Les Précoces/Chapitre 13

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XIII


— Que pensez-vous que va dire le docteur ? demanda Kolia vivement aussitôt sorti dans le vestibule. Quelle vilaine tête il a, n’est-ce pas ? Je ne puis pas souffrir la médecine.

— Ilioucha mourra. Cela ne fait plus de doute, répondit tristement Alexey.

— Les coquins ! La médecine est une coquine… Je suis pourtant bien aise, Chestomazov, d’avoir fait votre connaissance, et je le désirais depuis longtemps. Il est regrettable seulement que nous nous soyons rencontrés en de si douloureuses circonstances…

Kolia aurait voulu ajouter quelque chose de plus chaleureux, de plus expansif, mais un je ne sais quoi le gênait. Alexey s’en aperçut, sourit et lui pressa la main.

— Depuis longtemps j’ai appris à estimer en vous une nature exceptionnelle, murmurait Kolia de plus en plus troublé. — J’ai entendu dire que vous êtes mystique et que vous avez été moine. Je sais que vous êtes un mystique, mais… cela ne m’a pas arrêté. Le contact de la réalité vous guérira… Avec des natures comme la vôtre il ne peut en être autrement.

— Qu’est-ce que vous appelez mystique ; de quoi ai-je à me guérir ? demanda Alexey un peu étonné.

— Eh bien : Dieu et le reste.

— Comment ? Vous ne croyez pas en Dieu ?

— Au contraire, je n’ai rien contre Dieu. Certes Dieu n’est qu’une hypothèse… Mais j’accepte que son existence est nécessaire pour l’ordre sur cette terre, et cœtera… Et même que s’il n’existait pas il faudrait l’inventer, ajouta-t-il en rougissant.

L’idée lui vint alors qu’Alexey pouvait penser qu’il voulait faire montre de ses connaissances et prouver qu’il était un grand.

« Je ne veux pas du tout me vanter de ce que je sais, pensait Kolia, » et le dépit l’envahissait.

— Je vous avoue que je n’aime pas à entrer dans toutes ces discussions. On peut bien, n’est-ce pas, sans croire en Dieu, aimer l’humanité. Voltaire, par exemple, ne croyait pas en Dieu ; il aimait cependant l’humanité.

— Si fait. Voltaire croyait en Dieu, mais je crois qu’il y croyait peu, comme d’ailleurs il aimait peu l’humanité, répondit Chestomazov d’un ton doux et naturel mais retenu, comme s’il se fût adressé à quelqu’un de plus âgé que lui.

Kolia fut frappé de cette hésitation d’Alexey dans son opinion sur Voltaire, et surtout de ce qu’il semblait lui abandonner, à lui, le petit Kolia, la solution de la question.

— Avez-vous lu Voltaire ? demanda Alexey.

— Non, pas précisément. J’ai lu Candide dans la traduction russe, une traduction ancienne et monstrueuse.

— Et vous l’avez compris ?

— Oh oui, tout !… Mais pourquoi pensez-vous que j’aurais pu ne pas comprendre ? Il y a certes beaucoup de crudités… Et je suis bien capable de comprendre que c’est un roman philosophique et qu’il est écrit pour soutenir une idée, disait Kolia, ne sachant plus comment s’en tirer. — Je suis un socialiste, Chestomazov, socialiste endurci, dit-il tout à coup à brûle-pourpoint.

— Socialiste ? fit en riant Alexey. Mais depuis quand avez-vous pu le devenir ? N’avez-vous pas treize ans seulement ?

Kolia fut froissé.

— Et d’abord je n’ai pas treize ans, mais quatorze, je les aurai dans quinze jours. Et puis, je ne comprends pas du tout ce que mon âge peut faire à cela. Il s’agit de mes opinions et non de ma date de naissance, n’est-ce pas ?

— Quand vous serez plus âgé, vous vous apercevrez vous-même de l’importance que peut avoir l’âge sur l’opinion. Il me semble aussi que certaines de vos phrases ne sont pas de vous, répondit tranquillement Alexey.

Kolia l’interrompit avec chaleur.

— De grâce ! Vous exigez de l’obéissance et du mysticisme. Convenez que la religion chrétienne, par exemple, ne convient qu’aux riches et aux puissants pour tenir en esclavage les classes inférieures. N’est-il pas vrai ?

— Ah, je sais où vous avez lu cela, ou bien où l’a lu quelqu’un qui vous l’a appris, s’écria Alexey.

