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Les Problèmes de philosophie/XIII. Connaissance, Erreur et Opinion probable

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Traduction par Wikisource .
Williams & Norgate (p. 204-219).




CHAPITRE XIII

CONNAISSANCE, ERREUR ET OPINION PROBABLE

La question de savoir ce que nous entendons par vérité et par fausseté, que nous avons examinée dans le chapitre précédent, présente beaucoup moins d’intérêt que celle de savoir comment nous pouvons connaître ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est cette question qui nous occupera dans le présent chapitre. Il ne fait aucun doute que certaines de nos croyances sont erronées ; nous sommes donc amenés à nous demander quelle certitude nous pouvons avoir que telle ou telle croyance n’est pas erronée. En d’autres termes, pouvons-nous jamais savoir quoi que ce soit, ou croyons-nous simplement parfois, par chance, que ce qui est vrai est vrai ? Mais avant d’aborder cette question, il faut d’abord déterminer ce que nous entendons par « savoir », et cette question n’est pas aussi simple qu’on pourrait le supposer.

À première vue, nous pourrions imaginer que la connaissance peut être définie comme une « croyance vraie ». Lorsque ce que nous croyons est vrai, on pourrait supposer que nous avons atteint une connaissance de ce que nous croyons. Mais cela ne correspond pas à la manière dont le mot est couramment utilisé. Prenons un exemple très banal : Si un homme croit que le nom de famille du défunt Premier ministre commençait par un B, il croit ce qui est vrai, puisque le défunt Premier ministre était Sir Henry Campbell Bannerman. Mais s’il croit que M. Balfour était le défunt Premier ministre, il continuera à croire que le nom de famille du défunt Premier ministre commençait par un B. Pourtant, cette croyance, bien que vraie, ne serait pas considérée comme une connaissance. Si un journal, par une anticipation intelligente, annonce le résultat d’une bataille avant qu’un télégramme donnant le résultat n’ait été reçu, il peut, par chance, annoncer ce qui s’avérera par la suite être le bon résultat, et cela peut produire une croyance chez certains de ses lecteurs les moins expérimentés. Mais malgré la véracité de leur croyance, on ne peut pas dire qu’ils aient une connaissance. Il est donc clair qu’une croyance vraie n’est pas une connaissance lorsqu’elle est déduite d’une croyance fausse.

De même, une croyance vraie ne peut être qualifiée de connaissance lorsqu’elle est déduite par un processus de raisonnement fallacieux, même si les prémisses à partir desquelles elle est déduite sont vraies. Si je sais que tous les Grecs sont des hommes et que Socrate était un homme, et que je déduis que Socrate était un Grec, on ne peut pas dire que je sais que Socrate était un Grec, car, bien que mes prémisses et ma conclusion soient vraies, la conclusion ne découle pas des prémisses.

Mais devons-nous dire que rien n’est connaissance sauf ce qui est valablement déduit de prémisses vraies ? Il est évident que nous ne pouvons pas dire cela. Une telle définition est à la fois trop large et trop étroite. Trop large d’abord, car il ne suffit pas que nos prémisses soient vraies, il faut aussi qu’elles soient connues. L’homme qui croit que M. Balfour était le défunt Premier ministre peut procéder à des déductions valables à partir de la prémisse vraie que le nom du défunt Premier ministre commençait par un B, mais on ne peut pas dire qu’il connaisse les conclusions auxquelles aboutissent ces déductions. Nous devrons donc modifier notre définition en disant que la connaissance est ce qui est valablement déduit de prémisses connues. Il s’agit toutefois d’une définition circulaire : elle suppose que nous savons déjà ce que l’on entend par « prémisses connues ». Elle ne peut donc définir qu’une seule sorte de connaissance, celle que nous appelons dérivée, par opposition à la connaissance intuitive. Nous pourrions dire : « La connaissance dérivée est ce qui est valablement déduit de prémisses connues intuitivement ». Cette affirmation ne présente pas de défaut formel, mais elle laisse la définition de la connaissance intuitive à rechercher.

Laissant de côté, pour le moment, la question de la connaissance intuitive, examinons la définition de la connaissance dérivée proposée ci-dessus. La principale objection à cette définition est qu’elle limite indûment la connaissance. Il arrive constamment que des personnes entretiennent une croyance vraie, qui s’est développée en eux en raison d’un élément de connaissance intuitive à partir duquel elle peut être valablement déduite, mais à partir duquel elle n’a pas, en fait, été déduite par un processus logique.

