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Les Prussiens d’aujourd’hui/T-1-13

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 215-237).

XIII

UN VÉRITABLE ALLEMAND NE PEUT SOUFFRIR
LES FRANÇAIS

Les réunions d’Andor et de ses amis dans le petit café avaient cessé d’être régulières comme par le passé.

Toutes ses heures de liberté, souvent nombreuses, le docteur les consacrait aux Teschenberg, espérant trouver et trouvant en effet un moment propice pour embrasser Hanna ou lui presser furtivement la main.

Wolfgang continuait à jouir de la faveur royale et Plant était satisfait de son rôle de favori de la comtesse Bärnburg.

De temps en temps, néanmoins, les trois amis se donnaient rendez-vous pour se communiquer leurs idées et leurs aventures. Ce fut ainsi que, par une pluvieuse après-dînée de printemps, ils devaient se retrouver à leur ancienne table préférée.

Andor avait été le premier à faire son apparition dans la demi-obscurité permettant d’entrevoir vaguement le billard, les tables. Il sonda tous les coins et recoins sans découvrir ni Wolfgang ni Plant. En revanche, il aperçut le comte Riva, qui, dans son costume négligé, était assis à une petite table où il jouait seul aux échecs.

Il n’y avait pas d’autres consommateurs dans ce café et ce vide inusité donnait à leur rencontre comme une certaine intimité. Aussi, lorsque le comte fixa sur le docteur son regard quelque peu interrogateur, il sembla à celui-ci qu’il entrait dans la maison d’une bonne connaissance et il salua cette bonne connaissance peut-être malgré lui.

L’étrange personnage rendit le salut avec politesse et, d’un mouvement plein de grâce, de distinction, l’invita à prendre place en face de lui de l’autre côté de l’échiquier. Andor accepta l’invitation en silence comme elle lui avait été faite.

Il gagna une partie et en perdit deux.

— Savez-vous ce qui me plaît en vous ? demanda tout à coup le comte après la troisième partie, c’est que vous ne portez ni barbe ni lunettes, que vous dédaignez ces sots moyens de vous masquer. Celui qui veut cacher son véritable caractère n’a pas tort, évidemment, de couvrir d’un voile ses lèvres et son menton, les deux endroits où le caractère se lit le mieux ; celui qui veut cacher le fond de son âme ou sa sottise n’a pas tort non plus de mettre des lunettes à verres foncés si cela se peut, mais les honnêtes gens ne craignent pas qu’on voie dans leurs yeux.

Ils avaient entamé leur quatrième partie, lorsque Plant entra et vint s’asseoir à côté d’Andor. Au moment où le comte faisait mat son adversaire, Wolfgang parut à son tour.

Le sculpteur regarda le fou d’un air moqueur et se fit servir du café.

Le comte Riva abattit les pièces sur l’échiquier et le referma.

Selon son habitude blessante pour les autres, Wolfgang se mit alors à donner à entendre qu’il était le favori du roi, et que quiconque ne l’était pas comme lui devait s’estimer heureux qu’il lui dit bonjour et lui parlât.

Il défila son chapelet de phrases habituelles : « Aujourd’hui encore le roi est venu dans mon atelier. » « Ma statue de l’Amour sera très-réussie, m’a dit le roi. » « Il faut que je fasse un voyage ; le roi le désire. » Et ainsi de suite.

Le comte souriait à ces vaniteuses confidences prouvant ainsi qu’il n’était ni fou ni Allemand ; car quel est l’Allemand qui, n’étant pas fou, oserait se rire de la faveur d’un roi, ce roi ne fût-il qu’un roitelet, quelque chose comme un tyran de Lilliput ou le chef d’une armée de soldats de plomb.

— Vous riez, monsieur le comte, lui dit le sculpteur se tournant brusquement vers lui. Vous semblez ne pas croire qu’un artiste allemand puisse être traité d’une manière… oui, d’une manière aussi gracieuse par un monarque allemand.

