Les Preuves/Du Paty de Clam

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La Petite République (p. 257-273).
DU PATY DE CLAM

I

Après le faussaire Henry, le faussaire du Paty de Clam.

Celui-ci est momentanément couvert par les arrêts complaisants de justice, mais la mesure disciplinaire dont M. Zurlinden lui-même le frappe atteste la vérité des accusations portées contre lui.

De l’information du juge Bertulus il résultait avec évidence que M. du Paty de Clam avait aidé le traître Esterhazy et sa maîtresse, Mme Pays, à fabriquer, en novembre 1897, les faux télégrammes Blanche et Speranza, destinés à perdre le colonel Picquart, témoin à charge contre le traître Esterhazy.

Il en résultait aussi avec certitude que pendant toute la durée de l’enquête et du procès Esterhazy, M. du Paty de Clam avait eu avec celui-ci des relations constantes : c’est lui qui, sous les fantastiques espèces de la Dame voilée, avait communiqué à Esterhazy une pièce secrète du ministère de la guerre. Et pour rehausser encore l’honneur de l’armée, c’est dans des « vespasiennes » que se rencontraient le délégué d’Esterhazy et le délégué de l’État-Major.

Ainsi, voilà où nous en étions. Voilà où en étais la France. Il y a un traître, Esterhazy, auteur véritable du bordereau, et pendant qu’on le juge, les officiers de l’État-Major conspirent avec lui pour le sauver. Ils savent que la culpabilité d’Esterhazy c’est l’innocence de Dreyfus, et, pour maintenir au bagne Dreyfus innocent, ils collaborent à la défense du traître Esterhazy.

En tout cas, même s’ils avaient douté de la culpabilité d’Esterhazy, celui-ci était accusé de trahison ; il allait être jugé devant un Conseil de guerre ; et des officiers, chargés du service des renseignements, s’associaient à lui pour fabriquer des faux ; ils lui ouvraient les dossiers secrets du ministère ; ils l’aidaient à déshonorer par des manœuvres frauduleuses les témoins à charge et à tromper les juges.

Et on nous dit qu’en balayant toute cette honte nous compromettons la France !

Je sais bien que la chambre des mises en accusation n’a pas donné suite à l’information du juge Bertulus, si documentée pourtant et si écrasante. Mais d’abord les juges savaient que le ministère venait d’arrêter le colonel Picquart, coupable d’avoir offert à M. Cavaignac la preuve qu’un faux est un faux. Les juges n’ont pas voulu se dresser contre le gouvernement.

Puis, la chambre des mises en accusation n’a pas osé faire connaître l’ordonnance Bertulus et ses propres arrêts. Elle a craint qu’il y eût un contraste trop violent entre la force des preuves recueillies par le juge contre Esterhazy et du Paty de Clam et la faiblesse des considérants qu’elle y opposait. Elle a, autant qu’il dépendait d’elle, besogné dans l’ombre, et il a fallu attendre la procédure de cassation pour avoir connaissance de ces documents judiciaires.

Enfin quand la Cour de cassation a eu à se prononcer, elle a été d’une sévérité terrible pour la chambre des mises en accusation.

Celle-ci avait rendu deux arrêts. Par l’un, elle prononçait le non-lieu au profit d’Esterhazy et de Mme Pays. Par l’autre, elle déclarait que le juge civil n’était pas compétent pour juger du Paty de Clam et que celui-ci devait être confié à ses bons amis de la justice militaire.

Sur le premier arrêt, arrêt de non-lieu, il n’y avait pas de pourvoi possible et la Cour de cassation n’a pu se prononcer à fond. Mais elle a déclaré que l’arrêt par lequel la chambre des mises en accusation avait dessaisi le juge civil de la complicité de du Paty était absurde et inexplicable, qu’il constituait même une violation scandaleuse de la loi par défaut d’application.

Et flétrissant ainsi celui des deux arrêts qui lui était soumis, la Cour de cassation flétrissait l’autre, émané de la même complaisance servile, de la même bassesse judiciaire.

