Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/130

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 173-174).
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Comme je réfléchissais de nouveau au sujet du beau livre de Jaurès sur l’Armée Nouvelle, j’en vins à me dire que toutes nos idées, sans exception, sur la Patrie et la Guerre, doivent être refaites à neuf. Car voici la doctrine traditionnelle, du moins dans ses principaux articles.

La fonction de guerre est réservée aux plus vigoureux et aux plus courageux. Elle dispense de tous les autres travaux, et même de toutes les autres vertus. À celui qui offre d’avance sa vie pour le salut des autres, que peut-on demander de plus ? Aussi tout guerrier a droit au respect de tous.

Les guerriers commandent absolument, car le salut public est la suprême loi. Toute prétention des marchands, artisans, manœuvres, tous poltrons et faibles, et bons pour se cacher dans les caves pendant le combat, toute prétention a soumettre les guerriers à une loi quelconque autre que la loi des guerriers, ou à un contrôle qui ne serait pas exercé par les guerriers, est proprement ridicule, et presque offensante.

La guerre est le plus beau des jeux ; les manœuvres préparatoires ne peuvent la remplacer. Dans les longues périodes de paix, il est inévitable que le guerrier se corrompe par la paresse, par l’ennui, par l’esprit d’intrigue, par des plaisirs excessifs ; c’est pourquoi la guerre est belle, saine, et désirable. C’est pourquoi il faut toujours que la défense se tourne en conquête ; c’est pourquoi la Patrie n’est jamais assez riche, ni assez puissante, ni assez redoutée. Si elle n’est querelleuse, envahissante, injuste, elle se corrompt déjà. D’où l’on voit que les règles de la morale commune, nécessaires à l’ordre intérieur pour les guerriers eux-mêmes, ne peuvent jamais être appliquées par les Nations ; et une Nation de Nations est un non-sens.

En ce sens, et dans tout ce qui touche à la politique extérieure, la Force prime le Droit, et la guerre est un des moyens d’acquérir ; c’est même le plus noble de tous, parce que chacun paye de son sang, sans compter ni mesurer. Ces règles viriles, que les marchands et artisans ne peuvent comprendre et ne doivent jamais appliquer, sont tempérées par le respect que l’ennemi courageux inspire naturellement à un adversaire digne de lui. De là le droit de la guerre, les secours aux blessés, les égards dus aux prisonniers, et enfin l’extrême politesse qui règle les rapports des guerriers entre eux, qu’ils soient amis ou ennemis.

La guerre est un jeu. Celui qui perd ne mérite aucun reproche, s’il s’est bien battu. Une paix prompte, dont les marchands et artisans feront les frais, est donc préférable à une de ces guerres obstinées et par de petits moyens ; car la fureur est moins belle que le courage ; et chacun sait que le désespoir donne une espèce de courage même aux plus vils animaux. Le vrai guerrier seul sait faire la paix au moment convenable ; mais aussi ce n’est jamais qu’un armistice, en vue de préparer des combats mieux ordonnés et plus beaux. On ne frappe pas un ennemi quand il est par terre.

Considérons attentivement ce système, suivons-le dans ses merveilleux développements, nous reconnaîtrons qu’il est d’un autre âge et que nous n’en devons rien conserver. La Démocratie a sa doctrine propre sur la Guerre ; malheureusement on ne la formule jamais ; on n’y pense point. De là une confusion d’idées incroyables, et des injures de bonne foi.