idée et que ce n’était qu’un « projet ».

Le juge ne put s’empêcher de rire, mais après il s’emporta pour avoir ri ainsi.

— « Je vais vous signaler à vos maîtres, me dit-il, pour que vous ne fassiez plus de tels projets à l’avenir, et que vous vous occupiez plutôt de vos livres et de vos leçons. »

Il n’en a pas parlé à mes maîtres ; il disait cela en plaisantant, ce qui n’empêcha pas l’affaire de s’ébruiter et d’arriver jusqu’à leurs oreilles. Elles sont si longues, chez nous.

Ce sont surtout les professeurs classiques qui m’en voulaient. Heureusement que Dardanelov m’a défendu, mais depuis ce temps Kolbasnikov est mauvais avec moi comme un âne rouge.

Ne sais-tu pas, Ilioucha, qu’il s’est marié avec mille roubles de dot, mais sa femme a un museau de premier ordre et de dernier degré. La troisième classe a même fait là-dessus une épigramme très drôle que je t’apporterai. De Dardanelov je ne veux rien dire ; c’est un homme instruit, un véritable érudit. Moi, j’aime ces gens-là, non parce que celui-là a pris ma défense…

— Tu l’as pourtant maté à propos de la fondation de Troie, interrompit Smourov, qui était décidément très fier de Krasotkine et qui s’était fort amusé de l’histoire de l’oie.

— Ah ! vraiment, vous l’avez maté, saisit au vol le capitaine, qui ne cherchait qu’à flatter Krasotkine. Nous avons entendu parler de cette question de Troie. Ilioucha m’a raconté la chose.

— Il sait tout, papa, il sait tout mieux, que nous, dit Ilioucha à son tour. — Il ne se vante pas ; mais chez nous il est le plus fort dans toutes les sciences…

Ilioucha contemplait Kolia avec un bonheur infini.

— Cette question de Troie, c’est une bêtise, et c’est pour moi tout à fait insignifiant, fit Kolia avec une feinte modestie.

Il avait déjà pu reprendre son ton ordinaire, mais il était encore en proie à une certaine inquiétude.

Il se sentait très agité et pensait qu’il avait déjà mis trop d’expansion en racontant l’histoire de l’oie.

Alexey gardait le silence et ne départait pas de son air sérieux, ce qui fit qu’un doute pénétra dans le cœur du trop susceptible gamin.

« Peut-être, pensait-il, garde-t-il le silence parce qu’il me méprise et croit que j’ai besoin de son approbation. Eh bien, si c’est comme cela, je !… »

— Je considère cette question comme une chose tout à fait futile, ajouta-t-il d’un ton bref en forme de péroraison.

— Je sais, moi, qui a fondé Troie, dit alors un des enfants resté jusque-là silencieux et intimidé.

C’était un enfant de onze ans environ, à la figure avenante et qui se nommait Kartachov.

Il était assis tout près de la porte.

Kolia regarda ce nouvel interlocuteur d’un air grave et étonné.

Il faut ici remarquer que la question de la fondation de Troie s’était transformée en une sorte d’énigme, et il fallait pour la résoudre chercher dans le traité de Smaragdov. Or Smaragdov ne se trouvait nulle part dans la ville, excepté chez Kolia.

Un jour que Kolia avait le dos tourné, le petit Kartachov avait ouvert furtivement le livre de Smaragdov et justement était tombé sur l’endroit où l’on traitait des fondateurs de Troie.

Depuis longtemps il avait fait cette découverte, mais il n’avait pas encore osé dire en public qu’il savait aussi qui avait fondé Troie, de peur d’avoir maille à partir avec Kolia.

Ce jour-là, sans savoir pourquoi, il ne put se tenir et dit ce que depuis longtemps il avait sur la conscience.

— Eh bien, alors, dis-nous donc un peu qui a fondé Troie, fit Kolia, se tournant vers lui d’un air hautain.

Il avait lu déjà sur le visage du gamin que celui-ci le savait et il s’était préparé à toutes les conséquences de cette révélation.

L’attention fut générale et diversement partagée.

— Troie fut fondée par Dardanus Ilius et Tros, répondit avec aplomb le gamin, mais aussitôt il rougit tellement que c’était pitié de le voir.

Pendant une minute entière les autres gamins ne le quittèrent pas des yeux, puis tous les regards se portèrent à la fois sur Kolia.

Celui-ci continuait à mesurer du regard le gamin insolent.

— C’est-à-dire comment ont-ils fondé Troie ? daigna-t-il enfin questionner. Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs, en général que de fonder une ville ou un État ? Comment cela se fait-il ? Sont-ils venus chacun, à leur tour, en apportant une pierre ?

Tout le monde se mit à rire.

Le coupable devint rouge pourpre. Il ne disait mot et était prêt à pleurer.

Kolia le tint une minute encore dans cette situation.

— Pour discuter des événements historiques aussi importants que la fondation d’une nationalité, il faut d’abord comprendre ce que cela veut dire, dit Kolia d’un ton doctoral. D’ailleurs, je ne vois aucune importance à tous ces contes de femmes, et j’ai peu d’estime pour l’histoire.