— Voyons, pourquoi voulez-vous que je l’aie lu ou que quelqu’un me l’ait appris ? J’ai aussi mes idées à moi… Et puis, si vous voulez, je ne suis pas du tout hostile au Christ. C’était un homme tout à fait humanitaire, qui, s’il vivait de notre temps, eût certes pris parti pour les révolutionnaires et eût joué peut-être un rôle important. C’est même tout à fait certain.

— Mais où donc, où donc avez-vous pris tout cela ? De quel imbécile avez-vous donc fait connaissance ?

— Voyons, on ne peut pas cacher la vérité. Certes, en certaines occasions, je cause avec M. Nikitine, mais… Le vieux Belinsky affirmait également ces principes[1].

— Belinsky ? Je ne m’en souviens pas. Il n’a écrit cela nulle part.

— S’il ne l’a pas écrit, on affirme du moins qu’il l’a dit. Je tiens cette opinion d’un certain… Du reste, qu’importe.

— Et Belinsky, avez-vous lu ses livres ?

— Voyez-vous, non… Je ne l’ai pas lu entièrement. Mais… j’ai lu les passages qui expliquent pourquoi Tatiana n’a pas voulu suivre Onéguine[2].

— Comment « n’a pas voulu suivre Onéguine » ? Mais… est-ce que vous comprenez déjà cela ?

— Permettez ! Il me semble que vous me prenez pour le petit Smourov, fit Kolia d’un ton irrité. — Ne croyez pas d’ailleurs que je sois déjà un révolutionnaire aussi enragé. Je me trouve souvent en désaccord avec M. Nikitine. Si j’ai parlé de Tatiana, cela ne veut pas dire que je suis partisan de l’émancipation des femmes. J’accepte que la femme est un être inférieur et qui doit obéir. Que les femmes tricotent, a dit Napoléon, et je partage en cela l’opinion de ce pseudo-grand homme. Je pense aussi que quitter son pays pour s’enfuir en Amérique est une bêtise, je dirai même une bassesse. Pourquoi aller en Amérique quand nous pouvons servir l’humanité chez nous, et surtout maintenant quand nous avons ici une masse d’activité fructueuse. C’est ce que je répondis.

— Répondis, mais à qui ? Est-ce que quelqu’un vous a déjà proposé de partir pour l’Amérique ?

— Je vous avoue qu’on m’y a poussé, mais j’ai refusé. Il va sans dire, Chestomazov, que cela est entre nous et que vous n’en direz mot à personne. Je ne l’ai dit qu’à vous seul. Je n’ai aucun désir de tomber entre les pattes de la Troisième Section[3] et de prendre des leçons au Pont-de-Chaînes[4].


« Tu te rappelleras la maison
« Qu’on voit auprès du Pont-de-Chaînes !


Vous souvenez-vous de ces vers ? Ils sont magnifiques. Mais pourquoi riez-vous ? Croyez-vous que ce soit là des contes.

« Qu’arrivera-t-il s’il apprend que je n’ai dans la bibliothèque de mon père que ce numéro du Tocsin et que je n’ai pas lu autre chose », pensa-t-il tout à coup avec un frisson.

— Oh non, je ne ris pas, et je ne pense pas que vous m’ayez fait des contes, car c’est la vérité, et c’est précisément là le malheur. Dites-moi encore, avez-vous lu Pouchkine ? Vous venez de parler de Tatiana.

— Non, je ne l’ai pas encore lu, mais je veux le lire. Je n’ai pas de préjugés, Chestomazov, je veux écouter les deux parties. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Comme cela.

— Dites-moi, Chestomazov, est-ce que vous me méprisez beaucoup, dit Kolia brusquement, et il se campa devant Alexey comme s’il s’attendait à une lutte. — Je vous en prie, sans façon.

— Vous mépriser ? demanda Alexey étonné. Mais pourquoi donc ? J’ai seulement de la tristesse de voir une bonne nature comme la vôtre, qui à peine a commencé de vivre, être aussi dévoyée par des sornettes grossières.

— De ma nature, ne vous en inquiétez pas. Je suis soupçonneux, c’est vrai, bêtement, grossièrement même. Je vous ai vu sourire tout à l’heure, et il me semblait que vous…

— Je souriais pour une cause tout à fait différente et que voilà : j’ai lu récemment un article d’un Allemand qui a vécu en Russie, au sujet de la jeunesse studieuse actuelle. « Montrez, écrit-il, à un écolier russe une carte du ciel dont il n’a encore jamais eu connaissance, et le lendemain il vous rapportera la carte corrigée. »

Peu de savoir et une suffisance sans bornes ; voilà ce que l’Allemand voulait dire de l’écolier russe.

