Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-12

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Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 194-214).

XII

UN HEUREUX DÉBUT

Chaque jour, régulièrement, Marie avait dû entendre de la bouche de madame Peneke les mêmes remontrances sérieuses. « Il faut que tu travailles, » lui disait le matin la revendeuse pendant que, en camisole de nuit fripée, elle déroulait ses papillotes devant un petit miroir dont l’étain était tombé par places. « Il faut que tu travailles » était son dessert au dîner. « Il faut que tu travailles » redevenait la prière du soir, avant d’aller se coucher.

La belle jeune fille en arriva donc à s’habituer à cette idée et essaya de faire quelque chose.

Dans la matinée, on pouvait la voir assise auprès de la fenêtre de la boutique, arrangeant à l’aiguille les objets que madame Peneke avait achetés. L’après midi, lorsque la revendeuse était en ville à vendre ou à acheter aux dames, Marie recevait les chalands à sa place. Mais ce genre de vie lui allait à peu près comme un jupon et un corsage de paysanne peuvent aller à une princesse : elle avait l’air de jouer avec les robes, et s’il s’agissait de vendre quelque chose, les acheteurs riaient de sa manière de faire.

Un jour, après s’être bourré le nez de tabac au point qu’il ressortait comme une cheminée pleine de suie au milieu de sa large face plate, madame Peneke dit à sa fille adoptive :

— Marie, ton amourette avec Plant et le scandale avec le baron t’ont fait perdre la considération du monde ; mais je ne crois pas trop m’avancer en t’assurant que tu peux promptement reconquérir ton bonheur perdu, en menant une existence laborieuse.

La jeune fille répondit d’abord à ces paroles par une moue, une moue si dédaigneuse, que madame Peneke en fut peinée jusqu’au plus profond de son âme.

— Si je travaille, s’écria-t-elle ensuite, c’est à cause de toi ; mais ne me dis pas que le travail est respecté, qu’il honore. On ne respecte pas le travail, on ne respecte que l’argent ; et l’argent gagné à la sueur de notre front est moins apprécié que celui dont nous héritons sans peine, ou celui que la honte, les spéculations amènent dans notre bourse. On n’apprécie que l’argent gagné au jeu, soit que l’on ait risqué pour cela d’autre argent, soit que la beauté ou toute autre chose ait servi d’enjeu. Quiconque est condamné au travail est par cela seul à peu près condamné au mépris.

La revendeuse ne trouva rien à répliquer immédiatement ; elle se mit à frotter fortement avec sa manche un chandelier à plusieurs branches et en plaqué. Elle lança ensuite :

— Tu as vu cela dans tes maudites pièces de théâtre et dans tes romans du diable.

— J’ai vu cela dans la vie de chaque jour. Quelqu’un salue-t-il un ouvrier, un artisan, parce qu’il travaille ? Non, certes. Par contre, notre brave homme de voisin, qui nourrit sept enfants avec son aiguille et qui est phthisique à laisser voir le jour à travers, se découvre humblement devant la maîtresse d’un banquier parce qu’elle daigne lui donner à faire ses riches vêtements.

— Allons donc ! Tu sais bien que ce que tu dis-là n’est pas la vérité.

— Je vois les choses telles qu’elles sont, soupira Marie, et je ne m’imagine pas que d’un chardon on puisse tirer de l’essence de rose. Quiconque travaille est méprisé comme l’âne qui, d’une année à l’autre, traîne la charrette dans les rues. C’est ainsi et nous n’y changerons rien.

Cependant la jeune fille semblait supporter avec beaucoup de calme le mépris qu’elle disait attaché au travail. Du matin au soir, elle aidait en tout madame Peneke ; mais dans la soirée, alors que sa mère d’adoption, qui se couchait de très-bonne heure, tombait lourdement sur les coussins et sur les coussinets de plume de son lit, ainsi qu’une de ces déesses de l’école flamande qui semblent écraser de leur poids les nuages floconneux, Marie s’enfermait dans sa chambrette, retirait de son armoire quelque robe d’apparat qu’elle y tenait cachée, s’en habillait, ornait sa chevelure brune de fausses perles et se mettait à lire des pièces de théâtre, à apprendre des rôles par cœur, à les déclamer, puis à les jouer.

