Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/074

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 103-104).
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LXXIV

L’homme et la femme buvaient l’absinthe, et parlaient au garçon avec autorité, comme font les gens qui ont de l’or dans leurs poches. L’homme avait de terribles yeux verts, de fortes épaules, des poings assez blancs, mais qui semblaient durs comme des cailloux. La femme avait trop de plumes au chapeau, trop de bagues aux doigts, trop de crayon noir à ses yeux ridés. Évidemment ils avaient pour métier d’acheter et de vendre de jolies filles.

Et, tout en cherchant à deviner d’après leurs gestes, leurs rires et leurs chuchotements, ce qu’ils avaient fait et ce qu’ils feraient, je me disais : bien des choses ont changé dans le monde ; il n’y a plus chez nous d’esclaves ni de tyrans, ni de diligences, ni de maîtres de poste ; les maladies elles-mêmes ont changé ; nous n’avons plus la lèpre, et nous avons la syphilis ; quelque jour la syphilis elle-même sera vaincue. Nous avons démoli la Bastille et supprimé la torture ; la France se moque du pape ; M. Clemenceau est ministre ; les femmes réclament le droit de vote. Tout change, les mœurs, les lois et les dieux. Mais les marchands de femmes n’ont point changé.

Aujourd’hui comme au temps de Plaute, ils achètent et vendent des filles, des jeunes et des vieilles, de tous pays, et pour tous les goûts ; ils les conduisent d’une ville à l’autre, les parent et les exposent dans des magasins où chacun peut entrer. Et, comme cela est contraire aux lois, on a fait une loi spéciale pour eux. Pour eux point de grèves, point de morte-saison. Le régime peut changer et les mœurs aussi, et la religion aussi, ils ont toujours autant de belles femmes qu’il leur en faut, et des acheteurs pour toutes, des acheteurs riches, puissants, estimés.

Pourtant, si vous interrogez les hommes, ils vous diront tous qu’ils méprisent les caresses tarifées, qu’un libre sentiment peut seul donner du prix à ces choses, et que la débauche, de même que les photographies galantes, n’attire que les collégiens ; mais il est sûr que la plupart, lorsqu’ils parlent ainsi, mentent. On dit souvent que les femmes naïves, si elles surprenaient une conversation entre hommes, au fumoir, changeraient d’opinion sur bien des choses. Mais elles peuvent s’instruire tout aussi bien sans écouter aux portes. Qu’elles réfléchissent seulement à ceci, qu’il y a des marchands de femmes, et que leur commerce est le plus prospère de tous les commerces. Cela suppose non seulement des spectateurs indulgents, mais encore des acheteurs, et en grand nombre.