Les conclusions premières du juge Bertulus contre du Paty et Esterhazy subsistent donc en leur entier. Et la mise à pied de du Paty, prononcée il y a trois jours par M. Zurlinden, les confirme.

C’est, nous dit le communiqué ministériel, à cause de ses agissements pendant l’affaire Esterhazy que du Paty a été frappé. Or, la besogne de du Paty pendant l’enquête Esterhazy a été double : il a pratiqué des faux de complicité avec le traître et il lui a ouvert les dossiers secrets du ministère de la guerre.

M. Zurlinden, en frappant du Paty sous la rubrique de l’affaire Esterhazy, confirme donc cette double accusation.


II

Et si nous ne retenons un moment que la communication des pièces secrètes, nous avons le droit de demander : comment M. du Paty n’est-il pas traduit en justice ?

Le colonel Picquart est en prison depuis soixante jours : il va passer le 21 devant les juges correctionnels, il est menacé des peines qui frappent l’espionnage. Pourquoi ? Parce qu’il a communiqué à l’avocat Leblois, son ami, quelques lettres du général Gonse, où celui-ci lui recommandait la prudence dans l’affaire Dreyfus, tout en l’autorisant à continuer ses recherches. Il n’y a rien là qui touche à la défense nationale.

Et quand du Paty de Clam est convaincu, par ses chefs eux-mêmes, d’avoir communiqué des pièces d’un dossier secret d’espionnage à un officier accusé de trahison, il n’est pas traduit devant les juges.

Jamais le dérèglement d’esprit et de conscience de toute une société, jamais l’affolement « des institutions fondamentales », livrées à la violence et à la sottise du militarisme ne furent aussi naïvement étalés.

Mais peu importe ! Chaque jour sous le mensonge la vérité perce, et il faudra bien qu’au prochain procès Zola la lumière soit faite entière sur le cas de du Paty. Les « agissements » de du Paty rentrent tout à fait dans le cadre du procès, car Zola, ayant accusé le Conseil de guerre d’avoir acquitté par ordre Esterhazy, doit être admis à faire la preuve que derrière Esterhazy il y avait du Paty, délégué de l’État-Major et de la haute armée.

Donc tous les témoignages sur les relations d’Esterhazy et de du Paty devront être entendus. Je crois qu’on peut se promettre d’avance une audience intéressante.

Il faudra bien aussi que le rapport du général Zurlinden sur « les agissements de du Paty pendant l’affaire Esterhazy » soit communiqué à la défense et au jury.


III

Mais dès maintenant la preuve est faite. Dès maintenant il est sûr que, comme Henry, du Paty de Clam a été un faussaire. Dès maintenant il est sûr que c’est lui qui passait au traître Esterhazy des pièces secrètes et qui imaginait, pour couvrir ces relations coupables, le roman inepte de la Dame voilée.

Ah ! cette histoire de la Dame voilée ! Il y faut revenir non plus pour faire la lumière qui est complète maintenant, mais pour montrer à notre pays, pour montrer au peuple de France par quelles inventions niaises on s’est joué de lui.

Quelle comédie plate que ce procès d’Esterhazy devant le Conseil de guerre !

Il fallait bien que le traître se sentît soutenu par tous les grands chefs et par les basses cohortes césariennes et cléricales pour oser à ce point mystifier les juges et la nation.

Rappelez-vous que la prétendue Dame voilée c’était du Paty de Clam et savourez, je vous prie, le récit d’Esterhazy devant le Conseil de guerre :

― J’étais à la campagne, lorsque je reçus, à la date du 20 octobre, une lettre anonyme, ou plutôt signée Speranza, m’annonçant les manœuvres dont j’allais être victime et l’intervention dans cette affaire du lieutenant-colonel Picquart… Je m’adressai immédiatement à M. le ministre de la guerre auquel j’écrivis qu’il était le gardien de l’honneur de tous ses officiers, et je le priai de m’entendre pour lui faire part d’une communication très grave.