Elle avait commencé par le rôle de Lady Milford. À la Milford avait succédé Marie Stuart, parce que Marie savait que le velours noir l’avantageait beaucoup. Était venue ensuite la Judith d’Hebbel, parce que, en personnifiant la belle juive, elle avait l’occasion de laisser voir ses beaux bras. Quand elle en eut fini avec ce dernier rôle, elle résolut de mettre à exécution un projet qu’elle nourrissait vaguement depuis longtemps.

Elle mena ce projet à bonne fin, par une belle nuit de printemps, fraîche et parfumée.

Elle fit semblant d’aller se coucher en même temps que madame Peneke. À la porte de sa mère d’adoption, elle prêta l’oreille jusqu’à ce que celle-ci se fût couchée et eût fait entendre ce son nasal et régulier qui imite de si près celui de la scie dans le bois. Après, sans souliers, sans faire plus de bruit qu’une ombre, elle redescendit l’escalier et ouvrit la boutique.

Dans l’assortiment des toilettes, elle choisit une des plus belles robes, un certain nombre d’autres objets et des bijoux. Elle revêtit une robe de soie verte, une jolie casaque en velours noir et mit son chapeau avec un voile assez épais pour la rendre méconnaissable. Ceci fait, elle se rechaussa, arrangea tout ce qu’elle avait choisi en un gros paquet, comme en portent les compagnons en voyage, glissa dans sa poche un revolver à trois coups ; saisit une canne plombée et quitta la maison en ayant soin de refermer les portes.

De l’argent, elle n’en avait pas pris ; cela lui eût semblé un vol. Pour les toilettes, elle savait que madame Peneke les lui aurait données, si toutefois elle avait consenti au départ. Elle n’emportait donc, par le fait, que ce qui lui eût appartenu, et elle ne pensait pas le moins du monde qu’elle agissait mal.

Pourquoi, du reste, aurait-elle pensé ? On nous a si longtemps reproché de trop penser, que nous sommes en bon chemin de perdre cette habitude. Notre devise est : agir promptement, et si le succès couronne l’acte, l’acte est bon… d’après notre morale.

La fugitive jeta un dernier regard sur la petite maison, bien plus peut-être par habitude que par émotion réelle, et se mit en route d’un pas rapide.

À l’heure où les premières bandes blanches vinrent rayer l’horizon, la ville était loin derrière Marie. De la colline où elle se trouvait alors, elle vit une dernière fois les tours briller au soleil du printemps ; puis les tours disparurent et un paysage inconnu se déroula peu à peu devant elle.

En traversant un village, elle entra dans une maison qu’une branche d’arbre aux feuilles desséchées se balançant à la brise fraîche du matin désignait comme une auberge. Elle y acheta un petit pain. L’aubergiste la regarda avec étonnement et la suivit un moment de l’œil sur la route où elle cheminait. Elle ne s’en préoccupa guère.

À l’entrée du petit bois, elle s’assit et mangea son pain. Elle se mira ensuite longuement dans le ruisseau à ses pieds. Dans l’attention soutenue qu’elle prêtait à son image, il n’y avait ni vanité ni amour-propre, rien que le froid calcul du marchand qui examine sa marchandise. Après s’être bien regardée ainsi un certain temps, elle parut fort contente.

Envers elle les hommes s’étaient montrés durs, sans cœur ; elle avait résolu d’agir avec eux sans aucune cérémonie et elle se tenait là assise, froide, endurcie, aussi irritée, aussi furieuse qu’un conquérant pour qui les hommes ne sont que des chiffres avec lesquels il fait ses horribles comptes.

Peu à peu, cependant, son cœur s’apaisa sous le calme solennel de la nature. Ce n’était pas encore le printemps en plein épanouissement, avec sa belle robe de verdure, qui entourait la jeune fille. La terre commençait seulement à se réveiller et avec lenteur. Dans les vallées et sur les montagnes, la neige s’était fondue et tout respirait, s’étirait. Les rayons du soleil non encore bien chauds tremblotaient sur la terre ; l’eau, jaillissant en perles transparentes, répandait une fraîcheur à faire frissonner. Les insectes voltigeaient dans l’air. Çà et là, le gazon, jaune comme de la paille, commençait à verdir. Les arbres dénudés, tristes, se chauffaient au soleil, poussant de petits bourgeons et les semailles de l’hiver apparaissaient comme des tapis d’émeraude dans la campagne brune, désolée. Dans le lointain, un paysan menait sa charrue, et son bonnet de coton blanc se balançant, comme une fleur, brillait à l’œil agréablement.

