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Les Quatre Filles du docteur Marsch/11

La bibliothèque libre.
Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 153-168).


CHAPITRE XI

UNE EXPÉRIENCE


« Enfin nous voici au 1er juin. Les King partent demain pour les bains de mer, et je suis libre ! Trois mois de vacances ! Plus de leçons, plus de petites filles maussades et paresseuses à instruire. Comme je vais m’amuser ! » s’écria Meg en revenant un jour de donner sa dernière leçon. Jo était couchée sur le canapé et paraissait extraordinairement fatiguée, Beth lui ôtait ses bottines pleines de poussière, et Amy faisait de la limonade pour rafraîchir Jo d’abord, et ensuite toute la compagnie.

« Tante Marsch est partie aujourd’hui. Que je suis contente ! dit Jo. J’avais mortellement peur qu’elle ne me demandât d’aller avec elle, car, dans ce cas-là, j’aurais pensé que je devais y aller ; mais Plumfields est à peu près aussi gai qu’un cimetière, et j’aimais mieux qu’on n’y pensât pas. Nous avons été très occupées toute la matinée à l’aider à partir ; je m’étais tellement dépêchée afin d’être plus tôt libre, et je m’étais montrée si extraordinairement douce et aimable, qu’à la fin la peur m’avait prise qu’elle ne trouvât impossible de se séparer de moi. Je tremblais encore alors que déjà elle était bien installée dans sa voiture, et, au moment de partir, elle me fit une vraie frayeur en mettant la tête à la portière et me criant :

« — Jo-sé-phi-ne, voulez, voulez-vous ?…

« Je n’ai pas entendu le reste, car j’ai fui lâchement, et je ne me suis sentie en sûreté qu’ici.

— Pauvre grande Jo ! Elle est arrivée comme si elle avait eu un chien enragé à ses trousses, dit Beth.

— Si tante Marsch nous eût pris Jo, elle eût été un vrai samphire, dit Amy en goûtant le mélange qu’elle faisait.

— Elle veut dire vampire, murmura Jo ; mais cela ne fait rien ; l’intention est trop aimable pour qu’on la reprenne.

— Qu’est-ce que vous ferez pendant vos vacances ? demanda Amy à Meg.

— Je resterai couchée très tard et je ne travaillerai pas du tout, répondit Meg. Tout l’hiver il a fallu que je me lève tôt et que je passe mes journées à travailler ; aussi, maintenant, je vais me reposer et m’amuser de tout mon cœur.

— Hum ! dit Jo, ces plaisirs de paresseuse ne me conviendraient guère. Je compte passer mes jours à lire en haut du vieux pommier, lorsque je ne m’amuserai pas avec Laurie.

— Si nous ne travaillions pas pendant quelque temps, Beth, et que nous ayons aussi des vacances ? proposa Amy.

— Je ne demande pas mieux, si maman le veut, répondit Beth, car je voudrais apprendre de nouveaux chants, et mes enfants ont besoin de toutes sortes de choses pour l’été.

— Nous le permettez-vous, mère ? demanda Meg à Mme Marsch, qui était occupée à coudre dans le coin de la chambre que les enfants appelaient le coin de maman,

— Je vous autorise à en faire l’expérience pendant toute la semaine. Vous verrez si cela vous plaît autant que vous l’imaginez ; mais je pense que, samedi soir, vous découvrirez qu’il est aussi peu agréable de ne faire que jouer sans travailler, que de ne faire que travailler sans jouer.

— Oh ! mère ! Je suis sûre que ce sera charmant ! murmura Meg en regardant Mme Marsch.

— Je propose un toast à la gaieté et au plaisir, » dit Jo en se versant de la limonade.

Elles commencèrent l’expérience en flânant le reste de la journée. Le lendemain matin, Meg ne descendit de sa chambre qu’à dix heures ; son déjeuner solitaire ne lui parut pas bon, et la chambre lui sembla déserte et lugubre. Jo n’avait pas mis de fleurs dans les vases, Beth n’avait pas essuyé, et Amy avait laissé traîner ses livres par toute la chambre. Rien n’était propre et agréable que le « coin de maman », qui avait le même aspect que d’habitude, et dans lequel Meg s’assit pour « lire et se reposer », c’est-à-dire pour bâiller et réfléchir au choix qu’elle aurait à faire de jolies robes d’été, qu’elle se proposait d’acheter avec ce qu’elle avait gagné dans son hiver.