Le ministre me fit recevoir par le général Billot qui me dit de faire un récit détaillé de toute l’affaire. Je fis le récit demandé, mais je n’eus pas de réponse.

Deux jours avant, je reçus un télégramme me donnant rendez-vous derrière le pont Alexandre III, sur le carré des Invalides. Je m’y rendis et trouvai là cette dame dont on a tant parlé, que je ne connais pas, couverte d’une voilette épaisse. Je n’ai pas pu voir sa figure et j’ai pris, sur sa demande, l’engagement de ne pas chercher à la reconnaître.

Cette dame me prévint de la machination tramée contre moi…

Le général de Luxer. ― Vous n’avez pas cherché à trouver le nom de cette dame, ni à savoir à quelle source elle avait puisé ses renseignements ?

R. ― Au cours de l’enquête du général de Pellieux, j’ai reçu un avis fixant le jour où je devais la revoir, mais je n’ai pas pu la revoir parce que j’étais entouré d’une collection d’immondes gredins qui m’enveloppaient et me suivaient botte à botte. J’ai prévenu le général de Pellieux que je ne pouvais pas m’en débarrasser, et, en effet, je n’ai pas été lâché d’une semelle.

D. ― Cependant cette bande vous a lâché, puisque vous avez eu des rendez-vous avec la dame ?

R. ― Au moment du rendez-vous du pont, je n’étais pas suivi encore.

D. ― Mais vous avez eu plusieurs rendez-vous. À combien de jours d’intervalle ?

R. ― Le premier, le 20 octobre ; le second, quatre jours après ; deux autres ont précédé de très peu la déclaration du général Billot à la Chambre…

D. ― À la suite de laquelle vous avez été suivi, dites-vous. Il est bien singulier que vous ayez eu ainsi quatre rendez-vous de la personne mystérieuse et que vous n’ayez pas pu chercher à savoir d’où venaient les renseignements qu’elle vous donnait.

R. ― Les renseignements étaient exacts, j’en avais la preuve.

D. ― Vous n’avez pas cherché à savoir quel intérêt elle avait à vous dévoiler les agissements de vos ennemis ?

R. ― Elle semblait poussée par un besoin impérieux de défendre un malheureux contre des imputations fausses.

D. ― Pourquoi ne pas reproduire ces allégations au grand jour ? Pourquoi se cacher quand on a quelque chose à dire dans l’intérêt de la vérité ?

R. ― Je ne chercherai pas même aujourd’hui à savoir où elle a puisé ses renseignements, car j’ai juré de ne pas m’en occuper. Dans la seconde entrevue que j’eus avec cette dame, elle me remit une enveloppe disant qu’elle contenait la preuve de la culpabilité de Dreyfus et de mon innocence ; elle ajouta que « si le torchon brûlait, il n’y avait qu’à faire publier la pièce dans les journaux ».

D. ― Qu’avez-vous fait de cette pièce ?

R. ― Je l’ai remise au ministre de la guerre. Je prévins le ministre, le président de la République. Je fus appelé chez le gouverneur militaire qui me demanda des détails. J’ai remis la pièce sans savoir ce qu’elle contenait. C’était le 14 novembre. Le 15, M. Mathieu Dreyfus publiait, dans le Matin, sa lettre de dénonciation. Le 13, à midi, je prévins le ministre de la guerre que j’avais l’honneur de demander une enquête.

D. ― En ce qui concerne l’histoire de la Dame voilée, la police a recherché les cochers qui l’auraient conduite dans les rendez-vous. Les résultats ont été nuls.

R. ― Tout ce que j’ai dit est aussi vrai que je suis innocent.

Ce dernier trait est admirable. Que dirait Esterhazy, si nous le prenions au mot ?


IV

Mais vit-on jamais mystification pareille et vaudeville aussi grossier ?

Et quelle humiliation pour les juges d’être obligés d’accepter ou de paraître accepter une fable aussi absurde !

