Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/076

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 105-106).
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Le blé lève ; c’est le temps des corbeaux. On les voit de loin qui tirent de côté sur la tige verte, afin d’arracher le grain ; et ils mangent le tout. Il faudrait quelque mitrailleuse pour les arroser de plomb ; et encore apprendraient-ils bien vite à la reconnaître et à s’en garder, comme ils ont appris, d’après ce qu’on raconte, à distinguer un fusil d’un bâton. Je me rappelais, après cela, des observations de chasseurs d’où il résulte que les corbeaux comptent bien jusqu’à trois, mais non au delà ; et voici comment on l’a su. Deux chasseurs vont les tirer dans une île de la Loire ; l’un s’en va et l’autre reste ; les corbeaux ne reviennent pas ; le second s’en va, les corbeaux reviennent. S’il y a trois chasseurs, les corbeaux ne reviennent que lorsqu’ils ont vu les trois chasseurs s’en aller. Mais, au delà de trois, les corbeaux ne savent plus bien. Et toutes ces histoires sont peut-être arrangées, car les chasseurs sont poètes.

J’en étais là lorsque les corbeaux me donnèrent une autre leçon. Comme le vent s’était mis à souffler et à faire tournoyer les feuilles, les corbeaux s’enlevèrent dans la tempête, et semblèrent jouer avec les vagues de l’air, non sans maladresse, car le corbeau n’est pas un très bon voilier ; mais par cela même il est intéressant à observer. J’en vis un qui fut presque jeté par terre par quelque vent descendant ; tous se laissaient porter et enlever par le vent, sans remuer les ailes, et c’était un beau modèle de ce vol plané sans moteur dont on parle maintenant. Or j’ai bien remarqué que le corbeau se tient alors face au vent, et les ailes inclinées d’avant en arrière et largement étalées ; mais en même temps il tient la masse de son corps aussi abaissée que possible, et les pattes pendantes, comme s’il était cloué par les ailes. Et on comprend bien pourquoi ; s’il voulait nager à la hauteur de ses ailes, il serait bientôt retourné et précipité, comme sont les feuilles, et comme sont nos aviateurs trop souvent. Cela me faisait voir, une fois de plus, que, dans l’oiseau mécanique, le moteur et l’aviateur sont trop en l’air, au niveau même des ailes, ce qui fait que l’appareil ne se redresse point en tombant ; tandis que le corbeau se tient tout entier autant qu’il peut au-dessous de ses ailes, comme s’il était dans la nacelle d’un parachute. Par ce moyen, dès que l’ensemble s’incline et commence à tomber, le corps, qui résiste moins contre l’air, tombe plus vite que les ailes et remet le tout en équilibre. Il faudrait donc aux aviateurs un corps mobile comme celui du corbeau, de façon qu’ils puissent laisser pendre aussi leurs pattes et tout leur poids dans les moments difficiles ; et je ne vois pas que cela soit impossible à réaliser, l’aviateur pouvant par mécanisie se mouvoir d’avant en arrière et de haut en bas par rapport à son appareil, ou bien mouvoir une masse placée au-dessous de lui et jouant le rôle de lest. Ce qui m’étonne c’est qu’ils n’essaient rien dans ce genre. Mais ils en sont à vendre ; et le Commerce l’emporte sur l’Industrie.