— Oh ! du tout, répondit l’interpellé. Je songeais seulement combien c’est heureux pour nous, Allemands, que l’époque werthérienne soit loin derrière nous, ainsi que l’époque… me voilà embarrassé pour définir cette période où quelques têtes à part et peu pratiques s’enthousiasmaient pour la liberté, comme Werther pour l’idéalisme du cœur. Dans notre littérature, nous n’avons pas de type politique de ce genre représentant ce que Werther et Faust sont dans l’autre sens. Mais cela n’empêche nullement d’affirmer qu’il fut un temps où nous avions foi dans la fraternité des peuples, où, en même temps que d’autres peuples asservis, nous rêvions de marcher contre les tyrans. Ce temps n’est plus, et il est bon qu’il ne soit plus.

« La liberté ! Qu’est-ce que la liberté ? Un idéal très-peu pratique, et nous sommes devenus des gens très-pratiques. Notre manière de nous exprimer n’est plus aussi philosophique, aussi nébuleuse qu’autrefois. Le canon parle une langue qui a du moins cet avantage de ne rien laisser à désirer sous le rapport de la clarté. Nous sommes un peuple très-original ; vous en avez certainement déjà fait la remarque, mes jeunes amis. Nous n’imitons les Français en rien ; en rien, c’est peut-être beaucoup dire ; mais, pour les choses principales, nous ne les imitons pas ; c’est positif.

» Du temps de la grande Révolution française, nous nous étions pris d’un bel enthousiasme pour la République, les droits de l’homme ; nous nous sommes détournés ensuite avec horreur des scènes finales de cette terrible tragédie, pour fonder la Tugendbund[1] et la Sainte-Alliance. La guillotine que le peuple laissait fonctionner nous épouvanta ; mais la schlague, les casemates des forteresses, la Sibérie et la potence, ces jolis moyens pratiques des gouvernements, ne nous causaient aucune épouvante. Nous restâmes ensuite, un certain temps, de bons citoyens, de bons sujets, jusqu’à ce qu’en 1830 la fantaisie fût venue à nos voisins d’outre-Rhin de chasser leur roi.

» Aussitôt nous redevînmes des hommes altérés de liberté, et notre soif dura jusqu’à la merveilleuse comédie de 1848. Alors nous vîmes la République tomber une seconde fois et puis expirer sous la morsure venimeuse d’un serpent, comme elle avait expiré une première fois sous la puissante griffe d’un lion. Nous trouvions qu’il n’y avait rien de plus odieux, de plus condamnable qu’un conquérant, la guerre, un peuple avide de gloire militaire. Cette opinion était déjà la nôtre du temps de Louis XIV ; nous la remîmes en avant contre Napoléon le Grand et puis contre Napoléon le Petit. Nous chantions de belles chansons contre la guerre et la gloire ; nous déclamions, nous écrivions de quoi remplir des bibliothèques ; et, après avoir tant chanté, déclamé, écrit contre la race des tyrans, la vaine gloire, la soif des conquêtes, nous en arrivâmes à…

— Monsieur le comte, dit Andor, si vous voulez parler de la dernière guerre contre la France, vous n’avez pas raison. Les Allemands ont été attaqués, et ils n’ont fait que reprendre des provinces qui leur avaient été jadis enlevées par la force.