On devine bien, dans les paroles du président, le général de Luxer, une sourde révolte de bon sens et de conscience. Il sent bien qu’on se joue de lui, mais il n’ose pousser à fond. Il sait qu’Esterhazy est intangible.

Pourtant, les juges du Conseil de guerre, s’ils n’avaient pas consenti à être dupes de cette comédie, avaient un moyen bien simple de savoir la vérité.

Une pièce secrète du ministère de la guerre avait été remise à Esterhazy. Ils n’avaient qu’à demander : « Comment cette pièce a-t-elle pu sortir des tiroirs du ministère ? Comment une photographie a-t-elle pu en être livrée à Esterhazy ? »

Les officiers qui gardaient les dossiers n’étaient pas bien nombreux : l’enquête aurait abouti bien vite. La preuve c’est qu’en quelques jours le général Zurlinden a su que la Dame voilée c’était du Paty de Clam.

Mais si on avait fait sérieusement cette enquête, on aurait constaté publiquement la complicité de l’État-Major avec le traître Esterhazy.

Et les hommes de bon sens se seraient dit : Puisque du Paty de Clam, qui a été l’officier de police judiciaire dans l’affaire Dreyfus, qui a conduit et machiné tout le procès, est obligé maintenant de recourir aux manœuvres les plus suspectes pour sauver Esterhazy, accusé d’avoir commis la trahison imputée à Dreyfus, c’est qu’il n’y a pas contre Dreyfus de charges sérieuses.

Ils se seraient dit aussi : Puisque du Paty de Clam est un charlatan et un misérable, combinant, avec le louche Esterhazy, des romans ineptes et livrant des dossiers secrets à un homme accusé de haute trahison, quelle autorité morale garde le procès Dreyfus que du Paty a mené ?

Oui, dès lors, dès le mois de janvier 1898, les honnêtes gens auraient dit ce qu’ils sont bien obligés de dire aujourd’hui.

Et c’est pourquoi, ni le général de Luxer, ni les juges du Conseil de guerre n’osaient chercher à fond ce qui se cachait sous la fable insolente de la Dame voilée, et au nom de l’honneur de l’armée ils ont dû subir, en réprimant un haut-le-cœur, l’écœurante mystification dont les honorait Esterhazy.


V

Il est vrai que celui-ci n’épargnait pas non plus son enquêteur, le général de Pellieux. Il lui avait raconté que la Dame voilée lui avait donné un soir rendez-vous dans une rue voisine du Sacré-Cœur. Le général de Pellieux lui dit : « Apportez-moi cette lettre. » Naturellement, comme Esterhazy n’avait jamais reçu cette lettre, il dut, une fois rentré chez lui, la fabriquer.

Mais il ne se rappela plus le nom de la rue voisine du Sacré-Cœur et il envoya sa concierge pour le vérifier. C’est elle qui en a témoigné devant le juge.

Quand la concierge fut de retour, Esterhazy put achever la lettre de la Dame voilée, et le lendemain le général de Pellieux, comme un vieux maître somnolent qu’un écolier fripon coifferait du bonnet d’âne, recevait le document « authentique ».

Et la verve bouffonne du traître s’attaquait au ministre lui-même : après avoir rapporté solennellement au ministère la pièce secrète que lui avait livrée du Paty, Esterhazy obtenait du ministre un reçu où la légende de la Dame voilée est officiellement inscrite. Et il portait ce reçu aux journaux !

C’était le plus beau trophée de l’audace du traître sur la plate rouerie de Billot. Je ne connais pas de document plus monstrueusement bouffon que le reçu donné gravement par un ministre de la guerre à un traître qui rapporte un document volé au ministère. En voici le texte qui passera à l’histoire :

Commandant,

Le ministre de la guerre vous accuse réception du document que vous lui avez fait remettre à la date du 14 novembre, document qui vous a été donné, avez-vous dit, par une femme inconnue, et qui serait, ajoutez-vous, la photographie d’un document appartenant au ministère de la guerre.

