Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/111

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 149-150).
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CXI

« Napoléon avait été sur le point de lui donner (à Talleyrand) l’ambassade de Varsovie ; mais des affaires d’agiotage, des saletés, disait-il, sur lesquelles M. de Talleyrand était incorrigible, le forcèrent à y renoncer. » « Talleyrand, disait Napoléon, est le plus vil des agioteurs… C’est un homme de talent, mais vénal dans tout. On ne pouvait rien faire avec lui qu’à force de présents. » « Talleyrand vendait tout ; Fouché moins ; son trafic n’était pas aussi relevé. « On trouve de ces formules en grand nombre, aussi bien dans le Mémorial de Las Cases que dans les souvenirs d’O’Meara. Ce sont des leçons de politique réelle. Dès ses commencements, comme premier Consul, Napoléon épluchait des comptes, et se défiait des voleurs. Ces choses sont aussi dans Stendhal ; il y revient brutalement ; et Stendhal a participé à la haute administration de l’Empire.

Ces choses ne sont pas dans les histoires ; ou bien à mots couverts, non comme il faudrait pour l’instruction des citoyens. On croit trop facilement que les grands talents, en politique, vont avec la probité vulgaire ; on oublie que le principal moteur est ici l’ambition, et que l’intrigue et le mensonge sont parmi les moyens ordinaires. Il faut lire aussi ce que La Bruyère a osé écrire du Courtisan, pour comprendre quelles passions travaillent bientôt l’élite, si on la laisse un peu tranquille.

Il y a quelque chose de naturel et de bien touchant, c’est l’amour et la confiance dans un peuple. La jeunesse, surtout, se jette dans ces sentiments comme dans un bain parfumé. Surtout lorsque, le salut de la Patrie étant invoqué, une espèce d’ivresse héroïque lave toute l’âme de ses soupçons en même temps que de ses petitesses. Un généreux jeune homme me disait hier : « Qu’est-ce que cette résistance et cette défiance continuelles ? Est-ce vivre ? La confiance, c’est comme l’air qu’on respire. » Mauvais air, en réalité.

On invoque souvent le grand Napoléon. Et j’avoue qu’on trouverait difficilement dans l’histoire du monde un chef plus digne de la confiance du peuple. Mais il nous apprend lui-même qu’il dut toujours lutter contre les voleurs ; et nous voyons par ses aveux mêmes qu’il en garda d’éminents, si l’on peut dire, à son service. Malgré tout le prestige de ses victoires, et la force populaire sur laquelle il s’appuyait, ce géant fut à peine capable de soutenir le combat contre les grands faiseurs d’affaires. Et l’on peut bien assurer que jamais les circonstances ne donneront une seconde fois à un homme tant de pouvoir avec tant de clairvoyance. Et lui-même fit de grandes fautes ; il en convient.

Il faut comprendre le jeu de ces forces, qui s’exercent toujours là-haut autour du pouvoir ; et que, à vouloir adorer, on risque trop. Servir, cela est beau. Servir en aveugle, ce n’est plus beau, car les forces de corruption agissent sans relâche, et l’on s’en fait le complice par le consentement d’esprit. L’intrigue pousse sans cesse vers le haut un bon nombre d’hommes sans probité ; c’est aussi nécessaire qu’une loi de physique ; ainsi, dès que l’on se laisse gouverner, on est mal gouverné. Il faut donc un effort perpétuel de discussion et de contrôle, joint à l’obéissance, sans quoi les Justes ne s’élèveront jamais. La justice exige que l’on se prive souvent de cette friandise, l’Admiration.