Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/089

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 121-122).
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LXXXIX

Quand on dit qu’une industrie est libre, on croit avoir dit quelque chose. Or voici deux anecdotes assez connues sur l’industrie des Chemins de fer, qui font voir la nécessité d’un arbitre ayant charge de dire à quel moment l’esprit industriel est décidément inhumain.

Une Compagnie avait mis un train en miettes et des voyageurs en morceaux. D’où un examen des voies, des signaux, des wagons, et un tableau de réformes à faire, assez coûteuses naturellement. À quoi un technicien de la voie ferrée répondait ceci : « Nous savons ce que ces réformes nous coûteraient. Nous savons aussi ce que les accidents nous coûtent en moyenne par an, aussi bien en réparations des choses qu’en indemnités aux blessés et aux familles des morts ; or les dépenses de la seconde espèce sont très inférieures aux autres. » Voilà donc un froid assassin, qui se promet de tuer, et qui se fait une réserve pour le prix du sang.

Il y a des passages à niveau. On en a fait un sur la ligne de Lyon, entre Paris et Villeneuve, qui traverse six voies ferrées, toutes à grande circulation. Deux gardiens, jour et nuit, y risquent leur vie. La route qui traverse est, à certaines heures, comme un torrent d’automobilistes, de cyclistes, de maraîchers. Les trains passent à toute vitesse ; j’en ai compté jusqu’à quatre en vue en même temps. Voilà donc une véritable machine à tuer, un hachoir à chair humaine. Et il est tout neuf. Le contrôle a approuvé ces plans-là, et contresigné d’avance des accidents inévitables.

Ici encore tout se réduit à un calcul. Comme on se dit : ici il faut faire un tunnel parce que le tunnel coûte moins que la tranchée, ainsi l’on se dit : ici il vaut mieux écraser les gens, car les accidents prévus par statistique coûteront moins cher qu’un pont dessus ou dessous. Le prix du sang est compté comme le prix des pierres.

Or nous sommes tous d’accord, réactionnaires ou radicaux, pour penser que la vie humaine ne peut pas entrer dans un projet à la manière du fer, du bois et de la pierre. Par exemple nul ne supportera qu’un automobiliste puisse, lorsqu’il a tué un homme, se dire : « l’assurance paiera ». Avoir supprimé l’esclavage, c’est justement avoir distingué entre l’homme et l’outil. Il faut établir et fortifier le respect de la vie humaine. Voilà qui définit un droit strict de la Nation sur les Compagnies. Il ne faut pas qu’il y ait un prix de revient du meurtre. Donc la Compagnie n’est pas libre de choisir entre ces deux solutions : payer pour ne pas tuer, et payer pour avoir tué. Suivez mes deux anecdotes, sans autre guide que le bon sens ; elles vous mèneront loin.