Ainsi, on ne vérifie pas tout de suite si c’est bien en effet la photographie d’un document du ministère, car il aurait fallu arrêter immédiatement Esterhazy comme receleur. On se borne à enregistrer les affirmations du traître et à lui accuser réception du document. Le général Billot peut-il relire aujourd’hui toute cette histoire sans une rougeur de honte ?


VI

Mais pourquoi du Paty avait-il communiqué à Esterhazy, quelques jours avant le procès de celui-ci, une pièce secrète ? On sait aujourd’hui que c’est la fameuse pièce : « Ce canaille de D… » qui avait été illégalement communiquée par le général Mercier aux juges de Dreyfus, à l’insu de celui-ci.

Le rapport Ravary nous apprend que c’est cette pièce qui fut communiquée à Esterhazy. Pourquoi ? dans quel intérêt ?

Comme je l’ai fait observer dans ma déposition à la cour d’assises, au procès Zola, cette pièce ne pouvait pas aider Esterhazy dans sa défense. Il était accusé d’avoir écrit le bordereau. La possession de la pièce : « Ce canaille de D… » ne l’aidait pas à démontrer qu’il n’était pas l’auteur du bordereau. Et je disais : « L’État-Major, en lui passant ce document, a voulu dire à Esterhazy : Nous sommes avec vous : ne perdez pas courage, n’avouez pas. »

L’explication était vraie dans l’ensemble, puisque nous savons maintenant que du Paty avait des relations constantes avec Esterhazy.

Mais elle n’était pas assez précise. En effet, si du Paty de Clam avait voulu seulement assurer Esterhazy du concours de l’État-Major, il n’avait pas besoin de lui mettre en main une pièce du dossier qui ne pouvait pas servir directement à sa défense.

Non, par cette manœuvre, l’État-Major a voulu autre chose. Il a voulu faire peur au général Billot. Il a voulu lui signifier qu’Esterhazy avait en main la pièce dont le général Mercier avait fait un usage illégal et criminel.

Cela disait à Billot : Ne touchez pas à Esterhazy, car il est armé d’un secret redoutable ; il peut provoquer un grand scandale qui atteindra un ancien ministre et ébranlera toute la haute armée.

C’est pour cela qu’Esterhazy a reçu de du Paty cette pièce compromettante et qu’il l’a remise au ministre. C’est un chantage exercé par l’État-Major sur le général Billot et celui-ci peut être fier de la façon dont les bureaux de la guerre l’ont traité.

En octobre 1896, ils fabriquent un faux pour le lancer contre Dreyfus dans l’interpellation Castelin ; et en novembre 1897, ils lui ont fait peur du scandale pour qu’il fasse acquitter Esterhazy.

C’est entre le faux et le chantage, comme entre les deux branches d’un étau, que le général Billot a été pressé et façonné par l’État-Major.


VII

Aussi bien le général Billot croyait-il peut-être de son intérêt d’être trompé.

Mais maintenant que les faux d’Henry sont découverts, maintenant que ceux de du Paty sont démontrés, maintenant qu’il est reconnu de tous que la fable de la Dame voilée a été concertée par du Paty et Esterhazy pour duper le ministre et égarer les juges, il faut quelque audace aux nationalistes et aux cléricaux pour soutenir que le procès Dreyfus est intact.

Ils ont vraiment le génie de la disjonction : ils ne voient pas ou ils n’avouent pas les connexités les plus évidentes.