— Mais cela est absolument vrai, fit Kolia en éclatant de rire, c’est plus que vrai. Bravo ! pour l’Allemand ! Mais M. Choucroutman n’a pas vu peut-être le bon côté. Qu’en pensez-vous ? La suffisance, je l’admets, c’est péché de jeunesse et qui se corrige s’il faut qu’il soit corrigé ; mais, d’un autre côté, il y a l’esprit d’indépendance, qui nous vient de l’enfance ; il y a la hardiesse de la pensée et de la conviction, bien différente de leur obséquiosité choucroutienne en face de l’autorité… Mais l’Allemand a bien parlé tout de même, Bravo ! pour l’Allemand ! Il faut pourtant étouffer les Allemands. Qu’ils soient forts en science cela va sans dire, et pourtant il faut les étouffer…

— Mais pourquoi les étouffer ? demanda Alexey avec un nouveau sourire.

— J’ai peut-être un peu forcé l’expression. Je suis parfois un véritable enfant, et quand je suis content de dire quelque chose je ne me retiens pas, quitte à dire des bêtises… Mais, pendant que nous sommes à dire des bêtises, le médecin est là et y reste bien longtemps. Peut-être examine-t-il aussi la maman et Ninotchka, l’estropiée ? Savez-vous qu’elle m’a beaucoup plu, cette Ninotchka ? Quand je sortais, elle a murmuré à mon oreille : « Pourquoi n’êtes vous pas venu plus tôt ? » Et de quelle voix pleine de reproches a t-elle dit cela ? Il me semble qu’elle est très bonne et bien digne de pitié.

— C’est vrai, c’est vrai. Vous allez les voir, et vous saurez alors quelle créature est Ninotchka. Il vous sera très utile de fréquenter ces créatures pour les apprécier, et vous apprendrez, en les connaissant, bien des choses. Cela vous changera mieux que tout.

— Combien je regrette, combien je m’en veux de n’être pas venu plus tôt ! s’écria Kolia avec amertume.

— Oui, c’est bien regrettable. Vous avez vu vous-même quelle impression de joie vous avez faite sur le pauvre petit et combien il se chagrinait en votre attente.

— Ne m’en parlez pas, cela me fait de la peine. Je n’ai que ce que je mérite, au reste. Je ne suis pas venu voir Ilioucha par amour-propre, par un amour propre égoïste et le bas désir de m’imposer, sentiment dont je ne peux me défaire et que j’ai combattu en moi toute ma vie. Je le vois bien maintenant, Chestomazov, je ne suis qu’un vaurien.

— Non, vous êtes une nature excellente mais déviée de son chemin ; et maintenant je ne comprends que trop votre influence sur cet enfant d’esprit si noble et impressionnable jusqu’à la maladie.

— Et c’est vous qui me le dites ? Eh bien, imaginez-vous que je pensais, et même tout à l’heure, que vous me méprisiez ! Si vous saviez seulement combien votre opinion m’est précieuse ?

— Mais êtes-vous donc si soupçonneux que cela !… en vérité, à votre âge ! Imaginez-vous que je pensais justement tout à l’heure en vous regardant, quand vous parliez dans la chambre, que vous deviez être très soupçonneux.

— Vous avez pensé cela ? Quelle perspicacité vous avez ! Vous voyez. Eh bien, je parie que vous l’avez pensé justement quand je racontais l’histoire de l’oie. Je pensais à ce moment-là que vous me méprisiez parce que je me montrais un garçon si grave. J’en ai même eu une sorte de haine contre vous, et je me suis mis alors à dire des bêtises. Ensuite, j’ai pensé, en disant que si Dieu n’existait pas il faudrait l’inventer, que je me hâtais trop d’exhiber mon érudition, et cela d’autant plus que j’avais lu cette phrase dans un livre. Je vous jure pourtant que je ne disais pas cela par vanité, mais tout comme cela, sans savoir pourquoi, parce que j’étais joyeux. Je crois que c’était la joie qui me faisait parler ainsi. Et pourtant c’est bien honteux pour un homme de se vanter parce qu’il est joyeux. Je sais bien cela. Heureusement que je sais maintenant en revanche que vous ne me méprisez pas et que ce n’est qu’un effet de mon imagination. Ah ! je suis bien malheureux, Chestomazov. Parfois je m’imagine des je ne sais quoi ; je crois que tout le monde, le monde entier se moque de moi, et alors, alors je suis prêt à bouleverser l’ordre social.

— Et vous faites souffrir vos proches.

