Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Avant-Propos

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. vii-xvi).



Nos pères lisaient l’Évangile. Si ce livre divin avait été moins ignoré de la génération actuelle, le scandale de la Vie de Jésus eût été impossible : ou bien on n’aurait pas osé le donner, ou bien cette audace aurait passé pour une folie. Cette défaveur, disons mieux, cet oubli et cette indifférence dont un pareil livre est devenu l’objet, tiennent à beaucoup de causes, parmi lesquelles il faut mettre au premier rang l’affaiblissement du sentiment religieux. Mais, de nos jours, ce sentiment se réveille, et les nouveaux efforts tentés pour éteindre la foi n’ont réussi, comme un ouragan salutaire, qu’à en faire briller l’étincelle cachée au fond des âmes. Le moment est donc favorable pour une nouvelle édition des Évangiles, une édition savante et populaire tout à la fois, qui prépare les esprits, ignorants ou prévenus, à la lecture du texte sacré, qui en éclaire tous les endroits obscurs, et ne laisse sans réponse aucune des difficultés soulevées contre lui par la critique corrosive de notre siècle. Sans doute, nous possédons déjà d’admirables travaux sur ce sujet, et, pour notre part, nous sommes si loin d’en méconnaître le mérite, que nous déclarons ici tout haut leur avoir emprunté ce qu’il y a de meilleur dans notre livre[1] Mais ces travaux sur l’Évangile ne donnent pas la lettre même de l’Évangile. Ce qui caractérise l’ouvrage que nous offrons au public, c’est qu’il renferme, en même temps que le texte sacré, le résumé de ces savantes publications, dégagé des longueurs et des sécheresses de la science.

D’abord, une Préface générale sur les quatre Évangiles trace à grands traits l’origine, le mode de composition et le véritable caractère de ces écrits, et montre qu’ils se sont répandus parmi les premiers chrétiens sans aucune altération essentielle. Elle est suivie d’un tableau qui met sous les yeux du lecteur la chronologie et l’harmonie des Évangiles ; une colonne principale renferme la suite chronologique des faits et discours : c’est une vie abrégée de Jésus-Christ ; six autres colonnes leur assignent leur date précise, comparée aux années de l’ère vulgaire, de Rome, des empereurs Auguste et Tibère, etc.

Le texte de chaque Évangile est précédé d’une Préface particulière, qui en montre l’auteur, le caractère distinctif et le but spécial ; détermine le temps et le lieu de sa composition, et la langue dans laquelle il fut écrit ; résout, en un mot, toutes les questions relatives à son origine et à son contenu. Nous avons suivi, pour la traduction, la Vulgate latine, dont le mérite est aujourd’hui reconnu des meilleurs critiques, tels que Lachmann et Tischendorf ; les rares et légères différences du texte grec sont indiquées en note.

La Bible a son style, comme la chaire, comme le théâtre ont le leur. Ce qui le caractérise, c’est la simplicité des phrases, qui vont droit au but et expriment sans détour la pensée ; c’est la sobriété dans le choix des conjonctions et l’usage fréquent des mêmes, et, alors, donc. En outre, chacun des auteurs sacrés a son génie personnel, qui subsiste sous l’inspiration et se reflète dans ses écrits : saint Matthieu ne parle pas tout à fait comme saint Jean, ni saint Marc comme saint Luc. Toute version de la Bible doit tenir compte de ces principes incontestables. Le style n’appartient pas en propre au traducteur ; il faut, non qu’il vienne de lui, mais qu’il conserve l’empreinte de l’écrivain inspiré, de son temps, de son pays, de son âme. Prétendre tout ramener à une forme élégante selon le génie de l’idiome employé, réunir, par exemple, en une seule les phrases courtes et vives de la Bible et multiplier les périodes, ce serait, non pas traduire, mais travestir. La couleur biblique, telle est donc la première qualité d’une version française des Évangiles. La deuxième, c’est l’exactitude, une exactitude savante et minutieuse, qui reproduise jusqu’aux nuances. De quoi s’agit-il, en effet ? De la vie de l’Homme-Dieu, du divin fondateur de l’Église ; ce sont ses actes, c’est son enseignement qu’on nous transmet : qui ne voit qu’une légère infidélité, un à-peu-près, pourrait devenir une erreur capitale ? La beauté littéraire réclame aussi ses droits dans une traduction des Évangiles ; mais elle ne vient qu’après l’exactitude, et doit se concilier avec la couleur biblique. La réunion de ces trois qualités serait la perfection : heureux si nous ne sommes pas resté trop loin de cet idéal ! Avertissons le lecteur qu’il trouvera, quoique bien rarement, quelques mots en italique dans le texte de notre version ; nous avons cru devoir les ajouter à l’original dans l’intérêt de la clarté ou de l’élégance.