Les arbustes qui entouraient Marie et qui, comme poussés par la curiosité, allongeaient vers elle leurs tiges flexibles, portaient de petits minets ayant l’air de se hérisser de froid et de longues houppes se balançant doucement en mesure. Des papillons jaunes, aux ailes diaprées, voltigeaient dans l’espace et parmi eux un magnifique papillon tête de mort.

Autour de la jeune fille se dressaient des euphorbes vert jaune, des violettes odorantes et des pâquerettes ressemblant à la blanche lampe dans laquelle brûlent trois cierges jaunes. L’ombre des branches, au-dessus de sa tête se dessinait sur la terre en grillage sombre ; devant elle la colline s’étendait en pente douce, et bien qu’un merle sifflât et qu’un autre lui répondit, bien qu’un murmure continuel se fît entendre partout et que là-haut, invisible dans l’air, une alouette chantât, il lui semblait qu’un profond silence l’entourait et que ce silence lui faisait du bien.

Elle oubliait le passé ; elle ne songeait pas non plus à l’avenir ; elle regardait avec plaisir chaque coin de verdure, les couleurs brillantes qui commençaient à orner le manteau d’été de la terre, chaque scarabée suspendu à l’extrémité d’une tige.

Longtemps elle resta ainsi assise.

Quand elle se décida à poursuivre sa route, elle se sentait mieux, plus résolue.

Tard dans la nuit, elle arriva à la ville qui était le terme de sa course. Elle descendit dans un petit hôtel fréquenté seulement par des voituriers, des bouchers, des merciers de la campagne, et s’endormit aussi tranquillement que si elle avait eu la conscience la plus pure.

Elle dormit longtemps, déjeuna avec beaucoup d’appétit et fit sa toilette avec toute l’habileté qu’elle savait y mettre. Vers dix heures, elle se présentait chez le directeur du théâtre, M. Crameaux.

Celui-ci, petit homme à figure intelligente, à cheveux noirs, courts, en l’air, fixa sur elle un regard exprimant à la fois l’habitude de calculer et une malicieuse tendance à l’humour.

— Vous venez me demander un engagement, n’est-ce pas ! dit-il d’un ton sec et désagréable.

— En effet, répondit Marie. À quoi le devinez-vous ?

— Je l’ai deviné rien qu’en vous voyant, comme je devine aussi que vous n’avez jamais mis les pieds sur les planches. Vous êtes de bonne famille, hein ? Prenez place.

Marie s’assit et attendit de nouvelles questions. Elle jugeait avantageux pour elle de ne pas répondre à la dernière. Un mystère concernant la personne, la naissance, peut servir au théâtre, et elle le savait.

— Il y a en vous quelque chose d’aristocratique, continua le directeur. Vous voulez jouer les premiers rôles, n’est-ce pas, les dames du monde ? Nous savons cela. Votre extérieur vous le permet ; vous avez tout à fait le physique de l’emploi.

— Vous plairait-il de me soumettre à une épreuve, monsieur le directeur ?

— Pourquoi ?

— Pour voir si j’ai dit talent ?

— Du talent ! s’écria M. Crameaux se mettant à rire. À quoi bon, du talent ? Vous êtes jolie, très-jolie ; cela suffit aujourd’hui. Si vous avez de la toilette, parfait ; si vous n’en avez pas, il se présentera bientôt un ami qui s’occupera de ce détail. L’important, c’est de plaire au public et je crois que vous lui plairez. Votre démarche est élégante, vos mouvements sont gracieux et l’organe agréable. Nous n’avons pas besoin d’autre chose. Du talent ! Pourquoi du talent ?

Vous êtes venue avec des illusions, paraît-il, Nous connaissons cela : la vocation, les aspirations vers le sublime, le besoin de réaliser sur la scène l’idéal introuvable dans la vie. Débarrassez-vous sans retard de tout ce lest inutile. Je pensais comme vous, moi aussi, lorsque j’abandonnai, au grand chagrin de mon père, le droit pour l’art, changeant mon nom de Kramm en celui de Crameaux plus aristocratique et que, au lieu de devenir employé, je me mis à suivre la muse court-vêtue ; moi aussi je m’imaginais que du haut de la scène je relèverais, j’ennoblirais les hommes. Les hommes aiment mieux être amusés que relevés. Je connais le public ; j’ai gagné de l’argent avec le théâtre ; donc, je connais le public. Si par hasard vous avez du talent, cela me fera plaisir pour moi et pour les grands poëtes qui ont eu le mauvais goût de consacrer leur génie à la scène et au public de théâtre. Je joue encore quelquefois, et je remplirai le rôle du valet de chambre pour votre début, dans Lady Milford.

