Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/165

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 218-220).
◄  CLXIV.
CLXVI.  ►
CLXV

Qu’allez-vous chercher au cimetière ? Il n’y a rien là que de vieux vêtements et de vieux étuis. Les morts sont ailleurs ; les uns au Paradis, les autres au Purgatoire, d’autres dans l’Enfer. Où cela ? Sur la terre, autour de vous.

Tous les hommes qui vivent maintenant sont des hommes qui revivent ; tous sont sortis d’une vieille enveloppe, avec un corps rajeuni ; tous traînent des souvenirs pour le moins aussi anciens que ce rouge limon quaternaire dans lequel ils poussent la charrue. Tout homme est un germe d’homme qui a grandi ; tout germe d’homme est une partie d’un homme avant d’être homme. Tout ce qui est homme maintenant vit depuis les temps à peine imaginables où des vivants très simples naissaient de la mer. N’essayons pas d’évaluer l’âge que nous avons en naissant ; notre tête s’y perdrait.

Donc nous traînons une vie très ancienne, les uns dans le paradis aux lumières d’aurore, les autres dans les brumes du purgatoire, d’autres dans les feux de l’enfer ; tous au même soleil ou sous les mêmes étoiles, mais non tous avec les mêmes yeux. Oui, s’il y a quelque juste au monde, qui n’ait ni regrets ni haine dans le cœur, mais seulement un noble amour qui le délivre de lui-même, celui-là est vraiment au paradis ; pour lui le soleil est toujours beau, et les étoiles et les nuages, et la source bavarde et la mer furieuse. Mais comment décrire cette joie qui éclaire le monde ? Dante lui-même a peint un paradis trop pâle, parce qu’il l’a vu du fond de l’enfer. Si l’on pouvait retourner à la première enfance, en secouant au vent les années et les fautes, peut-être retrouverait-on le paradis perdu.

Pour moi, je n’ai rencontré que des âmes du purgatoire, attachées, même les meilleures, à des plaisirs qu’elles n’estiment point, toujours se battant contre l’hydre, toujours vidant leur besace d’une main, et la remplissant de l’autre ; toujours voleurs contre le vol, menteurs pour le bien, en colère contre la colère, et courageux par peur. Bonjour mes amis. La lumière est au-dessus des nuages, mais le chemin tourne et ne monte guère. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils allument du feu et s’y chauffent ; mais ils n’arrivent pas à croire que ce feu est le vrai soleil.

D’autres allument du feu et s’y brûlent. Il y a des passions auxquelles il ne faut pas céder, et des fautes qu’il ne faut point faire, car ces passions s’accroissent d’elles-mêmes comme l’incendie ; plus tu bois, plus tu boiras, et ta faute t’entraînera de cercle en cercle jusqu’au fond, comme une pierre à ton cou. Alors tu ne voudras même plus voir le vrai soleil de la justice ; tu diras que c’est le feu des passions qui est le vrai soleil ; tu diras que les justes sont des dupes, et que l’injustice la plus injuste, celle qui triomphe, est le vrai bien. Quand on en est là, tout est perdu peut-être : « Vous qui entrez là, laissez toute espérance. » Oui, quand vous renaîtrez enfant, vous serez pire encore ; vous renaîtrez malade ou fou ; voilà le dernier cercle de l’enfer.

Ou bien, peut-être, vous serez sauvé par l’amour d’une vierge qui vous donnera son paradis avec le reste. De là naîtront des Adams et des Èves passables, et un nouveau paradis terrestre. Les vieux péchés seront mis en terre, et le serpent tentateur se mordra la queue de désespoir.