Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Jean/04

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 419-425).
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saint Jean


CHAPITRE IV


RETOUR DE JÉSUS EN GALILÉE. — SON ENTRETIEN AVEC LA SAMARITAINE. — NOURRITURE DE JÉSUS ; LA MOISSON EST PRÊTE. — IL GUÉRIT LE FILS D'UN OFFICIER.


Jésus donc, ayant su que les Pharisiens avaient appris qu’il faisait plus de disciples et baptisait plus que Jean (quoique Jésus ne baptisât point lui-même, mais ses disciples), il quitta la Judée, et s’en alla de nouveau en Galilée[1]. Or il lui fallait passer par la Samarie[2].

Il vint donc en une ville de Samarie, nommée Sichar[3], près du champ que donna Jacob à son fils Joseph[4]. Là était le puits de Jacob[5]. Jésus, fatigué de la route[6], s’assit sur le bord du puits ; il était environ la sixième heure[7]. Une femme de Samarie vint puiser de l’eau. Jésus lui dit : Donnez-moi à boire (car ses disciples étaient allés dans la ville acheter de quoi manger). Cette femme samaritaine lui dit : Comment vous, qui êtes Juif, me demandez-vous à boire, à moi qui suis Samaritaine ? Car les Juifs n’ont point de commerce avec les Samaritains[8]. Jésus lui répondit : Si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : Donnez-moi à boire, peut-être lui en auriez-vous demandé vous-même, et il vous aurait donné une eau vive[9]. La femme lui dit : Seigneur, vous n’avez pas avec quoi puiser, et le puits est profond : d’où auriez-vous donc de l’eau vive ? Êtes-vous plus grand[10] que notre père Jacob, qui nous a donné ce puits, et en a bu lui-même, et ses enfants, et ses troupeaux ? Jésus lui répondit : Quiconque boit de cette eau aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif[11]. L’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine d’eau jaillissante pour la vie éternelle[12]. La femme lui dit : Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif, et que je ne vienne plus ici puiser. Jésus lui dit : Allez, appelez votre mari, et venez ici[13]. La femme répondit : Je n’ai point de mari[14]. Jésus lui dit : Vous avez raison de dire : Je n’ai point de mari ; car vous avez eu cinq maris, et celui que vous avez maintenant n’est pas votre mari[15] ; en cela vous avez dit vrai. La femme lui dit : Seigneur, je vois que vous êtes un prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne[16], et vous, vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. Jésus lui dit : Femme, croyez-moi, l’heure vient où vous n’adorerez le Père ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem. Vous adorez ce que vous ne connaissez point ; pour nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs[17]. Mais vient l’heure, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité[18] ; car ce sont là les adorateurs que le Père cherche. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, doivent l’adorer en esprit et en vérité. La femme lui répondit : Je sais que le Messie (c’est-à-dire le Christ) est sur le point de venir ; lors donc qu’il sera venu, il nous instruira de toutes choses. Jésus lui dit : Je le suis, moi qui vous parle. En même temps ses disciples arrivèrent, et ils s’étonnaient de ce qu’il parlait avec une femme ; néanmoins aucun ne dit : Que lui demandez-vous ? ou : Pourquoi parlez-vous avec elle ? La femme alors, laissant là sa cruche, s’en alla dans la ville, et dit aux habitants : Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ; ne serait-ce point le Christ ? Ils sortirent donc de la ville, et vinrent à lui.

31 Cependant ses disciples[19] le pressaient, en disant : Maître, mangez. Mais il leur dit : J’ai une nourriture à manger, que vous ne connaissez pas. Et les disciples se disaient l’un à l’autre : Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? Jésus leur dit : Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, d’accomplir son œuvre[20]. Ne dites-vous pas : Encore quatre mois, et la moisson sera venue. Moi, je vous dis : Levez les yeux, et voyez les champs qui déjà blanchissent pour la moisson[21]. Celui qui moissonne reçoit sa récompense, et recueille le fruit pour la vie éternelle, et ainsi celui qui sème se réjouit comme celui qui moissonne[22]. Car ici s’applique l’adage : L’un sème, et l’autre moissonne[23]. Je vous ai envoyés 38. moissonner où vous n’avez pas travaillé[24] ; d’autres ont travaillé, et vous, vous êtes entrés dans leurs travaux.

39 Dans cette ville des Samaritains, beaucoup crurent en Jésus sur la parole de la femme qui avait rendu ce témoignage : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait. » Les Samaritains étant donc venus vers lui, le prièrent de demeurer dans leur pays, et il y demeura deux jours. Et un plus grand nombre crurent en lui pour avoir entendu ses discours. Et ils disaient à la femme : Maintenant ce n’est plus sur ce que vous avez dit que nous croyons ; car nous-mêmes nous l’avons entendu, et nous croyons qu’il est vraiment le Sauveur du monde.