Dreyfus est condamné sur le bordereau ; plus tard, quand il est établi que le bordereau est d’Esterhazy, nos bons nationalistes disent : « C’est possible, mais cela n’a aucun rapport avec l’affaire Dreyfus. »

Puis, il est établi que le colonel Henry, qui fut contre Dreyfus le principal témoin à charge, est un faussaire et un scélérat. Ils disent : « C’est possible ; mais c’est l’affaire Henry ; cela n’a aucun rapport avec l’affaire Dreyfus. »

Et encore il est prouvé que l’enquêteur et meneur du procès Dreyfus, du Paty, est un faussaire, une sorte de feuilletonniste niais et malfaisant ; ils disent : « C’est possible ; mais c’est l’affaire du Paty ; cela n’a aucun rapport avec l’affaire Dreyfus. »

Ils affectent même, à chaque découverte nouvelle qui ruine le fondement même du procès Dreyfus, de se réjouir et de triompher. À la bonne heure, murmurent-ils : voilà le procès qui s’épure de tous ses éléments parasites, de toutes ses dépendances suspectes ; c’est « la liquidation » de toutes les affaires accessoires et latérales : l’affaire centrale, dominante, va se dresser dans sa rectitude et sa force, comme un monument dégagé des masures qui le souillaient et le masquaient.

Il n’y a qu’un malheur : c’est que toutes ces affaires Henry et du Paty ne sont pas des excroissances du procès Dreyfus, elles en sont le cœur et le centre.

Quand un homme a été condamné par l’action de deux hommes, l’un juge d’instruction, l’autre premier témoin, et que l’indignité de ces deux hommes est démontrée, le procès est atteint dans ses œuvres vives. Le procès est mort avec Henry ; il est déshonoré avec du Paty.

La tactique désespérée des nationalistes ne trompe plus personne ; et c’est en vain qu’ils l’appliquent aux documents comme aux hommes.

Ils avaient invoqué le bordereau : le bordereau croule, puisqu’il est d’Esterhazy. Ils s’écrient : À la bonne heure ; les autres pièces ne sont que plus fortes.

Les pièces avec l’initiale D cessent de porter, car la preuve est faite qu’elles ne peuvent s’appliquer à Dreyfus. Ils s’écrient : Très bien ; mais la lettre des attachés où Dreyfus est nommé en toutes lettres est irrésistible.

On démontre que c’est un faux. Qu’à cela ne tienne, s’écrient-ils ; la fausseté constatée de cette pièce ajoute encore à l’authenticité des autres, et il y a le dossier ultra secret qui est inexpugnable ; il y a, tremblez donc, la correspondance de Guillaume II et de Dreyfus. Au bout de quelques jours cette correspondance croule à jamais sous le ridicule, et ils n’osent plus en parler. Victoire, clament-ils, en avant ! Il y a les rapports des espions berlinois, et quand la preuve sera faite de leur fausseté et de leurs inepties, ils triompheront encore.

La culpabilité de Dreyfus est pour eux comme une essence immatérielle et immortelle qui survit à la ruine morale de tous les témoins et au discrédit de toutes les preuves.

Elle existe en soi et par soi, c’est une entité indestructible… Oui, mais le pays se dit que lorsqu’il n’y a contre un homme que des témoins flétris et des pièces fausses, c’est que cet homme est innocent.


VIII

Du Paty n’était pas un comparse au procès Dreyfus : c’est lui qui a mis en mouvement les poursuites. C’est lui, d’accord avec Bertillon, qui a imaginé que Dreyfus avait fabriqué le bordereau avec un mélange d’écritures variées ; c’est lui qui a torturé le capitaine pour lui arracher des semblants d’aveux que toujours il refusa.

C’est lui enfin qui a machiné la scène de la dictée où l’on retrouve toute la fausseté d’esprit et de conscience, toute la complication niaise et mélodramatique qui éclate dans le roman de la Dame voilée.

Le même fou qui a conspiré avec Esterhazy, dans le nocturne décor des vespasiennes et sous le voile mystérieux de la femme inconnue, a organisé contre Dreyfus cette épreuve judiciaire de la dictée, qui décida de l’arrestation.

Il avait imaginé de dicter à Dreyfus le bordereau pour voir s’il se troublerait. De pareilles expériences sont toujours délicates.

Essayer de surprendre sur la physionomie d’un homme les signes d’une émotion secrète est très hasardeux. Il est toujours à craindre que l’observateur, qui ne fait cette expérience que quand il a déjà des soupçons, ne ramène à son idée préconçue les signes les plus indifférents.