— Et je fais souffrir mes proches, ma mère surtout… Dites-moi, Chestomazov, suis-je bien ridicule en ce moment ?

— Mais ne pensez donc pas à cela ! De grâce, n’y pensez pas ! s’écria Alexey. Et puis, qu’est-ce que cela veut dire, ridicule ! Que de fois l’homme est ou semble être ridicule. Et de plus, presque tous les gens capables aujourd’hui craignent le ridicule, et cela est la cause de leur malheur. Ce qui m’étonne seulement, c’est que vous ayez ressenti si tôt un pareil sentiment. J’ai déjà pourtant fait la même observation sur d’autres. En notre temps, jusqu’aux enfants en souffrent. C’est comme une manie ; le diable, on dirait, s’est incorporé dans cet amour-propre et s’est emparé de toute notre génération… Oui, c’est bien le diable, fit Alexey.

Et il ne riait pas comme l’avait pensé Kolia, qui le regardait fixement.

— Et vous, vous êtes comme les autres, c’est-à-dire comme beaucoup ; seulement il ne faut pas être comme les autres.

— Quand même tous les autres seraient comme cela ?

— Quand même tous les autres seraient comme cela, vous seul ne le soyez pas. Et à vrai dire, vous n’êtes pas comme les autres. Ainsi, vous n’avez pas eu honte d’avouer maintenant ce que vous croyez être mauvais et ridicule en vous. Qui donc l’avoue aujourd’hui ? Personne. On n’éprouve même pas le besoin de faire son examen de conscience. Ne soyez donc pas comme les autres, même si vous étiez seul à être ainsi.

— C’est parfait. Je ne me suis pas trompé à votre égard. Vous avez le don de consoler. Oh ! comme j’aspirais à vous voir, Chestomazov ! Depuis combien de temps j’avais cherché à vous rencontrer. Avez-vous vraiment pensé aussi à moi ? Vous le disiez tout à l’heure.

— Oui, j’ai entendu parler de vous et j’ai pensé à vous. Et si c’est l’amour-propre qui vous a dicté votre question, cela ne fait rien.

— Savez-vous, Chestomazov, que ce que vous venez de dire ressemble un peu à une déclaration d’amour, dit Kolia d’une voix douce et pénétrante. Ce n’est pas ridicule ? Dites-moi, n’est-ce pas ridicule ?

— Pas du tout ridicule, et même si cela était, cela ne ferait rien, parce que c’est un bon sentiment, dit Alexey avec un franc sourire.

— Et savez-vous, Chestomazov, vous pouvez en convenir, que vous-même vous vous sentiez un peu honteux avec moi… Je vois cela dans vos yeux, dit Kolia d’un air malin et heureux à la fois.

— Honteux ! Mais de quoi ?

— Et pourquoi rougissez-vous ?

— Mais c’est vous qui me faites rougir, dit Alexey en riant et en rougissant tout de bon. — Oui, c’est vrai ; je me sens un peu honteux. Dieu sait pourquoi…

— Oh ! que je vous aime et que je vous apprécie en ce moment, justement parce que vous avez honte avec moi, parce que vous êtes comme moi, s’écria Kolia, pris d’un véritable transport.

Ses joues flambaient, ses yeux étincelaient.

— Écoutez, Kolia, vous serez dans la vie un homme très malheureux, dit alors Alexey.

— Je le sais, je le sais ; mais vous, comment savez-vous d’avance tout cela ?

— Mais dans son ensemble vous serez pourtant satisfait de la vie.

— Précisément ! Hourrah ! Vous êtes un prophète. Nous nous entendrons bien, Chestomazov. Ce qui me fait surtout plaisir, savez-vous, c’est que vous me parlez comme à un égal. Et nous sommes loin pourtant d’être égaux ; vous m’êtes bien supérieur, mais nous nous entendrons. Imaginez-vous que je me répétais sans cesse pendant ces derniers mois ! « Ou bien dès la première rencontre nous serons amis pour toujours, ou bien nous nous séparerons, dès ce premier jour, ennemis jusqu’à la tombe… »

— Si vous pensiez ainsi, certes vous m’aimiez déjà.

— Je vous aimais, oui, je vous aimais beaucoup. Je vous aimais et je rêvais de vous. Comment donc avez-vous pu deviner tout cela ?… Mais parlons bas, voilà le médecin. Que va-t-il dire ?… Voyez quelle figure il a.

  1. Célèbre critique russe.
  2. Héroïne et héros d’un poème de Pouchkine.
  3. Police secrète.
  4. Lieu où se trouve le bâtiment de la troisième section à Pétersbourg.