Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/127

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 170-171).
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CXXVII

Comme je disais récemment, dans une conversation, que les exercices militaires comme tirs, marches et manœuvres sont aussi bons pour l’esprit que pour le corps, et achèvent parfaitement bien l’éducation des jeunes gens, quelqu’un me dit : « Vous voyez bien qu’une troisième année à la caserne n’est pas tout à fait sans avantages. » Il croyait me prendre. Il ne voulait pas considérer que la vie de caserne est étrangère à la vie militaire réelle.

Tout ce qui est activité, dans la préparation de la guerre, est excellent. Le paysan y gagne, l’étudiant aussi. Le tir réel, par exemple, forme à la fois le jugement et la décision. Les exercices d’assouplissement disciplinent les muscles ; et l’esprit se retrouve en présence des choses et des problèmes essentiels, qui consistent toujours à se soumettre aux choses afin de les vaincre. Ajoutons que le mélange des citoyens, et l’égalité parfaite que réalise une vraie discipline, cultivent inévitablement l’esprit démocratique. Ainsi, selon une loi dont les applications sont innombrables, une dure nécessité doit finalement fortifier l’esprit de justice et discipliner les passions.

En revanche, tout ce qui est passivité, dans la préparation militaire, est mauvais. La vie de caserne, bien loin d’établir l’égalité, sépare violemment les classes, car l’officier est entraîné alors a une vie trop séparée, trop différente de celle des hommes, et les pouvoirs inférieurs ont alors trop de liberté. C’est l’action qui justifie la discipline et qui la limite ; mais l’ordre dans l’inaction laisse trop de place à l’arbitraire. Ainsi, aussitôt qu’une armée prend la position de l’attente et se trouve consignée à la disposition des chefs, l’esprit militaire se transforme et se décompose. L’esprit administratif corrompt tout. Les petites choses prennent l’importance des grandes ; les formalités règnent. Chacun se couvre et passe le balai au voisin. On fuit les corvées et on cherche les permissions. Le pouvoir le plus proche, le plus jeune, le moins raisonnable, est alors celui de qui tout dépend ; de là des flatteries et des petits moyens, des ruses d’écolier, une éducation à l’envers, puérile, non virile. Il n’y a peut-être pas de lieu où l’on apprenne mieux qu’à la caserne la puissance de la ruse. Et c’est l’école de la force ! Il n’y a point de lieu où le « chacun pour soi » soit plus cyniquement pratiqué. Et c’est l’école de l’union et du sacrifice !

Voilà pourquoi, selon le véritable esprit militaire, il faut réduire le temps de caserne, et développer les manœuvres réelles. L’action commune est bonne, l’inaction en commun est détestable. Ce principe domine tout le problème militaire. Lisez maintenant les discours des dirigeants ; on dirait qu’ils l’ont oublié.