Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/110

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 147-148).
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CX

Notre élite ne vaut rien ; mais nous ne devons pas nous en étonner ; aucune élite ne vaut rien ; non par sa nature, car l’élite est naturellement ce qu’il y a de meilleur, mais par ses fonctions. L’élite, parce qu’elle est destinée à exercer le pouvoir, est destinée aussi à être corrompue par l’exercice du pouvoir. Je parle en gros ; il y a des exceptions.

Suivons par la pensée un fils de paysan, qui montre au génie pour le calcul, et qui obtient une bourse au lycée. Si, avec son aptitude aux sciences, il a une nature de brute passionnée, on le verra, vers la seizième année, sauter le mur, ou rentrer après l’heure, enfin perdre son temps, se moquer de ses maîtres, tomber dans des tristesses sans fond, et boire pour se consoler ; vous le retrouverez dix ans après dans quelque bas emploi où on le laisse par charité.

Mais je suppose qu’il ait une adolescence sans tempêtes, parce que toutes ses passions se tournent en ambition, ou que sa tête domine sa poitrine et son ventre ; voilà un jeune homme instruit de beaucoup de choses, capable d’apprendre très vite n’importe quoi, qui a des habitudes d’ordre et de travail suivi, et enfin, par la seule puissance des idées, une moralité supérieure. Tels sont, assez souvent, ceux que l’on choisit, par des concours rationnellement institués, pour être dans l’avenir les auxiliaires du pouvoir, sous le nom de directeurs, inspecteurs, contrôleurs ; en réalité ils seront les vrais rois, puisque les ministres passent ; et ces futurs rois sont très bien choisis ; réellement nous désignons les meilleurs ; les meilleurs dirigeront les affaires publiques, et tout devrait bien marcher.

Seulement il faut comprendre que dans cette élite il va se faire une corruption inévitable et une sélection des plus corrompus. En voici quelques causes. D’abord un noble caractère, fier, vif, sans dissimulation, est arrêté tout de suite ; il n’a pas l’esprit administratif. Ensuite ceux qui franchissent la première porte, en se baissant un peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On leur fait faire de riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans les embarras d’argent ; on les fait participer aux affaires ; et en même temps ils apprennent les ruses par lesquelles on gouverne le parlement et les ministres. Celui qui veut garder quelque franchise ou quelque sentiment démocratique, ou quelque foi dans les Idées, trouve mille obstacles indéfinissables qui l’écartent et le retardent ; il y a une seconde porte, une troisième porte, où l’on ne laisse passer que les vieux renards qui ont bien compris ce que c’est que la diplomatie et l’esprit administratif ; il ne reste à ceux-là, de leur ancienne vertu, qu’une fidélité inébranlable aux traditions, à l’esprit de corps, à la solidarité bureaucratique. L’âge use enfin ce qui leur reste de générosité et d’invention. C’est alors qu’ils sont rois. Et non sans petites vertus ; mais leurs grandes vertus sont usées. Le peuple ne reconnaît plus ses fils. Voilà pourquoi l’effort démocratique est de stricte nécessité.