Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/077

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 106-107).
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Ce qui distingue les socialistes de ce temps, c’est qu’ils sont historiens. « Après une société, une autre société ; après une machine, une autre machine ; après une justice, une autre justice. » Aussi se moquent-ils des radicaux, qui croient à une justice de tous les temps, qu’il faut planter et arroser où l’on se trouve. Or ces historiens supérieurs m’écrasent aisément par leur science, mais ils ne me feront point compter sur un progrès qui ferait un pas après l’autre, par la force propre d’une société dans son milieu ; je vois un progrès qui se fait et se défait d’instant en instant ; qui se fait par l’individu pensant et qui se défait par le citoyen bêlant. La barbarie nous suit comme notre ombre.

En chacun de nous, d’abord. C’est une erreur de croire que l’on sait quelque chose ; on apprend, oui ; et, tant que l’on apprend, on voit clair ; mais dès que l’on se repose, dès que l’on s’endort, on est théologien ; et comme les songes reviennent avec le sommeil, ainsi, avec ce sommeil d’esprit reviennent l’injustice, la guerre, la tyrannie ; non pas demain, mais tout de suite ; cela tombe comme une nuit en nous et autour de nous. S’imiter soi-même ou imiter les autres, c’est tout un ; l’on retombe au sauvage aussi aisément que l’on se couche.

C’est une erreur de croire qu’un brillant jeune homme, qui a aimé les idées, est pour cela tiré de barbarie. S’il est seulement sous-préfet, il a des maîtres et des flatteurs ; esclave et tyran désormais, s’il ne lutte contre lui-même ; un ministre, encore mieux ; mieux, entendez pire.

Il n’est pas vrai qu’après des peintres médiocres il en naît de meilleurs ; le grand peintre achève un progrès en lui, par son génie ; il n’est pas vrai qu’après lui on dessinera bien ; il n’est pas vrai qu’après Corot et Daubigny on peindra mieux. Il n’est pas vrai qu’après Beethoven on fera mieux que lui, ni qu’il ait fait mieux que Mozart.

Je ne vois que la science qui fasse un pas après l’autre ; ou, plus exactement, c’est l’industrie qui fait une machine après l’autre ; mais, la vraie science c’est comme un art ; il faut que l’individu la fasse en lui, par ses forces propres, et la sauve en lui ; et il ne peut la laisser a d’autres en héritage ; que dis-je à d’autres ? Il ne peut en jouir lui-même comme d’un héritage ; sa pensée est toute dans les pousses du dernier printemps ; le tronc n’est qu’un support.

Nous pouvons faire la justice, mais nous ne pouvons la garder comme un dieu de bois ; avant que les vers s’y soient mis, elle est morte. Il ne faut compter que les pousses de l’année. L’affaire Dreyfus fut belle tant qu’on la fit, tant qu’on la tint à bout de bras ; dès qu’elle fut assise, elle était déjà couchée et cadavre. Le chef est tyran tout de suite ; le juge dort tout de suite ; le ministre est réactionnaire tout de suite. D’un consentement aussitôt nous reculons. Le terrain est repris par les forces. Dès que la société tourne sans pensée, elle fabrique tout le mal possible. Les machines n’y font rien ; nous serons injustes avec l’aéroplane, comme avec le bélier et la catapulte. Si les socialistes organisaient la cité, elle serait injuste aussitôt ; tout pourrirait sans le sel Radical, sans l’individu qui refuse de bêler selon le ton et la mesure. L’individu qui pense, contre la société qui dort, voilà l’histoire éternelle ; et le printemps a toujours le même hiver à vaincre.