— Je ne veux pas parler de cette guerre, répondit le comte Riva ; je parlerai seulement de ses conséquences, des traces qu’elle a laissées dans notre conscience, notre âme et surtout dans notre esprit. Je parlerai des modifications survenues dans notre manière de concevoir le juste et l’injuste, depuis que cette guerre a modifié notre situation. Quand nous étions encore ce peuple que Bulwer a appelé « un peuple de penseurs », quand nous étions les faibles, les vaincus, nous condamnions les fusillades de Napoléon. Ainsi, dans l’exécution d’Andréas Hofer, par exemple, nous voyions… non, je vous ferais de la peine en vous disant ce que nous voyions. Mais les francs-tireurs français de nos jours avaient-ils fait autre chose que Hofer et ses paysans tyroliens ? Nous étions les heureux, les vainqueurs, voilà tout, et nous parlions des Français exactement comme le Moniteur avait jadis parlé des paysans tyroliens, de la landwehr autrichienne et des guérillas espagnoles. N’y aurait-il donc ni morale ni justice dans la vie des peuples ? L’idéal ne serait-il, en pareil cas, qu’une phrase que le vaincu retourne contre le vainqueur, sauf à la renier comme son adversaire à un moment donné ? Je ne suis pas homme à dire d’une lampe malpropre : voilà une étoile. Pour moi, une étoile est une étoile, et une lampe à huile malpropre est une lampe à huile malpropre. Je dis que nous avons déclamé contre la gloire des Français et condamné tout ce qu’ils faisaient au nom de cette gloire, jusqu’au jour où nous avons retourné la perche pour faire à notre tour, comme autrefois le général Davoust : fusiller, réquisitionner, imposer des contributions. Je ne prétends pas qu’on puisse agir autrement, en temps de guerre ; non. Mais ce n’est pas une raison pour que j’approuve ce qui a été condamné pendant cent ans, pour que je condamne ce qui était approuvé précédemment, la guerre n’eût-elle été faite que pour repousser une agression. Schill, Lützow, Korner, Palm et Hofer rougiraient de honte s’ils entendaient, aujourd’hui, ce que nous disons de braves gens comme eux, par la seule raison que ces braves gens étaient des Français et que c’était nous qui avions un Davoust à notre tête. Je m’exprime peut-être vivement, mais je suis pour tout de bon ennemi déclaré des guerres et des chants de triomphe, comme du temps des Césars j’aurais été l’ennemi des combats de gladiateurs et des applaudissements des arènes. Pour moi, un homme en vaut un autre, un peuple vaut un autre peuple, et je les estime d’après leur valeur morale, non d’après leur origine.

— Ah ! oui ! s’écria alors Wolfgang d’un ton superbe, ce sont là de vieilles idées démodées sentant la Révolution française. Il y a longtemps qu’elles n’ont plus cours chez nous.

Le comte Riva inclinait la tête en signe d’assentiment.

— C’est bien cela ; c’est bien cela ; fit-il. Un Allemand de nos jours pense, sent et parle comme s’il n’y avait jamais eu un Voltaire, un Lafayette, un Robespierre. Je trouve cela merveilleux. J’ai déjà déclaré que nous étions un peuple original, que nous n’imitions pas les Français. Après quelques péchés de jeunesse, nous voici à notre apogée et monarchistes décidés. Que les Russes et les Cosaques continuent nos rêves de liberté ; nous, nous restons un peuple original. La liberté est une phrase creuse, mais les milliards des Français sont un fait positif. La force est au-dessus de la liberté, et le succès nous donne raison. Lorsqu’il dit : « Je vois que nous ne pouvons rien savoir, » Faust n’est qu’un imbécile. Nous savons, nous, comment on fabrique les meilleurs fusils, les canons à longue portée, comment on transforme tout un peuple en soldats-machines ; que faut-il de plus ? Nous nous rions de ces grandes idées du siècle précédent qui nous avaient ravis, et nous nous en rions justement. Tant que cela semblait une honte d’être Allemand, nous nous disions citoyens du monde ; tant qu’on se moquait de nos trente-cinq rois et roitelets, nous étions républicains ; mais, aujourd’hui, c’est bien différent : l’Allemagne est puissante, son empereur considéré ; assez de phrases, assez.

— Voudriez-vous nous faire croire, monsieur, que les mots liberté, égalité, fraternité, ont jamais été autre chose que des mots pour le peuple de singes vaniteux d’outre-Rhin ? s’écria Wolfgang. Moi, je vous dis que c’étaient de grands mots cachant, assez mal du reste, la vantardise et le désir de conquêtes des Français.

— En aurait-il été ainsi, ce que je conteste, un joli nom eût du moins recouvert une vilaine chose. Il vaut toujours mieux, ce me semble, verser le sang au nom de la liberté qu’au nom de la monarchie du droit divin. Mais il n’en était pas ainsi, je le répète. Trois fois dans la marche du temps, trois fois, de l’autre côté du Rhin, des centaines de mille hommes ont chanté à pleine gorge et à plein cœur :

Allons, enfants de la patrie,
Le jour de gloire est arrivé.
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé.

