Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/090

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 122-123).
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Le socialisme n’est pas seulement une belle construction en utopie. Il s’infiltre dans les faits ; et il semble bien que les discours des socialistes n’y soient pour rien, et que même leur action politique s’y oppose ; mais la nature des choses travaille pour eux, et bien mieux qu’eux, sans qu’ils s’en doutent.

L’idée capitale du socialisme, c’est sans doute qu’il n’y a point de liberté contre le salut commun. Un ouvrier n’a point le droit, parce qu’il travaille très vite et n’a que peu de besoins, de traiter individuellement avec l’employeur, et de condamner ainsi ses frères à une vie misérable. Ce raisonnement est bien plus fort contre l’employeur, s’il prétend être heureux par le malheur des ouvriers ; il ne peut l’essayer un moment que par l’incroyable aveuglement des pauvres, qui le nourrissent et le protègent à tout instant ; et ce que la grève générale veut montrer, c’est que le plus puissant et le plus riche des employeurs ne se conserverait pas un moment, si tous ceux qui produisent refusaient de faire société avec lui. Ces rapports sont maintenant assez connus pour qu’on en raisonne, et que l’on fasse des lois à ce sujet, sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à la dangereuse expérience qui romprait la société pour un moment.

Or, ce qu’il y a de remarquable, dans ce conflit d’idées où nous sommes jetés, c’est que tous les ennemis du socialisme proposent des thèses socialistes, disant que toute liberté n’est pas bonne, et que c’est la société tout entière qui doit déterminer les droits et les devoirs des individus ou des groupes. Au contraire ce sont les syndicalistes, et les socialistes entraînés à leur suite, qui revendiquent une liberté de guerre et un droit sans limites de la partie contre le tout. L’ivresse individualiste a passé d’un camp dans l’autre.

Il n’y a pas longtemps, on entendait la chanson de l’employeur, disant qu’il était maître chez lui, et qu’il fermerait son usine s’il le jugeait bon, et qu’il repousserait tout arbitre et tout arbitrage, attendu que « charbonnier est maître chez lui ». Cela ne l’empêchait pas, l’instant d’après, de se mettre sous la protection des gendarmes, invoquant ainsi la société pour sa défense privée, mais refusant à la société tout droit sur ses affaires privées. Contradiction ridicule ; si vous voulez être absolument libre, alors défendez-vous par vos propres moyens.

Les cheminots, j’entends les plus avancés, nous tiennent maintenant le même langage. Ils disent : nous travaillerons si nous voulons. Les voilà donc qui effacent leur devoir ; mais comment peuvent-ils ensuite invoquer leur droit ? Un droit suppose l’état social, c’est-à-dire quelque autre droit corrélatif que l’on respecte. Qui ne respecte rien n’a aucun droit. Et dire qu’il faut chercher un équilibre entre ces droits, en ayant égard à l’ensemble, c’est formuler le plus pur Socialisme. En sorte que présentement les réactionnaires sont socialistes sans s’en douter, et les socialistes sont anarchistes ; ce qui n’empêche pas que les uns et les autres se contredisent, les patrons en voulant conserver pour eux cette liberté absolue qu’ils refusent, avec raison, aux ouvriers ; et les ouvriers aussi, lorsque, rejetant tout pacte social, et déclarant la guerre, ils s’étonnent de n’être pas traités selon le droit de la paix. Comment l’Arbitre jugera-t-il, s’il ne débrouille pas toutes ces notions-là ?