Prenons, par exemple, les croyances produites par la lecture. Si les journaux annoncent la mort du roi, nous sommes assez bien fondés à croire que le roi est mort, puisque c’est le genre d’annonce qui ne serait pas faite si elle était fausse. Et nous sommes tout à fait justifiés de croire que le journal affirme que le roi est mort. Mais ici, la connaissance intuitive sur laquelle repose notre croyance est la connaissance de l’existence de données sensorielles dérivées de l’examen de l’imprimé qui donne la nouvelle. Cette connaissance ne s’élève guère à la conscience, sauf chez une personne qui ne peut pas lire facilement. Un enfant peut être conscient de la forme des lettres et passer progressivement et péniblement à la réalisation de leur signification. Mais toute personne habituée à lire passe immédiatement à la signification des lettres et n’est pas consciente, sauf à la réflexion, qu’elle a dérivé cette connaissance des données sensorielles appelées voir les lettres imprimées. Ainsi, bien qu’une inférence valide des lettres à leur signification soit possible et puisse être effectuée par le lecteur, elle n’est pas effectuée en réalité, puisqu’il n’effectue aucune opération que l’on puisse appeler inférence logique. Mais il serait absurde de dire que le lecteur ne sait pas que le journal annonce la mort du roi.

Nous devons donc admettre comme connaissance dérivée tout ce qui résulte d’une connaissance intuitive, même par simple association, à condition qu’il y ait un lien logique valable et que la personne en question puisse prendre conscience de ce lien par la réflexion. Il existe en effet de nombreux moyens, outre l’inférence logique, pour passer d’une croyance à une autre : le passage de l’imprimé à sa signification illustre ces moyens. Ces moyens peuvent être appelés « inférence psychologique ». Nous admettrons donc une telle inférence psychologique comme moyen d’obtenir une connaissance dérivée, à condition qu’il y ait une inférence logique découvrable qui soit parallèle à l’inférence psychologique. Cela rend notre définition de la connaissance dérivée moins précise que nous ne le souhaiterions, car le mot « découvrable » est vague : il ne nous dit pas quel degré de réflexion peut être nécessaire pour faire la découverte. Mais en fait, la « connaissance » n’est pas une conception précise : elle se confond avec l’« opinion probable », comme nous le verrons plus en détail au cours de ce chapitre. Il ne faut donc pas chercher une définition très précise, car toute définition est plus ou moins trompeuse.

La principale difficulté en matière de connaissance ne concerne toutefois pas la connaissance dérivée, mais la connaissance intuitive. Tant que nous avons affaire à une connaissance dérivée, nous pouvons nous appuyer sur le test de la connaissance intuitive. Mais en ce qui concerne les croyances intuitives, il n’est pas du tout facile de découvrir un critère permettant de distinguer les unes comme vraies et les autres comme erronées. Il n’est guère possible de parvenir à un résultat très précis dans ce domaine : toute notre connaissance des vérités est entachée d’un certain degré de doute, et une théorie qui ignorerait ce fait serait manifestement erronée. On peut cependant faire quelque chose pour atténuer les difficultés de la question.

Notre théorie de la vérité, pour commencer, offre la possibilité de distinguer certaines vérités comme évidentes dans un sens qui assure l’infaillibilité. Lorsqu’une croyance est vraie, disions-nous, il existe un fait correspondant, dans lequel les différents objets de la croyance forment un seul complexe. On dit que la croyance constitue la connaissance de ce fait, à condition qu’elle remplisse les autres conditions quelque peu vagues que nous avons examinées dans le présent chapitre. Mais à l’égard de tout fait, outre la connaissance constituée par la croyance, nous pouvons également avoir le type de connaissance constitué par la perception (en prenant ce mot dans son sens le plus large possible). Par exemple, si vous connaissez l’heure du coucher du soleil, vous pouvez à cette heure connaître le fait que le soleil se couche : c’est la connaissance du fait par la voie de la connaissance des vérités ; mais vous pouvez aussi, s’il fait beau, regarder à l’ouest et voir effectivement le soleil se coucher : vous connaissez alors le même fait par la voie de la connaissance des choses.