En tout cas, cette méthode, toujours incertaine, ne vaut que ce que vaut l’homme qui la pratique.

Et quand on sait que le commandant du Paty de Clam avait une imagination de Ponson du Terrail, quand on sait qu’au lieu de se réserver tout entier pour l’observation directe de Dreyfus, il avait disposé des miroirs sur toutes les faces du cabinet pour surprendre les attitudes ou les mouvements que lui déroberait l’homme soupçonné, quand on sait qu’il s’introduisait de nuit dans la chambre de prison où dormait Dreyfus et qu’il voulait lui porter brusquement une lanterne au visage pour saisir le soubresaut de sa pensée, on se demande si cette enquêteur de mélodrame devenu un inquisiteur de tragédie avait le sang-froid et la mesure nécessaires pour interpréter exactement les jeux de la physionomie, les mouvements involontaires du pied ou de la main.


IX

Mais regardons de près ce que dit à cet égard l’acte d’accusation :

Alors que le capitaine Dreyfus, s’il était innocent, ne pouvait pas se douter de l’accusation formulée contre lui, M. le commandant du Paty de Clam le soumit à l’épreuve suivante : il lui fit écrire une lettre dans laquelle étaient énumérés les documents figurant dans la lettre-missive incriminée. Dès que le capitaine Dreyfus s’aperçut de l’objet de cette lettre, son écriture, jusque-là régulière, normale, devint irrégulière et il trembla d’une façon manifeste pour les assistants.

Interpellé sur les motifs de son trouble, il déclara qu’il avait froid aux doigts. Or, la température était bonne dans les bureaux du ministère, où le capitaine Dreyfus était arrivé depuis un quart d’heure, et les quatre premières lignes écrites ne présentent aucune trace de l’influence de ce froid.

Et d’abord pour couper court à tout, la défense met l’État-Major au défi de produire cette pièce. Elle affirme que nul ne pourra surprendre à aucune ligne la moindre trace de tremblement.

Mais de plus, comme si tout devait être louche dans cette affaire, à quel étrange procédé a recouru le commandant du Paty ? S’il avait voulu que l’expérience fût claire, qu’elle eût au moins quelque chance d’aboutir, il fallait qu’il dictât à Dreyfus le texte même du bordereau.

C’est alors que, si vraiment il en était l’auteur, il eût éprouvé une commotion assez forte pour être un indice sérieux.

Mais non : il semble bien, d’après le texte de l’acte d’accusation, que ce n’est pas le bordereau même qu’on lui a dicté ; l’esprit tortueux de M. du Paty de Clam a faussé encore, par une combinaison à côté, une expérience déjà très incertaine.

Si on eût dicté à Dreyfus le texte du bordereau, l’acte d’accusation le dirait sans doute formellement, et il ne dirait pas qu’il a fallu un certain temps à Dreyfus pour s’apercevoir de l’objet de la lettre ; c’est tout de suite qu’il l’aurait vu.

Mais si on ne lui a pas dicté le texte même du bordereau, que signifie l’épreuve ?

Quoi ! il suffira au traître, pour se sentir perdu et pour trembler, de voir qu’on parle ou qu’on écrit des sujets mentionnés dans le bordereau ? Mais il ne pouvait supposer, j’imagine, qu’à partir de l’envoi de son bordereau on cessât de parler au ministère de la guerre de la mobilisation, des troupes de couverture et des expériences d’artillerie.

Comment donc, aussitôt que dans une lettre qui n’est pas le bordereau on lui dicte un mot qui a rapport à ces sujets, peut-il de mettre à trembler ?

Il tremble, dit l’acte d’accusation, dès la quatrième ligne, c’est-à-dire à la première mention qui est faite d’une des questions mentionnées au bordereau.