— Ce rôle est, en effet, celui que…

— Je le sais ; je sais tout. Avez-vous les costumes nécessaires ?

— Je les ai.

— Alors, écoutez bien. Vous débuterez demain. Si vous avez du succès, vous êtes engagée chez moi. Pour les premiers mois, je vous payerai largement, afin que vous puissiez être sur un bon pied et… faire votre choix. Je n’aime pas que les dames de mon théâtre ne s’apprécient pas à leur valeur de femme. Il y a de très-riches fabricants. Dès que vous aurez trouvé un ami, je réduis des deux tiers la somme stipulée. Ainsi, je vous engage pour deux ans ; les trois premiers mois, cent cinquante florins ; après, cinquante. Convenu, n’est-ce pas ?

— Avec le plus grand plaisir.

— Le plaisir est tout pour moi, mademoiselle !… Pardon ; quel est votre nom ?

— Mon nom d’actrice est Valéria Belmont.

— Bien, très-bien. Votre serviteur, mademoiselle Belmont.

Marie s’inclina légèrement et avec grâce, imitant de son mieux les comtesses chez lesquelles elle était allée avec madame Peneke, et quitta le cabinet du directeur d’un pas rapide et fier. Plus rien en elle de la modeste jeune fille de la bourgeoise ; de la tête aux pieds, elle était maintenant Valéria Belmont, l’actrice, la femme qui voulait faire fortune, chercher le plaisir, le luxe, et qui ne craindrait pas de payer tout cela au prix qui lui serait demandé.

À la fin de la journée, Valéria Belmont avait déjà fait la connaissance de toutes les dames du théâtre ; elle s’était déjà mesurée hardiment avec l’héroïne qui, depuis trente ans, jouait les Catherine et les Élisabeth ; elle avait déjà lié connaissance avec la duègne comique qui était réellement comique, avec l’amoureux, réellement très-aimable, et avec l’ingénue qui était, sans aucun doute, l’innocence en personne. Dans la soirée, elle invita ces deux dernières dames à souper dans le premier hôtel de la ville, que fréquentaient les messieurs élégants.

Quelle idée avait-elle, sachant que l’argent lui manquait complétement, de s’offrir ainsi un souper délicat, très-cher, et d’inviter ses deux camarades par-dessus le marché ? Elle avait été assez longtemps en relations avec des femmes de théâtre pour savoir que, plus encore hors de la scène que sur la scène, tout dépendait pour elle d’un début heureux. Qu’elle parvînt à faire parler d’elle, surtout de manière à amuser les messieurs élégants et blasés, et à fournir aux femmes l’occasion de faire briller leur vertu une fois encore par le contraste, et sa carrière était faite.

En très-belle toilette, ses cheveux noirs tombant en deux nattes épaisses de son petit chapeau sur ses épaules, elle entra dans la salle à manger de l’hôtel. Le long des tables occupées par des soupeurs très-bien mis, elle ne regardait personne, elle fronçait même les sourcils d’une manière peu engageante. Derrière elle, ses compagnes souriaient à droite, souriaient à gauche, comme si elles se fussent entendues pour proclamer Valéria Belmont inabordable et, par conséquent, d’autant plus intéressante.

La nouvelle actrice prit place dans l’embrasure d’une fenêtre, en ne se permettant pas même le mouvement de hanches affecté, prétentieux ou jugé charmant, sans lequel les femmes ne savent plus s’asseoir. Elle ne s’amusa point, comme l’amoureuse et l’ingénue, à remuer les chaises avec bruit, à rire tout haut, à lisser ses cheveux. Elle se contenta d’ôter ses gants, de montrer ses mains admirables à travers lesquelles passait comme à travers un transparent la lumière du gaz vers laquelle elle tendait la carte.

Elle commanda du filet de chevreuil aux confitures, des asperges, des écrevisses et une bouteille de vin du Rhin.

De toutes les tables, rapprochées ou éloignées, les yeux se tournaient vers elle, vers elle seule. Elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir et causait avec ses deux amies.