Ainsi, pour tout fait complexe, il y a théoriquement deux manières de le connaître : (1) par un jugement, dans lequel ses différentes parties sont jugées liées comme elles le sont en réalité ; (2) par une accointance avec le fait complexe lui-même, qui peut (dans un sens large) être appelée perception, bien qu’elle ne soit pas limitée aux objets des sens. On observera que la seconde manière de connaître un fait complexe, celle de l’accointance, n’est possible que lorsque ce fait existe réellement, tandis que la première manière, comme tout jugement, est sujette à l’erreur. La seconde voie nous donne le tout complexe et n’est donc possible que si ses parties ont effectivement cette relation qui les fait se combiner pour former un tel complexe. La première méthode, au contraire, nous donne les parties et la relation séparément, et n’exige que la réalité des parties et de la relation : la relation peut ne pas relier ces parties de cette façon, et pourtant le jugement peut se produire.

On se souviendra qu’à la fin du chapitre XI, nous avons suggéré qu’il pouvait y avoir deux sortes d’évidence, l’une donnant une garantie absolue de vérité, l’autre une garantie partielle seulement. Ces deux types peuvent maintenant être distingués.

Nous pouvons dire qu’une vérité est évidente, au sens premier et le plus absolu, lorsque nous avons une accointance avec le fait qui correspond à la vérité. Quand Othello croit que Desdémone aime Cassio, le fait correspondant, si sa croyance était vraie, serait « l’amour de Desdémone pour Cassio ». Ce serait un fait dont personne ne pourrait avoir l’accointance, sauf Desdémone ; par conséquent, dans le sens de l’évidence que nous considérons, la vérité que Desdémone aime Cassio (si c’était une vérité) ne pourrait être évidente que pour Desdémone. Tous les faits mentaux, et tous les faits concernant les données sensorielles, ont la même confidentialité : il n’y a qu’une seule personne pour laquelle ils peuvent être évidents dans notre sens actuel, puisqu’il n’y a qu’une seule personne qui peut être accointée avec les choses mentales ou les données sensorielles concernées. Ainsi, aucun fait concernant une chose existante particulière ne peut être évident pour plus d’une personne. En revanche, les faits concernant les universaux n’ont pas ce caractère privé. De nombreux esprits peuvent être familiarisés avec les mêmes universaux ; par conséquent, une relation entre des universaux peut être connue par accointance par de nombreuses personnes différentes. Dans tous les cas où nous connaissons par accointance un fait complexe consistant en certains termes dans une certaine relation, nous disons que la vérité selon laquelle ces termes sont ainsi liés possède le premier type d’évidence absolue, et dans ces cas, le jugement selon lequel les termes sont ainsi liés doit être vrai. Cette sorte d’évidence est donc une garantie absolue de vérité.

Mais si cette sorte d’évidence est une garantie absolue de vérité, elle ne nous permet pas d’être absolument certains, pour un jugement donné, que le jugement en question est vrai. Supposons que nous percevions d’abord le soleil qui brille, ce qui est un fait complexe, et que nous procédions ensuite au jugement « le soleil brille ». En passant de la perception au jugement, il est nécessaire d’analyser le fait complexe donné : nous devons séparer « le soleil » et « briller » en tant que constituants du fait. Dans ce processus, il est possible de commettre une erreur ; ainsi, même lorsqu’un fait a le premier type ou le type absolu d’évidence, un jugement que l’on croit correspondre au fait n’est pas absolument infaillible, parce qu’il peut ne pas correspondre réellement au fait. Mais s’il correspond (au sens expliqué dans le chapitre précédent), alors il doit être vrai.

La deuxième sorte d’évidence sera celle qui appartient aux jugements en première instance, et qui n’est pas dérivée de la perception directe d’un fait en tant qu’ensemble unique et complexe. Ce deuxième type d’évidence aura des degrés, depuis le degré le plus élevé jusqu’à une simple inclination en faveur de la croyance. Prenons, par exemple, le cas d’un cheval qui s’éloigne de nous au trot sur une route dure. Au début, nous sommes tout à fait sûrs d’entendre les sabots ; peu à peu, si nous écoutons attentivement, il arrive un moment où nous pensons qu’il s’agit peut-être de notre imagination, d’un volet à l’étage ou de nos propres battements de cœur ; enfin, nous doutons qu’il y ait eu le moindre bruit ; puis nous pensons que nous n’entendons plus rien, et enfin, nous savons que nous n’entendons plus rien. Dans ce processus, il y a une gradation continue de l’évidence, du plus haut degré au plus bas, non pas dans les données sensorielles elles-mêmes, mais dans les jugements fondés sur elles.