Ces derniers mots furent dits d’un air négligé et semblaient s’adresser à toute la société.

— C’est de l’histoire universelle que vous parlez ? fit le capitaine comme effrayé.

— Oui, de l’histoire universelle. Il n’y a là que l’étude d’une série de bêtises humaines. Pour moi, j’apprécie seulement les mathématiques et les sciences physiques, répondit Kolia en jetant un regard furtif du côté d’Alexey, car il ne craignait que l’opinion de Chestomazov.

Celui-ci ne disait rien et gardait son air sérieux. S’il eût dit quelque chose on aurait su à quoi s’en tenir, mais Alexey ne risquait pas un mot, et « son silence pouvait être le silence du mépris ».

Kolia s’irritait donc de plus en plus.

— Puis parlons encore des langues mortes. Voilà certes une folie… Mais je crois que vous n’êtes pas encore de mon avis, Chestomazov.

— Non, je ne suis pas de votre avis, répondit Alexey avec un sourire contenu.

— Les langues classiques, si vous voulez savoir là-dessus mon opinion, sont une mesure de police, et c’est dans cet unique but qu’on nous les fait étudier. Et on le fait parce qu’elles sont ennuyeuses et par suite atrophient nos facultés. On s’ennuyait déjà beaucoup, on a voulu qu’on s’ennuyât davantage. On était déjà assez abruti ; que pouvait-on faire pour nous abrutir davantage ? On a inventé les langues classiques. Voilà mon opinion absolue, et j’espère n’en changer jamais, conclut Kolia d’un ton bref, et une pointe de rouge monta à ses joues.

— C’est pourtant vrai, dit d’une voix sonore Smourov, qui l’avait écouté attentivement.

— Et cependant il est premier en latin, dit l’un des enfants.

— Oui, papa, il parle comme cela, et il est tout de même le premier de notre classe en latin, confirma Ilioucha.

Kolia pensa qu’il était nécessaire de se défendre, bien que flatté par cet éloge.

— Et qu’est-ce que cela prouve ? J’apprends le latin parce qu’il faut que je l’apprenne et que j’ai promis à ma mère de terminer mes études. Et puis, à mon avis, quand on entreprend quelque chose il faut le faire bien. Cela ne m’empêche pas au fond de mépriser le classicisme et toute cette duperie… N’êtes-vous pas de mon avis, Chestomazov ?

— Pourquoi une « duperie » ? demanda Alexey avec un nouveau sourire.

— Mais de grâce, puisque les classiques sont traduits en toutes les langues, ce n’est pas pour les connaître qu’on a besoin du latin. C’est donc uniquement par mesure de police et pour notre abrutissement. Comment ne serait-ce donc pas une duperie ?

— Mais qui donc vous a appris tout cela ? finit par s’écrier Alexey étonné.

— D’abord je puis le comprendre moi-même et sans qu’on me l’apprenne. Et puis, ce que je vous ai dit à propos des classiques traduits a été répété par le professeur Kolbasnikov devant la troisième classe tout entière…

— Voilà le docteur, s’écria à ce moment Ninotchka, qui jusque-là avait gardé le silence.

En effet, une voiture s’arrêtait devant la porte de la maison.

Le capitaine, qui avait attendu le docteur toute la matinée, se précipita à sa rencontre. « Maman » prit un air de circonstance.

Alexey s’approcha du lit et arrangea l’oreiller d’Ilioucha. Ninotchka, assise dans son fauteuil, ne le quittait pas du regard, examinant comment le jeune homme s’y prenait. Les gamins s’empressèrent de prendre congé et quelques-uns promirent de repasser dans la soirée.

Kolia appela Pérezvon, qui sauta à bas du lit.

— Je ne m’en vais pas, je ne m’en vais pas, dit Kolia au malade. Je vais attendre dans le vestibule, et quand le docteur partira, je reviendrai avec Pérezvon.

Le médecin entrait justement, la tête haute. Avec ses favoris longs et noirs, son menton rasé de frais et sa fourrure d’ours, il avait l’air de quelqu’un qui se trompe de porte.

Il s’arrêta dès le seuil comme s’il eût été frappé de quelque chose.

— Qu’est-ce que cela ? Où suis-je ? murmurait-il sans retirer sa fourrure ni sa casquette de loutre.

Ce monde, la pauvreté de cette chambre, le linge tendu sur une corde l’avaient tout à fait déconcerté.

Le capitaine se courbait en deux devant lui.

— Vous êtes ici, ici, murmurait-il obséquieusement. C’est chez moi que vous devez venir…

— Sneguirev, fit le docteur d’une voix traînante et haute, monsieur Sneguirev, c’est vous ?

— C’est moi.

— Ah !

Le docteur regarda encore autour de lui avec dégoût et ôta sa pelisse.

On aperçut alors pendue à son cou une décoration importante. Le capitaine prit la pelisse au vol et le docteur retira sa casquette.

— Et où donc est le malade ? dit-il d’une voix haute et d’un ton impératif.