Trois fois le peuple français a essayé de fonder la république. En admettant que sa dernière tentative échoue comme les deux autres, ce qui serait un malheur pour la France et bien plus encore pour nous, il resterait du moins à « votre peuple de singes d’outre-Rhin » la consolation d’avoir tenté de réaliser cet idéal politique qui naguère était aussi le nôtre. Nous, nous n’avons pas même tenté l’épreuve. Ne venez pas me dire que jamais, en Allemagne, la situation n’a été aussi mauvaise qu’en France avant la grande Révolution.

Nous n’avions pas de Bastille, c’est vrai ; mais, en revanche, que de forteresses et de prisons ! Nous n’avions pas non plus de grande Pompadour à l’époque ; mais nous comptions cinquante petites Pompadours, coûtant pour le moins cinquante fois autant que celle de France. Jamais un roi de France n’a bâtonné ses sujets en pleine rue ni vendu les enfants de son royaume à des potentats étrangers ; tout au contraire, Louis XVI, le guillotiné, envoyait ses soldats par delà l’Océan au secours de la liberté. Pourtant les Français ont fait une révolution et, nous, nous ne l’avons pas faite ; nous, nous avons marché contre la liberté sous la conduite de nos princes. Ne sommes-nous pas, au fond, un peuple très-original ?

La force et la gloire nationale, tel est l’idéal politique de notre temps. Alors que les Français, les Anglais et les Russes poursuivaient ce même idéal, c’était révoltant à nos yeux ; aujourd’hui, nous pensons différemment à cet égard. Nous trouvions même ridicule que les Tchèques, les Croates, les Serbes et tant d’autres pussent s’atlâcher «avec un si ardent amour à leur pauvre nationalité. La raison en était que nous n’avions jamais songé à aimer la nôtre tant qu’elle était peu estimée. Par contre, en ce moment, nous la chérissons de toutes nos forces. Ne sommes-nous pas, au fond, un peuple très-original ?

Quand les Français suivaient avec enthousiasme le drapeau tricolore et couvert de gloire de Napoléon, c’était un défaut national chez eux ; tandis que, chez nous, c’est une vertu nationale d’acclamer le drapeau prussien victorieux. Quand les Russes se faisaient égorger pour Dieu et le tzar, c’était, à nos yeux, la conséquence de leur manque de culture intellectuelle ; mais, lorsque les Allemands meurent pour Dieu, le roi et la patrie, c’est le résultat de notre culture intellectuelle. Nous sommes, vraiment, un peuple bien original.

On prétend, à vrai dire, qu’il n’y a pas de peuple original, que chaque peuple a reçu sa civilisation d’un autre et l’a transmise à son tour, pour payer sa dette ; que les Italiens et les Espagnols ont pris beaucoup des Juifs, des Grecs, des Romains et des Arabes ; que les Français ont hérité des Italiens et des Espagnols et les Anglais de tout le monde. On prétend encore que nous, nous tenons des Anglais, que les Russes tiennent de nous, que chaque peuple débiteur a bien rendu ce qu’il avait reçu, et qu’à leur tour les Russes ont commencé à s’acquitter envers nous avec Pouschkine, Lermontow, Gogol et Turgenieff.

S’il est vrai que l’on ne puisse être original en ce monde d’échange matériel et intellectuel, il faudrait du moins être conséquent. Ou bien c’était une vertu nationale chez les Français de s’enthousiasmer pour Napoléon, et chez les Russes de se faire hacher pour Dieu et le tzar à Pultawa, Otchakof, Ismaïl, Borodina et Ostrolenka, ou bien nous n’avons, nous les Allemands, pas plus de vertu nationale que les Français, pas plus d’intelligence que les Russes.

La force est sujette à caution et le succès d’aujourd’hui peut être l’échec de demain ; mais le droit reste le droit « dans la bonne et la mauvaise fortune », pensions-nous à l’heure des revers ; je regrette profondément que nous l’ayons oublié avec la prospérité ; car je crois que tout ce qui est nationalité est destiné à périr, qu’il ne restera que ce qui est humain, et qu’il ne faut pas agir comme si l’Allemand seul devait personnifier cet « humain ».