Ou encore : Supposons que nous comparions deux nuances de couleur, l’une bleue et l’autre verte. Nous pouvons être tout à fait sûrs qu’il s’agit de deux nuances de couleur différentes ; mais si la couleur verte est progressivement modifiée pour ressembler de plus en plus à la bleue, devenant d’abord un bleu-vert, puis un vert-bleu, puis un bleu, il y aura un moment où nous douterons de voir une différence, puis un moment où nous saurons que nous ne pouvons pas voir de différence. Il en va de même pour l’accord d’un instrument de musique ou pour tout autre cas où il existe une gradation continue. L’évidence de ce type est donc une question de degré, et il semble évident que les degrés supérieurs sont plus dignes de confiance que les degrés inférieurs.

Dans la connaissance dérivée, nos prémisses ultimes doivent avoir un certain degré d’évidence, de même que leur lien avec les conclusions qui en sont déduites. Prenons l’exemple d’un raisonnement en géométrie. Il ne suffit pas que les axiomes de départ soient évidents : il faut aussi qu’à chaque étape du raisonnement, le lien entre les prémisses et la conclusion soit évident. Dans les raisonnements difficiles, ce lien n’a souvent qu’un très faible degré d’évidence ; les erreurs de raisonnement ne sont donc pas improbables lorsque la difficulté est grande.

Il ressort de ce qui précède que, tant en ce qui concerne les connaissances intuitives que les connaissances dérivées, si l’on admet que les connaissances intuitives sont dignes de foi en proportion de leur degré d’évidence, il y aura une gradation dans la fiabilité, depuis l’existence de données sensorielles remarquables et les vérités plus simples de la logique et de l’arithmétique, qui peuvent être considérées comme tout à fait certaines, jusqu’à des jugements qui semblent tout juste plus probables que leurs contraires. Ce que nous croyons fermement, si c’est vrai, est appelé connaissance, à condition qu’elle soit intuitive ou déduite (logiquement ou psychologiquement) d’une connaissance intuitive dont elle découle logiquement. Ce que nous croyons fermement, si ce n’est pas vrai, est appelé erreur. Ce que nous croyons fermement, si ce n’est ni une connaissance ni une erreur, et aussi ce que nous croyons avec hésitation, parce que c’est, ou est dérivé de, quelque chose qui n’a pas le plus haut degré d’évidence, peut être appelé opinion probable. Ainsi, la plus grande partie de ce qui passerait communément pour une connaissance est une opinion plus ou moins probable.

En ce qui concerne les opinions probables, la cohérence, que nous avons rejetée comme définition de la vérité, mais que nous pouvons souvent utiliser comme critère, peut nous être d’une grande aide. Un ensemble d’opinions individuellement probables, si elles sont mutuellement cohérentes, deviennent plus probables que chacune d’entre elles ne le serait individuellement. C’est ainsi que de nombreuses hypothèses scientifiques acquièrent leur probabilité. Elles s’intègrent dans un système cohérent d’opinions probables et deviennent ainsi plus probables qu’elles ne le seraient isolément. Il en va de même pour les hypothèses philosophiques générales. Souvent, dans un seul cas, ces hypothèses peuvent sembler très douteuses, alors que, lorsque nous considérons l’ordre et la cohérence qu’elles introduisent dans une masse d’opinions probables, elles deviennent presque certaines. Cela s’applique en particulier à des questions telles que la distinction entre les rêves et la vie éveillée. Si nos rêves, nuit après nuit, étaient aussi cohérents les uns avec les autres que nos journées, nous ne saurions guère s’il faut croire les rêves ou la vie éveillée. Dans l’état actuel des choses, le test de cohérence condamne les rêves et confirme la vie éveillée. Mais ce test, bien qu’il augmente la probabilité là où il réussit, ne donne jamais une certitude absolue, à moins qu’il n’y ait déjà une certitude à un certain point du système cohérent. Ainsi, la simple organisation d’une opinion probable ne la transformera jamais, à elle seule, en une connaissance indubitable.