Tout à fait dans le voisinage était une petite société de cavaliers, pour la plupart des propriétaires des environs, qui paraissaient s’en donner à cœur-joie en l’absence de leurs femmes bien nées.

Parmi eux, on remarquait un jeune officier de hussards caressant continuellement sa moustache, et remarquable en ce que, dans sa façon d’être, il n’affectait pas ces allures d’aristocrate ennuyé devenues de mode aujourd’hui. C’était un jeune homme à figure fraîche, jolie, intelligente. Il montrait en effet qu’il était intelligent, en ne se servant pas des expressions habituelles aux nobles et aux officiers, telles que : « sur l’honneur », « pompeux », « fade », « affreux », « abominable », etc., et en parlant d’une manière vive, rapide, au lieu d’affecter la maladie à la mode de mâcher, de traîner les mots, comme un gâteux.

Évidemment, il était question, dans la petite société, de la nouvelle brillante étoile. Le hussard, qui tournait à moitié le dos aux nouvelles venues se retourna tout à coup et fixa Valéria Belmont, non à travers un carreau enchâssé dans l’œil, selon la coutume des chevaliers modernes, mais tout droit, hardiment, et il la regarda si longtemps de son œil brillant, honnête, qu’elle finit par lever une seconde fois les yeux sur lui.

Cette seconde suffit à la future Lady Milford pour décider du sort de celui qui la contemplait. Elle se disait :

« Il est jeune, ardent ; il paraît riche et pas du tout blasé ; il est assez jeune pour qu’on lui en fasse accroire et assez raisonnable pour faire contre mauvaise fortune bon cœur ; c’est ce qu’il me faut. »

Elle ajouta à sa commande une bouteille de champagne Rœderer, carte blanche.

Pendant ce temps, le hussard avait fait un mouvement de flanc stratégique lui permettant de coqueter avec Valéria, sans se donner le torticolis, et il coquetait avec une ardeur juvénile, un empressement d’autant plus grand que la jolie fille l’encourageait, tantôt par un long regard, tantôt par un sourire, et n’avait d’attention que pour lui.

— Qui est cette dame étrangère ? demanda-t-il au chef des garçons qui passait en ce moment avec son éternelle cravate blanche et sa figure couleur d’oignon rose, à sourire de faune stéréotypé. C’est sans doute une actrice.

— Elle se nomme mademoiselle Belmont, débute demain dans Lady Milford, beauté divine ; issue de famille noble ; très-fière, d’une vertu à toute épreuve, murmura le chef des garçons qu’on ne prenait jamais sans vert.

— Elle a des mains merveilleuses, dit l’un des convives que sa tête chauve, luisante, proclamait connaisseur.

— Vous a-t-il fallu tout ce temps pour vous en apercevoir ? questionna un autre convive ; vous me rappelez la parabole du chien mort que tout le monde trouve si laid et en qui le Christ finit, par louer les belles dents. Notre voisine est d’une beauté si parfaite qu’il faut n’avoir pas de goût pour la détailler.

Ces dernières paroles amenèrent une violente discussion, tant il est impossible à des Allemands de causer sans en arriver à discuter, puis à se dire des grossièretés. Le hussard prit la balle au bond et découvrit chez Valéria « un détail » jusqu’alors échappé à tous ceux qui la regardaient : son petit pied.

Valéria avait vu la direction du regard de son voisin. Sans en avoir l’air, elle releva sa robe de soie lentement, de manière à laisser voir l’attache fine de son pied. Les yeux du jeune officier ne se détachant plus de cet objectif, elle releva la jupe un peu plus, puis davantage encore, à la seconde bouteille de champagne. Elle était devenue très-gaie avec cette seconde bouteille ; elle envoyait à ses nouvelles amies des boulettes de pain, dont l’une, tombée dans les brandebourgs du hussard, fut dévorée par lui ; elle leur offrait de petites cigarettes de la Ferme et fumait avec elles.

Le jeune officier sentait son cœur battre de plus en plus fort ; il se demandait comment il pourrait approcher la belle avant que quelque Jupiter d’usine tombât à ses pieds, sous forme de pluie de billets de banque. Il entendit alors Valéria demander l’addition d’un ton de grande dame.

