Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/006

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 13-14).
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VI

Qu’est-ce au juste que l’Intelligence ? Question abstraite ; problème de luxe, semble-t-il, et bon pour les philosophes. Mais non ; problème pratique ; problème de tous les jours. On dit très souvent, d’un homme, d’une femme, d’un enfant : « Il est intelligent. » Mais qu’est-ce qu’on veut dire par là ?

L’idée de la stupidité proprement dite est assez claire. C’est la somnolence même ; c’est un ennui sans remède, une indifférence impossible à secouer ; c’est l’inertie. C’est d’ailleurs assez rare ; chacun s’intéresse à quelque chose, à part quelques malades d’esprit. Et l’on convient que chacun est intelligent pour ce qui l’intéresse. C’est déjà une lumière sur la question.

Il y a des gens qui jouent mal au bridge ; mais presque toujours ce sont ceux qui y jouent par complaisance et sans intérêt vif. Pourtant, dit-on, quelques-uns s’y plaisent, et jouent toujours aussi mal. C’est peut-être qu’ils y cherchent les plaisirs du jeu de hasard, si puissant pour beaucoup. Peut-être se plaisent-ils à jeter une carte comme ils en tireraient une. Pour moi, quand je joue par hasard aux cartes, ou même aux échecs, il me semble que je mélange les deux plaisirs ; tantôt je me plais a deviner et à prévoir, et à vaincre enfin par combinaison ; tantôt je me livre à la fantaisie, content de déclancher toute une suite d’événements imprévisibles, par un choix un peu risqué. Ici la condition de l’intelligence, c’est bien clairement la volonté, qui se traduit par l’attention active. L’intelligence, ce serait une espèce de courage.

Mais non, dit le philosophe ; c’est un mécanisme plus ou moins délicat ; une montre varie plus qu’un chronomètre. N’importe quel homme est capable de comprendre un coup d’échecs et sa conséquence immédiate, s’il veut seulement y faire attention ; mais peu d’hommes sont capables de prévoir en imagination, et même sans regarder l’échiquier, cinq ou six suites possibles à partir d’un coup, avec les principales ramifications de chacune. Or il y a des hommes qui font ce travail sans effort, avec une rapidité étonnante ; ils sont intelligents pour les échecs, et vous, vous ne l’êtes point.

Non. Ce n’est pas cela. Que je sois lent ou vif, si j’ai compris, j’ai compris ; je puis comprendre un coup d’échecs ; donc j’en pourrais comprendre mille, et avec une peine décroissante ; mais à mesure que je m’habitue ainsi à comprendre un ordre de rapports, je n’y mets pas plus d’intelligence ; au contraire, ce n’est plus que mécanisme. Les calculateurs fameux sont ainsi ; intelligents quand ils découvrent, par les propriétés des nombres, quelque méthode abrégée ; automates quand ils l’appliquent très vite et presque sans y penser. Dans le fait, on peut être prodigieux aux échecs ou dans les multiplications, et presque stupide en toute autre chose. Être intelligent, c’est plutôt débrouiller, essayer, tâtonner, se tromper. Descartes, débrouillant la mécanique, et non sans de grosses erreurs qu’un bachelier évite maintenant, est proprement intelligent. Peut-être pourrait-on dire que la plus rare qualité de l’esprit, c’est l’aptitude a réfléchir attentivement à quelque question difficile, et qui résiste pendant des années. Un tel homme jetterait les cartes en disant : « C’est trop facile ; c’est de l’intelligence pour les sots. »