Dans les notes, nous nous sommes attaché à bien marquer le sens littéral et la liaison des idées. Histoire, géographie, traditions juives, usages contemporains du Sauveur, dogme et morale, tout ce qui peut éclairer le texte sacré et en rendre la lecture facile, intéressante et utile, a été mis à contribution. La plupart sont signées des noms les plus illustres de la science biblique. Les Pères de l’Église, quelques-uns de nos grands écrivains, Bossuet surtout, apportent leur tribut de lumière et de piété.

Il arrive souvent que le même fait ou le même discours se trouve relaté par plusieurs évangélistes, et quelquefois avec des particularités propres à chacun d’eux : tel est, par exemple, le récit de la Transfiguration donné par saint Matthieu (ch. xvii, 1 suiv.), par saint Marc (ix, 1 sv.) et par saint Luc (ix, 28 sv.) ; ces relations multiples d’un même fait sont appelées, en terme d’exégèse, lieux parallèles. Nous avons soigneusement marqué tous ces lieux parallèles dans les sommaires placés en tête de chaque chapitre. Ainsi le lecteur verra de suite si le fait ou le discours qu’il a sous les yeux est relaté encore par d’autres évangélistes ; et, s’il veut en faire une étude complète, en connaître toutes les circonstances authentiques, ainsi que les observations qu’il nous a inspirées, il devra consulter les endroits auxquels nous renvoyons. Cette comparaison, toutefois, n’est pas nécessaire pour une simple lecture ; car nous avons distribué les notes dans les quatre Évangiles de telle sorte que chacun puisse se lire séparément et sans le secours des lieux parallèles.

Sous peine d’arrêter trop longtemps ou trop souvent le lecteur, nous ne pouvions donner au bas du texte toutes les notions nécessaires à l’intelligence parfaite des Évangiles, bien moins encore y répondre à certaines difficultés. Nous avons réservé tous les points qui demandaient un développement plus considérable, et nous les traitons à la fin du volume dans un Vocabulaire ou Explication de quelques noms, locutions et difficultés qui se rencontrent dans les Évangiles. Cet utile appendice, qui nous a coûté beaucoup de recherches, sera lu, nous l’espérons, avec autant d’intérêt que de fruit.

Le livre se termine par une table des Évangiles qui se lisent à la Messe tous les dimanches, fêtes et féries de l’année.

Nous n’avons rien dit encore d’une innovation qui distingue cette édition des Évangiles. Dans toutes les éditions françaises antérieures à la nôtre, il y a autant d’alinéas que de versets : chaque récit, chaque discours se trouve ainsi partagé en une multitude de petites coupures, dont quelques-unes ne forment pas même une phrase complète. Qui ne comprend, qui n’a expérimenté combien cette disposition typographique est nuisible, non-seulement à l’intérêt, mais à l’intelligence même de l’Évangile ? La division par versets, nécessaire pour les citations et les renvois, fut introduite au xvie siècle par Robert Estienne, et depuis elle a reçu droit de cité dans l’Église. Nous devions donc la conserver ; mais c’est à la marge, non dans le texte, que nous l’avons marquée. De cette manière, rien n’interrompt la lecture ; comme dans les livres ordinaires, tout ce qui se rapporte à un récit, à une parabole, à une situation distincte forme un alinéa : la typographie ne sépare plus ce qu’unissait la logique.

La polémique et la controverse sont exclues de cet ouvrage. « La lecture du texte sacré, dit M. Wallon, a une force qu’il n’est donné à aucun argument d’avoir : elle triomphe sans blesser, elle calme les esprits échauffés à la querelle. » Après, les vives disputes excitées par la Vie de Jésus, les Quatre Évangiles offriront le remède, l’apaisement des esprits, la consolation des âmes croyantes, l’affermissement dans la foi des âmes ébranlées par le doute, et peut-être le retour de celles qui ne croient plus. Ici nul arrangement artificiel des faits, nulle confusion des dates, nulle explication forcée, nul rapprochement arbitraire ou perfide, nul mirage de style : c’est la vérité simple et nue, mais imposante et majestueuse ; c’est la vraie Vie de Jésus ; c’est le Sauveur du monde agissant et parlant comme ses disciples l’ont vu parler et agir ; c’est l’Évangile, en un mot, avec ses miracles et ses dogmes, sa morale pure et ses immortelles espérances, le même Évangile qui a converti le monde et préside toujours à ses destinées.