Or, depuis que le bordereau a été envoyé, depuis six mois, il a dû être fait mention devant lui cent et mille fois, soit de vive voix et en conversation, soit dans des rapports et des notes de service, des objets indiqués au bordereau. Pourquoi donc tremblerait-il, ce jour-là, au moindre énoncé de l’un d’entre eux ?

Encore une fois, par quelle bizarrerie, par quel goût suspect du compliqué, du détourné et de l’étrange, ne l’a-t-on pas éprouvé brutalement par la dictée du bordereau lui-même ? Puisqu’on l’a arrêté et mis au secret tout de suite après cette scène de la dictée, il n’y avait aucun inconvénient à lui donner toute la précision possible.

Et que penser de l’exactitude d’esprit d’hommes qui gâchent ainsi une expérience jugée par eux décisive ?

Mais si, contrairement à ce que semble indiquer l’acte d’accusation, c’est bien le texte même du bordereau qui a été dicté à Dreyfus, il est inexplicable que sa main n’ait manifesté un peu d’émotion, selon du Paty, qu’à la quatrième ligne.

C’est tout de suite, c’est dès les premiers mots qu’il doit être foudroyé par la découverte de son crime ; c’est dans les premières lignes que son trouble doit se montrer au maximum, et au contraire il peut ensuite retrouver quelque calme.

Mais comment Dreyfus a-t-il marqué son prétendu trouble à la quatrième ligne ? Est-ce par un signe d’émotion certain, violent, non équivoque ?

Quoi ! voilà un homme qui depuis six mois, dans l’hypothèse de l’accusation, a envoyé le bordereau. Il peut croire que tout péril a passé pour lui. Brusquement, sans qu’il puisse s’attendre à rien, au moment où il arrive dans son bureau pour sa besogne quotidienne, on lui dit : « Écrivez ! » et il apprend soudainement que sa trahison est découverte !

Je le répète : c’est la foudre qui tombe sur lui, et quelque maître qu’il soit de ses nerfs, il est au moins étrange qu’il ne lui échappe ni un cri ni même un mouvement marqué.

L’acte d’accusation ne dit même pas qu’il ait pâli ; que relève-t-on seulement ? que notent les hommes prévenus qui l’entourent, qui déjà voient en lui le traître et qui ont tout disposé pour son arrestation ?

Ils notent que l’écriture cesse d’être « normale », et là où l’on pouvait attendre la force et la clarté de la foudre, nous sommes réduits à une nuance de graphologie.

La copie écrite par Dreyfus ne porte même pas, assure la défense, la marque de cette prétendue irrégularité d’écriture.

Maître Labori a défié qu’on osât la produire et la soumettre à des experts.

Mais quoi ! c’est sur d’aussi misérables indices que l’on juge un homme ! Dreyfus a dit qu’il avait l’onglée et que ses doigts étaient un peu gourds. Au matin du 15 octobre, à Paris, quand on vient du dehors, cela n’est point pour surprendre.

Mais, dit l’acte d’accusation, il était déjà au ministère depuis un quart d’heure.

Ainsi la culpabilité ou l’innocence de Dreyfus va dépendre de la rapidité avec laquelle, par une matinée un peu froide, la circulation du sang se rétablit à l’extrémité de ses doigts !

Tout cela est enfantin et misérable.

Et tout cela c’est l’œuvre de du Paty le faussaire, de du Paty l’inventeur niais et fourbe de la Dame voilée. Cette épreuve décisive qui a abouti à l’arrestation de Dreyfus a été conçue et conduite par l’homme le plus faux de conscience et d’esprit, et quand on découvre qu’en effet du Paty est à la fois un faussaire et un feuilletoniste malade, qui donc voudrait maintenir contre Dreyfus une épreuve toujours téméraire et incertaine mais qui pour avoir quelque valeur suppose du moins chez celui qui la dirige l’entière rectitude du sens moral et de la pensée ?

C’est dans sa source même que le procès Dreyfus est faussé.

C’est dans sa double racine, Henry et du Paty, qu’il est pourri.

Il est temps de l’arracher du sol.