Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/005

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 12-13).
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Je lisais hier un article sur une espèce de fous à opinions, qui, à force de voir les choses toujours sous le même angle, finissent par se croire persécutés, et sont bientôt dangereux et bons à enfermer. Cette lecture, qui me jetait dans de tristes pensées (quoi de plus triste a considérer qu’un fou ?) me rappela pourtant une bonne réponse que j’avais entendue. Comme on parlait, en présence d’un sage, d’un demi-fou à persécutions, qui, par surcroît, avait toujours froid aux pieds, ce sage dit : « Défaut de circulation, dans le sang, et de circulation dans les idées. » Le mot est bon à méditer.

Il est sûr que chacun de nous a des pensées de fou autant qu’on voudra, comme rêves, ou associations burlesques entre des images. Seulement nous n’y restons pas. Chez l’homme normal, il se fait un continuel changement d’idées, comme dans un vol de moucherons. Et nous oublions tellement toutes nos folies, que nous ne serions jamais capables de répondre exactement à cette question, qui paraît si simple : « à quoi pensez-vous ? » Cette circulation des idées conduit souvent à une certaine futilité et puérilité. Elle est pourtant la santé même de l’esprit. Et, si j’avais à choisir, j’aimerais mieux être insouciant que maniaque.

Je ne sais si ceux qui instruisent les enfants et les hommes ont assez réfléchi là-dessus. À les entendre, on croirait que le principal est d’avoir des idées bien cimentées et bien lourdes à remuer. À quoi ils nous habituent de bonne heure par leurs ridicules exercices de mémoire ; et nous traînons toute notre vie des chapelets de mauvais vers et de maximes creuses qui nous font trébucher à chaque pas. Dans la suite, on nous enferme dans quelque spécialité à litanies. On nous dresse à remâcher. Et cela devient dangereux dans la suite, dès que nos humeurs donnent de l’amertume à nos pensées. Nous récitons mentalement notre tristesse, comme nous récitions la géographie en vers.

Qu’on dénoue les esprits, au contraire. Je donnerais comme règle d’hygiène : « N’aie jamais deux fois la même pensée. » À quoi l’hypocondriaque dira : « Je n’y peux rien ; c’est que mon cerveau est fait ainsi, et arrosé de sang plus ou moins. » C’est clair. Mais nous connaissons, justement, une méthode pour masser le cerveau ; il ne faut que changer d’idées ; et ce n’est pas difficile, si l’on y est entraîné. Il y a deux pratiques infaillibles pour purger la cervelle. L’une consiste à regarder autour de soi, et à se donner comme une douche de spectacles ; il n’en manque jamais. L’autre consiste à remonter des effets aux causes, ce qui est un moyen assuré de chasser les images noires. Quelqu’un avait fait un rêve un peu effrayant. Comme je l’invitais à en chercher les vraies causes, qui sont souvent dans des perceptions jointes à de petits malaises, il se lança dans les hypothèses, et je vis qu’il était délivré. La circulation était rétablie.