43 Deux jours après, il partit de là, et s’en alla en Galilée. Car Jésus lui-même a rendu témoignage qu’un prophète n’est point honoré dans sa patrie[25]. Lors donc qu’il fut arrivé en Galilée, les Galiléens l’accueillirent, ayant vu tout ce qu’il avait fait à Jérusalem pendant la fête de Pâque ; car eux aussi étaient venus à cette fête. Il vint donc de nouveau à Cana en Galilée, où il avait changé l’eau en vin.

46 Or, il y avait à Capharnaüm un officier du roi[26] dont le fils était malade. Ayant appris que Jésus arrivait de Judée en Galilée, il l’alla trouver[27], et le pria de descendre en sa maison pour guérir son fils qui allait mourir. Jésus lui dit : Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez point. L’officier lui dit : Seigneur, venez avant que mon fils ne meure. Allez, lui répondit Jésus, votre fils est plein de vie. Cet homme crut à la parole que Jésus lui avait dite, et s’en alla. Comme il était en chemin, ses serviteurs vinrent à sa rencontre, et lui apprirent que son fils se portait bien. L’officier s’enquit d’eux de l’heure où il s’était trouvé mieux, et ils lui dirent : Hier, à la septième heure[28], la fièvre l’a quitté. Et son père reconnut que c’était l’heure à laquelle Jésus lui avait dit : Votre fils est plein de vie, et il crut, lui et toute sa maison[29].