Le chef des garçons accourut, inscrivit rapidement la dépense sur une bande de papier blanc, portant en tête la raison sociale de l’hôtel, au revers le prospectus d’une maison de confection et, s’inclinant respectueusement, tendit la note à Valéria. Elle ne daigna ni la toucher de la main ni l’honorer du regard.

— C’est… c’est l’addition demandée, dit le chef des garçons, un peu décontenancé par l’attitude de Valéria.

— Donnez-la au lieutenant que voilà, répondit-elle aussi tranquillement que si elle eût dit : Donnez-la à mon mari.

Le chef des garçons resta confondu ; debout entre les deux tables, sa note à la main, il regardait tour à tour Valéria Belmont et le hussard.

Bien que les paroles de l’actrice n’eussent pas été prononcées à haute voix, elles avaient été entendues de la salle entière et tous les regards se tournaient vers le héros de cette aventure extraordinaire. Les conversations avaient cessé et les deux autres dames de théâtre elles-mêmes ne parlaient plus, effrayées qu’elles étaient de l’audace de leur nouvelle amie. À la table du lieutenant, les autres cavaliers avaient d’abord ouvert de grands yeux et, selon leur goût, ils étaient occupés maintenant à se mordre les lèvres ou à arranger leur cravate.

Le hussard était devenu d’un beau rouge. Mais lorsque le chef des garçons, prenant enfin une résolution, vint se placer derrière sa chaise, il s’empara de la note à sensation et la mit dans sa poche en faisant un léger signe de tête.

Ce signe suffit au garçon ainsi qu’à Valéria, qui se leva majestueusement, jeta à l’officier un coup d’œil très-expressif et quitta lentement la salle avec un joli frou-frou de sa jupe de soie.

Le lendemain, la piquante histoire de la note faisait le tour de la ville ; elle arrivait jusque dans le cabinet du président du tribunal ; elle pénétrait, malgré la sextuple surveillance, dans le couvent des jeunes filles nobles ; elle franchissait même le seuil de l’évêché, et, le même soir, à son début dans Lady Milford, Valéria Belmont obtenait un véritable triomphe. Elle le méritait, du reste. Dans sa robe de moire à ramages, très-décolletée, laissant voir son buste modelé comme celui d’une statue de déesse grecque, avec ses yeux étincelants sous la perruque poudrée, elle faisait un effet prodigieux.

Après la représentation, le directeur du théâtre vint à elle.

— Vous êtes engagée, mademoiselle Belmont, lui dit-il par saccades. Vous avez plu ; il n’en faut pas davantage. Brillante, très-brillante ! Schiller crierait vengeance à votre manière de jouer ; mais cela ne fait rien ; vous avez du talent, beaucoup de talent, et il le faut bien, puisque je vous le dis. Vous ferez votre chemin. Mes compliments sur votre début.

À sa sortie du théâtre par la petite porte de derrière, Valéria se trouva face à face avec l’officier de hussards. Elle prit son bras sans façon et ils allèrent souper ensemble dans un cabinet particulier de l’hôtel.

Le jour suivant, l’actrice recevait au moins cent visites de messieurs. Elle fut assez sage pour donner la préférence, non au joli hussard, mais à un riche fabricant ; ce qui la décida, c’est qu’il était marié. Les hommes mariés offrent toutes les garanties désirables.

Le deuxième rôle joué par Valéria Belmont fut celui de Marie Stuart ; le troisième, celui de la tsarine dans les Victimes de la tsarine. Ce dernier rôle, elle l’accepta sur la demande expresse du directeur qui voulait qu’elle se montrât dans la comédie. Elle l’apprit en un jour et le joua après une seule répétition, ce qui la grandit considérablement dans l’estime de M. Crameaux. Elle profita de cette occasion pour présenter au public son fabricant, c’est-à-dire deux costumes neufs d’une richesse impériale.

Deux jours plus tard, elle figurait sur l’affiche comme sujet reçu de la troupe.

Sept correspondants et autant de journaux de théâtre de Berlin, Munich, Vienne et Leipzig firent sur ses débuts des comptes rendus frénétiques. « C’était un talent de premier ordre, une beauté comme l’Europe n’en avait plus vu depuis Lola Montès, une voix qui était pour la diction, la déclamation, ce que la Patti était pour le chant, etc. » Le fabricant avait évidemment fait tout ce qu’il y avait à faire, et Valéria Belmont s’éveilla un beau matin artiste dramatique célèbre.

Son premier idéal s’était réalisé.