Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/128

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 171-172).
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L’élan, l’entrain, la bonne humeur, l’enthousiasme, l’assaut final, tout ce que l’on admire aux manœuvres, tout cela est bien trompeur. En somme, c’est dangereux pour la paix sans répondre à la réalité de la guerre. Les écrivains militaires se laissent prendre au jeu. Ne lit-on pas que les marsouins ont défendu un village avec une ténacité extraordinaire ? Cela ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est qu’ils ont fait un bruit terrible ; et ce n’est pas difficile, tant que l’on a des cartouches. Mais, dans la vraie guerre, le bruit n’est pas le tout. Je ne nie pas qu’il y ait un certain effet moral produit sur l’assaillant par le redoublement de la fusillade ; mais cet étonnement est juste de même qualité que l’entraînement bien connu qui porte à tirer devant soi sans voir. Un tir bien dirigé est efficace par lui-même, et sans le secours des sentiments. Ici ce n’est plus jeu, c’est force. Et la volonté bien armée se moque de l’enthousiasme.

Je relisais hier le carnet de notes de Séménof, officier à bord du « Souvarof » à la bataille navale de Tsoushima. De tels récits balaient la fantaisie. Les évolutions et les signaux, la stratégie et la tactique, tout ce qui plaît aux manœuvres navales, tout cela disparaît devant le fait brutal. Les Japonais visent bien et lancent des obus terribles. Après cela, il importe assez peu que les signaux soient bien compris, ou que les virages soient conformes à la théorie. L’escadre de Rojestvensky fit des fautes ; celle de Togo aussi ; mais les canons décidèrent. On a bien l’impression d’un travail purement industriel, qui commence par la coulée et le forage, se continue par chimie, réglage, pointage, et qui se termine par l’éclatement, l’écrasement, l’incendie, la stupeur de l’adversaire. Les forces morales du sentiment sont comme éliminées. Quand les Martiens, dans la fiction de Wells, font marcher le rayon ardent et la fumée noire, ils sont bien au-dessus du courage ; et l’espèce humaine est alors bien au-dessous de la peur. La bataille de Tsoushima fait apparaître des rapports de ce genre. La guerre du Maroc aussi ; car c’est notre artillerie qui décide.

Il faut donc examiner froidement si l’abondance des munitions et la justesse du tir ne sont pas l’essentiel en toute bataille, et juger les milices à ce point de vue. Car qu’est-ce qu’un milicien ? C’est un homme qui va droit au but, et qui s’exerce à tuer. La guerre n’est qu’un moyen pour lui ; il ne l’orne point parce qu’il ne l’aime point. Ce réalisme vaincra.