— Et moi, je vous déclare, reprit Wolfgang, qu’il n’est plus le temps où la France commandait à l’Europe, que l’Angleterre a eu son temps, et que maintenant c’est le tour de l’Allemagne qui est arrivé.

— C’est vrai, reprit l’homme étrange d’un ton solennel, c’est vrai ; il est venu ce temps que nous avons attendu, désiré, pour lequel nous avons prié ; mais il nous trouve comme il a trouvé les autres peuples, sans idéal. Nous semblions appelés à poursuivre un tout autre but que la puissance, la gloire nationale ; et voilà que, de même que les autres nations arrivées à leur apogée, nous sommes prêts à couronner le succès, à adorer la force. Faites-moi donc le plaisir d’envoyer toute votre littérature au pilon et d’en fabriquer des cartouches pour votre million de soldats. Vous avez trop parlé avant d’avoir pu agir, et, maintenant que l’heure de l’action a sonné, vos actes sont en désaccord avec ce que vous disiez. Donc au pilon votre littérature !

— Très-amusant, ma foi ! s’écria le sculpteur s’adressant plutôt à ses amis qu’à son interlocuteur. Nous nous étions crus jusqu’ici supérieurs en tout à nos voisins, principalement en civilisation, en moralité ; mais non, il paraît que nous nous trompons, que nos actes sont en contradiction avec nos paroles, que c’est nous qui sommes immoraux, sans culture intellectuelle, et que nous pourrions même aller à l’école chez les Français frivoles, corrompus, ignorants…

— Il n’était pas question de cela, répondit le comte lentement et avec calme. Mais, puisque nous voici sur ce chapitre, entamons-le. D’abord, je suis d’avis qu’aucun peuple n’est apte à se juger, pas plus qu’un homme ne saurait avoir une opinion juste de lui-même ; il faut, par conséquent, demander aux autres. Ce n’est pas ce que nous pensons de nous-mêmes qui fait autorité, c’est ce que pensent les autres nations. Mais, me direz-vous, elles seront partiales et dans le sens qui nous sera défavorable. Juste, très-juste. Que faire alors, sinon s’adresser aux faits, demander aux chiffres leur opinion. Vous reconnaîtrez que j’en appelle à des juges équitables, sévères, inflexibles même.

Nous sommes, d’après vous, le peuple le plus moral. Voyons ce que disent les chiffres implacables.

La meilleure mesure de la moralité nous est fournie par le chiffre des naissances illégitimes comparé au chiffre des naissances légitimes. À ce sujet, la réponse de la statistique est bien singulière.

En Prusse, sur 1,000 naissances on en compte 120 illégitimes ; dans l’Allemagne du Sud, on en compte jusqu’à 200, tandis qu’en France il n’y en a que 70, en Angleterre 60, malgré les difficultés qu’oppose au mariage, à l’établissement des ménages, le grand développement des besoins matériels dans ces deux pays.

L’Autriche nous fournit des révélations encore plus étonnantes. Dans cet Empire, les Allemands ont la prétention de représenter l’élément moral ; mais les chiffres sont encore là pour mettre à néant leurs prétentions. Prenons les pays slaves. En Galicie, sur 1,000 naissances, 92 illégitimes ; en Croatie, 63 ; en Dalmatie, 44 ; Confins militaires, 14 seulement. Passons aux pays allemands. Sur le même chiffre de naissances, nous trouvons dans la haute Autriche, 213 illégitimes ; dans la Styrie, la basse Autriche, 305 ; en Carinthie, jusqu’à 456.

Nous prétendons aussi être le peuple le plus cultivé. Appelons-en de nouveau aux chiffres.

Les chiffres disent qu’effectivement le nombre des individus sachant lire est plus grand en Allemagne qu’ailleurs ; mais à quoi cela leur sert-il de savoir lire, s’ils ne lisent pas ?

En France et en Angleterre, le nombre de gens sachant lire est moindre, mais tous ceux qui savent, lisent. En Allemagne, au contraire, la grande majorité de ceux qui ont passé par l’école ne lit nullement ; et, au total, le chiffre des cultivés est moins considérable chez nous que dans les deux pays ci-dessus.