Nous n’avons eu en vue, en préparant cette nouvelle édition, aucune classe spéciale de lecteurs, mais les hommes de notre temps en général. Ce livre ne s’adresse donc pas seulement aux personnes qui font profession de piété. L’Évangile convient à tous : d’une simplicité et d’une profondeur sans égale, il est accessible à un enfant et fait l’étonnement des sages, semblable, selon la gracieuse comparaison d’un Père de l’Église, à un fleuve merveilleux dans les eaux duquel peut marcher un agneau et nager un éléphant. Les pensées, les expressions ont le rayonnement tranquille et pénétrant de la vérité. Quiconque ouvrira à cette lumière un œil pur, à ces accents une oreille sincère et recueillie, sentira quelque chose de divin descendre dans les profondeurs de son être. Il est bien peu d’âmes véritablement grandes qui n’aient éprouvé pour l’Évangile un invincible attrait. L’empereur Théodose le Grand, nous disent les historiens de son époque, passait à le lire une partie de ses nuits, et cela dans un exemplaire écrit de sa main. Charlemagne l’avait assez étudié pour pouvoir relever lui-même les fautes échappées aux copistes, et l’on montre encore aujourd’hui, à Aix-la-Chapelle, un manuscrit tout chargé de ces royales corrections. Enfin, l’homme de génie le plus actif et le plus étonnant des temps modernes, Napoléon Ier, s’exprimait ainsi dans son exil de Sainte-Hélène :

« L’Évangile possède une vertu secrète, je ne sais quoi d’efficace, une chaleur qui agit sur l’entendement et qui charme le cœur ; on éprouve à le méditer ce qu’on éprouve à contempler le ciel. L’Évangile n’est pas un livre, c’est un être vivant, avec une action, une puissance qui envahit tout ce qui s’oppose à son extension ; je ne me lasse pas de le lire, et tous les jours avec le même plaisir.

Le Christ ne varie pas ; il n’hésite jamais dans son enseignement ; et la moindre affirmation pour lui est marquée d’un cachet de simplicité et de profondeur qui captive l’ignorant et le savant, pour peu qu’ils y prêtent leur attention.

Nulle part on ne trouve cette série de belles idées, de belles maximes morales, qui défilent comme les bataillons de la milice céleste, et qui produisent dans notre âme le même sentiment que l’on éprouve à considérer l’étendue infinie du ciel resplendissant, par une belle nuit d’été, de l’éclat des astres.

Non-seulement notre esprit est préoccupé, mais il est dominé par cette lecture, et jamais l’âme ne court risque de s’égarer avec ce livre.

Une fois maître de notre esprit, l’Évangile captive notre cœur. Dieu même est notre ami, notre père, et vraiment notre Dieu. Une mère n’a pas plus de soin de l’enfant qu’elle allaite. L’âme, séduite par la beauté de l’Évangile, ne s’appartient plus. Dieu s’en empare tout à fait, il en dirige les pensées et les facultés, elle est à lui. Quelle preuve de la divinité du Christ ! »

Nous devons, en terminant, remercier le savant et vénéré maître, M. l’abbé Le Hir, professeur d’Écriture sainte au séminaire de Saint-Sulpice, des encouragements et des conseils qu’il a bien voulu nous donner. Ses nombreux disciples, tout en regrettant que le Maître n’ait point parlé lui-même, seront heureux d’apprendre qu’il a entièrement revu notre traduction.

Enfant respectueux de l’Église, nous soumettons cet ouvrage à son infaillible autorité, et nous déclarons accepter d’avance son jugement si, malgré nos précautions pour éviter l’erreur, nous nous sommes trompé en quelque chose.


Amiens, le 6 janvier 1864, fête de l’Épiphanie.
  1. (1) Voici les principaux ouvrages modernes auxquels nous avons fait le plus d’emprunts :

    Patrizzi, de Evangeliis libri III, Friburgi Brisgoviæ, 1853.

    In Marcum Commentarium. Romæ, 1862.

    In Joannem Commentarium. Romæ, 1857.
     
    Wallon, de la Croyance due à l’Évangile. Paris, 1858.

    Sepp, la Vie de N.-S. J.-C. trad. par Ch. Sainte-Foi. Paris, 1854.

    Reithmayr, Introduction aux livres du Nouv. Test., trad. par M. Valroger. Paris, 1861.

    Tholuck, Crédibilité de l’histoire évangélique, trad. par M. Valroger. Paris, 1849.

    Hug, Einleitung in die Schriften des neuen Testaments. Stuttgart, 1847.

    Kuinoel, Commentarius in libros novi Test. historicos. Lips., 1837-43 (rationaliste).

    Ad. Maier, Commentar üb. das Evangelium nach h. Joannes. 1843.

    Mesmer, Erklärung des Joh. Evangelium. Inspruck, 1850.

    Klofutar, Commentarius in Evang. S. Joannis. Viennæ, 1862.

    Lardner, Credibility of the Gospel. Lond., 1838.

    Norton, The Evidences of the Genuiness of the Gospel. Cambrige, 1846.

    Schegg, Evangelium des h. Mathäus… Marcus.