Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Luc/16

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 331-334).
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saint Luc


CHAPITRE XVI


L’ÉCONOME INFIDÈLE. — RÉPONSE AUX PHARISIENS. — LE MAUVAIS RICHE ET LE PAUVRE LAZARE.


Jésus disait encore à ses disciples : Un homme riche avait un économe qu’on accusa devant lui d’avoir dissipé ses biens. Il l’appela et lui dit : Qu’est-ce que j’entends dire de vous ? Rendez-moi compte de votre gestion ; car désormais vous ne pourrez plus l’exercer. Alors l’économe dit en lui-même : Que ferai-je, puisque mon maître me retire la gestion de son bien ? Travailler à la terre, je n’en ai pas la force, et j’ai honte de mendier. Je sais ce que je ferai, afin que, lorsqu’on m’aura ôté mon emploi, je trouve des gens qui me reçoivent dans leurs maisons. Ayant donc fait venir l’un après l’autre les débiteurs de son maître, il dit au premier : Combien devez-vous à mon maître ? Il répondit : Cent barils d’huile. L’économe lui dit : Prenez votre billet ; asseyez-vous vite, et écrivez cinquante. Ensuite il dit à un autre : Et vous, combien devez-vous ? Il répondit : Cent mesures de froment. L’économe lui dit : Prenez votre billet, et écrivez quatre-vingts. Et le maître loua l’économe infidèle[1] d’avoir agi prudemment ; car les enfants du siècle sont plus prudents envers leurs pareils que les enfants de la lumière. Et moi je vous dis : Faites-vous des amis avec les richesses d’iniquité, afin que, lorsque vous viendrez à défaillir, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels[2]. Celui qui est fidèle dans les petites choses est fidèle aussi dans les grandes, et celui qui est infidèle dans les petites choses est infidèle aussi dans les grandes[3]. Si vous n’avez pas été fidèles dans les richesses trompeuses, qui vous confiera les biens véritables[4] ? Et si vous n’avez pas été fidèles dans un bien étranger, qui vous donnera votre bien propre ? Nul serviteur ne peut servir deux maîtres ; car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre.

14 Les Pharisiens, qui étaient avares, écoutaient tout cela, et se moquaient de lui. Et il leur dit : Vous réussissez à paraître justes devant les hommes ; mais Dieu connaît vos œuvres ; et ce qui est grand aux yeux des hommes est en abomination devant Dieu. La Loi[5] et les Prophètes jusqu’à Jean ; depuis Jean, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun fait effort pour y entrer. Plus facilement le ciel et la terre passeront, qu’un seul point de la Loi périsse. Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère ; et quiconque épouse la femme renvoyée par son mari, commet un adultère.

19 Il y avait un homme riche qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui faisait chaque jour une chère splendide. Il y avait aussi un mendiant, nommé Lazare, lequel était couché à sa porte, tout couvert d’ulcères, désirant se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, et personne ne lui en donnait ; mais les chiens venaient lécher ses ulcères[6]. Or il arriva que le mendiant mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham[7]. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli dans l’enfer[8]. Élevant les yeux, du milieu des tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein ; et il lui cria : Abraham, notre père, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare, afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue ; Car je souffre cruellement dans ces flammes. Et Abraham lui dit : Mon fils, souvenez-vous que pendant votre vie vous avez reçu les biens[9], comme Lazare les maux : maintenant il est consolé, et vous, vous souffrez. De plus, entre nous et vous est creusé pour toujours un grand abîme, de sorte que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le peuvent, comme il est impossible de venir ici du lieu où vous êtes. Et le riche dit : Je vous prie donc, Abraham, notre père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, où j’ai cinq frères, afin qu’il leur atteste ces choses, et qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de tourments. Et Abraham lui dit : Ils ont Moïse et les Prophètes, qu’ils les écoutent. Non, dit-il, Abraham, notre père ; mais si quelqu’un des morts va vers eux, ils feront pénitence. Abraham lui répondit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, quelqu’un des morts ressusciterait qu’ils ne croiraient point[10].

  1. Peut-être devrait-on traduire : Et le Seigneur, c’est-à-dire Jésus-Christ, loua, etc. En effet, le second membre du verset rapporte évidemment la réflexion de Notre-Seigneur, et cette sorte d’interruption du discours direct a son analogue au chap. vii, 29, 30.
  2. Ce verset explique le but de la parabole. Comme l’économe infidèle sut se faire des amis avec un bien étranger, de même les riches doivent se ménager l’amitié des pauvres, dont l’intercession leur ouvrira le ciel, en leur distribuant les biens temporels que Dieu leur a confiés. L’économe donne du bien d’autrui, ce qui en soi est mal ; mais ce trait n’est que pour le point de comparaison, et ne trouve d’application qu’en ce que les richesses temporelles que nous devons donner sont aussi pour nous un bien étranger, à savoir le bien de Dieu, dont nous ne sommes, vis-à-vis de lui, que les simples administrateurs. Comp. les vers. 11 et 12.
  3. Proverbe exprimant ce qui arrive d’ordinaire.
  4. Les biens temporels, et au vers. suiv. notre bien propre, c’est le ciel.
  5. Si les vers. 16-18 ne sont pas des sentences détachées, voici comment on peut les lier entre eux et avec ce qui précède : Les Pharisiens ont la justice légale, mais cela ne suffit plus depuis que le royaume du ciel est annoncé. Ce n’est pas que Jésus-Christ abolisse la Loi ; au contraire, il veut l’accomplir dans une plus grande perfection : il prêche le détachement, l’indissolubilité du mariage, il n’admet dans son royaume que les âmes généreuses qui l’emportent d’assaut.
  6. Ce qui augmentait ses douleurs, dit Allioli. Mais nous préférons l’interprétation de Kuinœl : Les chiens mêmes, comme touchés de compassion, venaient doucement lécher ses plaies ; en sorte que ce dernier trait, sans rien ajouter aux souffrances de ce malheureux, augmente la pitié qu’il inspire.
  7. La condition des justes après la vie présente est souvent décrite sous l’image d’un festin. Or, dans les festins, où les convives étaient, non pas assis, mais étendus sur des divans et appuyés sur le coude gauche, la place d’honneur était à droite de celui qui présidait ; le convive qui occupait cette place était comme couché sur son sein. Comp. Jean, xxi, 20.
  8. Le grec rejette au vers. suiv. ces mots : dans l’enfer.
  9. En grec, vos biens, la part qui vous revient. La Vulgate doit s’entendre en ce sens.
  10. Un incrédule de nos jours a écrit que la résurrection d’un mort, opérée à la voix d’un thaumaturge, fut-elle constatée par une commission de savants, ne suffirait pas pour le convaincre, mais qu’il faudrait répéter l’expérience.