Les Français et les Anglais ont beaucoup plus de grands journaux que nous ; la liste des abonnés de nos journaux paraîtrait ridicule auprès de la liste de chacune de ces feuilles étrangères.

En revanche, il est un point sur lequel ces maudits chiffres nous font dépasser tout le monde ; c’est lorsqu’il s’agit de la consommation de l’eau-de-vie. Nous consommons plus d’eau-de-vie que les autres nations ; par tête, nous absorbons plus de schnaps que de livres.

En Allemagne, on dépense par tête et par an, en moyenne 8 silbergros pour des livres, tandis que l’impôt sur l’eau-de-vie rapporte, par tête, de 14 à 15 silbergros. Remarquez que je dis l’impôt à lui seul, car la consommation en elle-même doit donner une proportion encore plus élevée. Et nous nous étonnons encore de voir les meilleurs auteurs allemands beaucoup moins payés que les auteurs anglais, français et même russes.

Le travail littéraire est le mieux rétribué dans le pays où on lit le plus. Je crois donc que nous avons d’excellentes raisons pour ne pas tant vanter notre culture intellectuelle, puisque, jusqu’à ce jour, nous avons lu moins que les autres nations et moins bien payé nos écrivains que les Français, les Anglais, les Russes ne payent les leurs.

En ce qui concerne notre moralité, nous invoquons comme preuve notre profond respect des convenances, l’innocence incontestable de notre littérature. Pour notre culture intellectuelle, nous nous prévalons de l’énorme quantité de nos productions intellectuelles. Très-bien. Mais si nous écrivons et nous imprimons plus que toute autre nation, cela prouve seulement que la classe active et productive, en fait de culture intellectuelle, étant plus considérable chez nous, l’indifférence de la masse de la nation pour cette activité, cette production, est plus impardonnable encore ; et, comme déduction de cette preuve, il résulte que si nous sommes au-dessus des autres nations par la force productive de l’intelligence, nous sommes au-dessous en tant qu’éducation populaire.

Je déclare, en outre, que, tout en ne permettant pas à nos écrivains les mêmes licences que les autres nations, nous ne sommes pas plus moraux qu’elles, ainsi que l’ont attesté les chiffres. Seulement, nous savons mieux dissimuler.

À cet égard, du reste, les Anglais nous dépassent encore, eux qui ont mis au ban de la morale quelques-uns de leurs plus grands poëtes, tels que lord Byron et Shelley. À vrai dire, nous, nous n’avons pas couronné de roses les auteurs de Werther, de Faust et des Brigands ; mais enfin nous ne les avons pas excommuniés, déclarés bons pour l’enfer avec tant d’hypocrisie.

En France, en Italie, en Russie, le vice, l’égoïsme vulgaire s’étalent dans toute leur nudité, ce qui fait qu’on les connaît très-bien et qu’on peut les éviter, quand on veut. En Angleterre et en Allemagne, au contraire, le vice se couvre du masque de la crainte de Dieu, du masque des bonnes mœurs, et ressemble tellement à la vertu qu’on finit par ne plus distinguer l’un de l’autre.

Nos Messalines commettent l’adultère, se livrent à la débauche, les yeux tournés vers le ciel, et nous opprimons, nous pillons nos semblables avec le doux sourire, le front calme de l’honnêteté. Que, par hasard, un écrivain allemand ose nous montrer nos actions et notre situation, non pas voilées hypocritement d’un idéalisme funeste, mais hardiment, fidèlement, comme Gogol, Turgenieff, Pisemksi l’ont fait pour la Russie, Augier, Sardou, Balzac, Erckmann-Chatrian, Claude Tillier pour la France, Thackeray et Dickens pour l’Angleterre, et vous verrez quel tapage infernal, quels cris soulèveront la corruption et l’indécence de l’auteur.

Nous voulons être aveugles ; nous ne voulons pas de ces écrivains qui écartent de nos yeux le bandeau de l’erreur ; nous ne voulons pas savoir comment nous sommes ; nous aimons mieux paraître ce que nous ne sommes pas, que voir, reconnaître nos défauts et nous efforcer de les corriger.