54 Ce fut le second miracle que Jésus fit, après être revenu de Judée en Galilée[30].

  1. Vers la fin de l’an 26 de l’ère vulgaire, peu de temps après l’emprisonnement de saint Jean-Baptiste (Matth. iv, 12). N.-S., dont l’heure n’était pas encore venue, craignait que le Sanhédrin n’imitât à son égard la conduite d’Hérode Antipas envers Jean-Baptiste.
  2. Il le fallait pour suivre la route la plus courte. En général les Juifs rigoristes évitaient cette route, aimant mieux faire le long détour de la Pérée que de s’exposer aux avanies des Samaritains ou de leur demander à boire ou à manger. Voy. Samaritains dans le Vocabulaire.
  3. Sichar, c’est-à-dire lieu du sépulcre, parce que les restes de Joseph rapportés de l’Égypte y étaient déposés. La plupart identifient Sichar et Sichem, l’ancienne capitale de la Samarie, restaurée par Vespasien, en l’honneur duquel elle s’appela Flavia Neapolis ou Néapolis, d’où son nom actuel de Naplouse. Mais l' Onomasticon les distingue, et nous croyons qu’au temps de N. -S, il existait, près du puits de Jacob, un lieu appelé Sichar, bâti sur les ruines de la partie méridionale de l’antique Sichem, laquelle, bien amoindrie alors, n’avait plus qu’une enceinte assez restreinte dans la partie septentrionale de la vallée, à deux ou trois kilomètres de Sichar.
  4. Gen. xxxiii, 19 ; Jos. xxiv, 32.
  5. Jacob passait pour l’avoir creusé. On montre encore aujourd’hui aux voyageurs le Bir-Yacoub, ou puits de Jacob, près du mont Garizim.
  6. La Vulg. ajoute sic, proprem. ainsi, c’est-à-dire ainsi fatigué, ou bien : sans façon, simplement, sur le bord extérieur du puits.
  7. Midi.
  8. Voy. Samaritains dans le Vocabulaire. Ces derniers mots sont-ils de la femme ou de l’Évangéliste ? Il est difficile, mais peu important, de le décider.
  9. Le don de Dieu, l’occasion favorable que Dieu vous donne de vous entretenir avec le Messie. — On pourrait traduire le grec en omettant le mot, peut-être. On devine ce qui se cache, dans la pensée du Sauveur, sous l’image d’une eau vive : ce sont tous les biens spirituels qu’il a apportés aux hommes, sa doctrine, ses sacrements, etc., par lesquels il donne aux âmes la vie de la grâce, et les prépare ainsi à la vie plus excellente de la gloire, la vie éternelle.
  10. Plus sage et plus habile.
  11. Il ne lui manquera rien ; toutes les aspirations de son intelligence et de son cœur seront satisfaites ; en possession du bien suprême, il n’aura point la soif fatigante et insatiable de ceux qui cherchent les richesses, les plaisirs des sens, les honneurs. Dans un autre sens, on lit au chap. xxiv de l’Ecclésiastique : « Ceux qui font de la Sagesse divine leur breuvage, auront encore soif. » Mais cette soif, qui a son principe, non dans la privation ou l’indigence, comme celle dont parle Notre-Seigneur, mais dans la délectation et le désir, s’allie très-bien avec la paix, dit sainte Thérèse, et ne cause à l’âme aucun trouble.
  12. C’est-à-dire, ayant la vertu de lui procurer la vie éternelle.
  13. Notre-Seigneur veut amener peu à peu cette femme à comprendre ses paroles et à le reconnaître pour le Messie.
  14. Elle se sert d’une expression ambiguë pour dissimuler le désordre de sa vie.
  15. Sa vie déréglée l’avait sans doute fait renvoyer successivement par ces cinq époux, et l’homme avec lequel elle vivait alors, n’était pas son époux légitime.
  16. De Garizim, que sans doute la Samaritaine montrait de la main. Adorer s’entend ici de tous les actes du culte public.
  17. Ce que semble désigner l’objet du culte, c’est-à-dire le vrai Dieu, dont les Samaritains d’alors n’avaient qu’une notion altérée. Mais, dit très-bien Maldonat, le contexte exige, malgré ce que les expressions ont d’insolite, qu’on entende ce que du lieu du culte (Kuinœl : selon ce que) : Vous, Samaritains, Tous ne savez pas pourquoi Vous adorez Dieu sur cette montagne ; Vous n’avez, pour justifier cet usage, aucun témoignage dont l’histoire fasse mention. Il n’en est pas ainsi de nous, etc. — Le salut, le Messie doit naître d’entre les Juifs, comme l’attestent la Loi et les Prophètes.
  18. Lui rendront un culte plus conforme à sa nature, c’est-à-dire consistant surtout en des actes intérieurs de foi, d’espérance et d’amour, des pensées humbles et saintes, des actions de grâces, etc. Et telle est la doctrine de l’Église catholique, qui regarde les cérémonies extérieures du culte comme de simples moyens — nécessaires, il est vrai, eu égard à la nature de l’homme, qui n’est pas seulement esprit — pour exciter ces dispositions dans ses enfants.
  19. Ils étaient revenus de Sichar avec des vivres (vers. 8).
  20. L’œuvre de la rédemption des hommes.
  21. Cette œuvre, il la compare à la semence qu’on jette en terre, et les Samaritains qui accouraient à lui en foule, à la moisson. On était alors en novembre ou décembre ; peut-être la vue d’un homme qui ensemençait son champ fournit-elle à Notre-Seigneur cette comparaison.
  22. Notre-Seigneur excite les Apôtres à travailler à cette moisson spirituelle par l’espoir d’une éternelle récompense. Celui qui sème, les Prophètes, Jean-Baptiste, et surtout Jésus-Christ. — Celui qui moissonne, les Apôtres, particulièrement Pierre et Jean (Act. viii, 5). Le contraire arrive souvent dans la moisson matérielle.
  23. Notre-Seigneur rappelle ce proverbe pour montrer la facilité de l’œuvre que les Apôtres doivent entreprendre. Ad. Maier.
  24. Ai envoyés, parfait prophétique, pour le futur (Matth. xxviii, 16-20). — Travaillé, c’est-à-dire semé.
  25. La véritable patrie de Jésus, né à Bethléem, n’était pas la Galilée ; on comprend néanmoins que saint Matthieu (xiii, 57) ait donné ce nom à Nazareth, où Notre-Seigneur fut élevé, et passa la plus grande partie de sa vie. D’autres, après en Galilée, sous-entendent : mais non à Nazareth.
  26. Hérode Antipas. Avec Ad. Maier, nous faisons rapporter le mot Capharnaüm à il y avait, et non à était malade.
  27. A Cana.
  28. Une heure après midi.
  29. « Que l’on puisse obtenir de Dieu et de l’Homme-Dieu, par la prière, des actes souverains qui n’auraient pas eu lieu sans la prière, cela me semble aussi manifeste que beau. Cela veut dire que l’homme, roi du monde, par son désir et sa volonté, lorsque désir et volonté s’appuient sur Dieu, est la plus grande des forces. Dieu, dites-vous, ne changera pas, sur votre demande, le cours de la nature, et ne détruira pas les lois que lui-même a posées. Cher élève de métaphysique, écoutez-moi. Lorsque ma main soulève une pierre, est-ce qu’elle détruit quelque loi ? Non, sans doute, mais elle superpose à la loi et à la force de l’attraction, qui subsiste sans nul dommage, une autre force soumise à d’autres lois, savoir, la force de mon corps vivant que gouverne ma volonté libre. Dieu fait de même lorsqu’il superpose, par un acte libre, sa force aux forces de la nature. » Gratry.
  30. Et par conséquent le premier qu’il fit à Capharnaüm ; ce qui indique qu’il n’avait pas encore été à Nazareth après son retour de Judée (Luc, iv, 23). Patrizzi.