Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/075

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 104-105).
◄  LXXIV.
LXXVI.  ►
LXXV

Le jeu d’échecs n’a point changé, les maisons publiques non plus, ce qui fait bien voir que le progrès ne mord pas sur tout. Nous faisons rouler des trains électriques et nous raffinons sur l’égoïsme et l’altruisme. Cependant il y a dans toutes les villes quelque rue des Remparts où l’on trouve une maison close, et, dans cette maison, un peuple barbare, aussi loin de nous que peuvent l’être les Polynésiens, je veux dire loin de nos discours et de nos traités de morale, plus près de nous sans doute que nous ne voulons le croire.

Là vivent des esclaves qui font un métier de bêtes. Là on vous sert, pour de l’argent, des femmes parées, comme ailleurs on vous servirait des côtelettes. Vous supposez, âmes naïves, que ces esclaves et ces marchands d’esclaves sont comme des prisonniers dans un souterrain, pensant toujours à la liberté, à l’amour, à la famille, à l’honneur, comme des damnés penseraient au paradis. Point du tout. Ils ont une espèce de vie humaine ; ils ont de bons moments, des rires, des larmes, des querelles, des réconciliations. Le maître gouverne par la force, et la maîtresse gouverne par la persuasion. Il y a chez eux des sages et des fous ; il y a des maximes raisonnables ; il y a des règles de l’honneur ; il y a des offenses ; il y a des insultes ; il y a des passions nobles et des passions viles. L’une est méprisée pour son avarice ; l’autre est connue pour envieuse et menteuse ; une autre a trop de cœur, et mourra d’amour après avoir versé de vraies larmes.

Mais, là comme ailleurs, les occupations quotidiennes endorment les passions ; le temps des loisirs se passe en bavardages ; la vie est réglée comme dans un couvent ; on craint le Prieur, mais au fond on l’aime un peu, et l’on célèbre sa fête en levant les verres, autour d’un gâteau à la crème. Alors on oublie à la fois et le métier, qui est l’ordre, et les passions, qui sont le désordre, et l’on s’étourdit de discours qui ressemblent à tous les discours.

Un étranger qui entendrait cela crierait sans doute à ces pauvres marchandes de plaisir : « Songez donc au métier que vous faites, à ces brutes qui vous louent et vous vendent comme des outils ou des victuailles ; jugez tout cela ; brisez tout cela ; ensuite vous lèverez vos verres. » L’étranger ferait rire. Un étranger est toujours un peu ridicule, parce qu’il invoque des raisons contre la coutume. Nous ririons d’un homme qui tomberait de la lune, et voudrait peser notre politesse, notre justice, nos discours officiels, nos vertus, nos plaisirs et nos peines dans les balances de la Raison.