Mais je pense que de tous les défauts qu’un peuple peut avoir, le plus dangereux pour lui, c’est d’être hypocrite envers les autres et de s’illusionner lui-même.

Depuis longtemps nous nous sommes débarrassés de l’idéal en toute chose ; nous feignons quand même de l’avoir conservé, de le porter haut. Mieux vaudrait avouer sincèrement qu’en politique, en art, en science, en amour, en tous les autres grands moteurs de la vie humaine, nous sommes des matérialistes, puisque, malgré notre hypocrisie d’idéalisme, nous le sommes effectivement.

Vous êtes stupéfaits, mes jeunes amis, et quand je serai parti, vous vous rirez de moi, vous hausserez les épaules, vous vous écrierez : Le vieux fou ! Je vous répondrai que, dans un pays où tout est mensonge, hypocrisie, la vérité ressemble à la folie.

Le comte se leva, fit un léger salut de la tête et sortit à pas lents.

Les trois jeunes gens se regardèrent. Enfin Wolfgang se mit à rire aux éclats, et Plant fit comme lui ; mais Andor ne riait pas.

Quelques jours après, le sculpteur disparut de la ville aussi complétement que s’il eût été englouti dans le sein de la terre. Ses amis firent cette supposition et bien d’autres ; mais ils n’étaient pas sur la bonne piste.

Dans la vie de la princesse Paula, il y avait un point noir ; ce point noir flottait dans son passé ; mais il n’en existait pas moins.

Le vieux roi était informé de l’existence de ce point noir et s’opposait vivement à l’union de son fils avec la belle étrangère ; mais comme le prince Théodore insistait sur ce sujet avec une certaine irritation nerveuse qui remplace aujourd’hui la passion chez les grands, Sa Majesté se souvint que le jeune sculpteur, son favori, avait fait un jour, dans une conversation, allusion au passé de la princesse Paula.

Or il se trouvait que Sa Majesté, malgré toute sa droiture militaire, était très-rusée. Elle voulut acquérir une certitude, une certitude qui ne pouvait s’obtenir que dans cette capitale du Nord où la princesse avait passé sa jeunesse, à la brillante cour de son père.

Sa Majesté était bien trop fine pour confier cette affaire délicate à un diplomate. En dépit des airs mystérieux qu’ils se donnent, lorsqu’il s’agit de choses connues de tout le monde, les diplomates livrent volontiers les secrets ; d’un autre côté, les investigations de son ambassade auraient éveillé la surprise, les susceptibilités ; tandis qu’un jeune artiste inconnu, venant pour étudier les trésors artistiques si peu visités de la capitale du Nord, pouvait bien, dans ses moments perdus, s’enquérir d’un scandale ayant eu lieu à la cour. Il n’y avait en ceci rien d’étonnant.

Sa rusée Majesté envoya donc M. Wolfgang en émissaire très-privé, et M. Wolfgang disparut subitement sous terre, pour aller reparaître tout à coup comme un champignon, dans la capitale du Nord, sous son veston en velours noir et son chapeau de rapin.

Pendant que ceci se passait dans le monde de la cour, Micheline Rosenzweig s’unissait au baron Oldershausen.

Ce fut un mariage tout à fait moderne, sans la couronne de myrte, et sans le voile. Les deux futurs reçurent la bénédiction en habit de voyage, et prirent ensuite le premier train pour Paris, donnant ainsi un échantillon de notre hypocrisie d’idéalisme.

Notre jugement si raffiné nous a fait découvrir enfin ce qui avait échappé à nos pères. Avoir père, mère, frères, sœurs pour témoins des premiers jours de notre bonheur conjugal, c’est blesser la pudeur ; mais passer une nuit de noces dans une chambre d’hôtel, au milieu de garçons et de domestiques, voilà qui ne froisse point nos sentiments.

Nous n’ignorons pas, cependant, qu’il y a dans certains hôtels des chambres spéciales aux jeunes mariés et que les portes de ces pièces sont percées de petits trous, afin que des débauchés blasés puissent se permettre un amusement à leur manière. Nous savons cela et nous le trouvons peut-être piquant ; nous ne sommes pudiques que lorsque le bon ton l’exige.


  1. Alliance de la vertu