Jo passa la matinée à faire une promenade en bateau et à ramer énergiquement avec Laurie ; l’après-midi, elle se percha avec délices dans les branches moussues du gros pommier pour y lire, en face du ciel bleu, le Vaste Monde, et pleurer à son aise aux beaux endroits. Beth commença par tirer toutes ses affaires du grand cabinet où résidait sa famille de poupées ; mais, avant d’avoir à moitié fini de les ranger, elle en eut assez, et, laissant son établissement sens dessus dessous, elle alla faire de la musique, en se félicitant de ne pas avoir de tasses à thé à laver. Amy se para de sa plus belle robe blanche, lissa soigneusement ses cheveux, et, allant dans son berceau, se mit à dessiner sous ses chèvrefeuilles, en espérant que quelqu’un la verrait et demanderait le nom de cette jeune artiste. Comme personne ne vint, excepté un gros chien, qui toutefois sembla examiner son ouvrage avec intérêt, elle alla se promener ; mais, une averse étant survenue, elle revint, ainsi que sa robe, toute trempée.

Elles comparèrent leurs journées en prenant le thé, et furent toutes d’avis que le jour avait été délicieux, quoique extraordinairement long. Meg, qui avait couru les magasins toute l’après-midi et avait acheté « une charmante robe de mousseline bleue », avait découvert, en regardant ses doigts après l’avoir coupée, qu’elle était mauvais teint, ce qui avait légèrement altéré son humeur. Jo avait, avant la pluie, attrapé un coup de soleil sur son pommier et s’était donné un grand mal de tête en lisant trop longtemps. Beth était fatiguée et ennuyée par le désordre de son cabinet et par l’impossibilité où elle s’était sentie d’apprendre trois ou quatre chants à la fois ; quant à Amy, elle regrettait profondément d’avoir abîmé sa robe, car elle était invitée à aller passer la journée du lendemain chez des amies, et elle n’avait « rien à mettre ». Mais ce n’étaient là que des détails, et elles déclarèrent à leur mère que l’expérience réussissait parfaitement. Mme Marsch sourit, ne dit rien, et, avec l’aide de Hannah, fit l’ouvrage négligé par ces demoiselles.

La méthode de se reposer et de s’amuser produisit peu à peu un état de choses très particulier et peu agréable. Les jours devenaient de plus en plus longs, le temps plus variable, et les caractères sortaient à chaque instant de leur assiette. Les quatre sœurs se sentaient, chacune à sa façon, mal à l’aise, et le malin esprit trouvait beaucoup à faire de ces mains inactives. Meg, qui avait mis de côté une partie de ses ouvrages de couture, trouva le temps si long qu’elle se mit à couper et à gâter toutes ses robes en essayant de les refaire à la Moffat. Jo lut tant et tant qu’elle finit par avoir mal aux yeux et se trouva absolument rassasiée de lecture ; elle devint si impatiente que Laurie lui-même, malgré son bon caractère, eut une querelle avec elle, et si ennuyée qu’elle fut sur le point de regretter de ne pas être partie avec la tante Marsch. Beth se tirait assez bien d’affaire, parce qu’elle oubliait constamment qu’on devait jouer et non travailler, et retombait de temps en temps dans ses bonnes vieilles habitudes ; cependant quelque chose courait dans l’air qui évidemment l’affectait, et sa tranquillité fut plus d’une fois troublée. Il arriva même une fois qu’elle se fâcha contre la pauvre chère Joanna, sa poupée préférée, et lui dit qu’elle était une « affreuse fille. » Amy était la plus malheureuse des quatre, car ses ressources étaient petites, et, lorsqu’elle se vit réduite à s’amuser toute seule, elle s’ennuya profondément. Elle n’aimait pas les poupées, trouvait les contes de fées trop enfantins, et, comme on ne peut pas toujours dessiner, elle ne savait que devenir. Elle avait peu d’amies, et, après plusieurs jours consacrés au plaisir, à l’irritation et à l’ennui, elle se plaignit ainsi de son sort :

« L’été serait délicieux si on pouvait avoir une belle maison remplie de gentilles jeunes filles, ou bien faire de beaux voyages ; mais rester chez soi avec trois sœurs égoïstes et un garçon turbulent, c’est assez pour faire perdre patience à Job lui-même. »

Aucune d’elles ne voulut avouer qu’elle était fatiguée de l’expérience ; mais, le vendredi soir, elles reconnurent toutes intérieurement qu’elles étaient satisfaites que la semaine fût enfin presque finie.

Mme Marsch, qui avait beaucoup d’esprit, voulant graver plus profondément la leçon dans leur mémoire, résolut de terminer l’épreuve de manière à les ramener tout à fait à la raison. Elle donna à Hannah un jour de vacances et laissa les petites filles jouir tout un jour de plus de l’effet complet du système qui consistait à s’amuser sans répit.

Lorsqu’elles se levèrent le samedi matin, il n’y avait pas de feu à la cuisine, pas de déjeuner dans la salle à manger, et personne nulle part.

« Miséricorde ! Qu’est-ce qui est arrivé ? » s’écria Jo toute consternée en regardant autour d’elle.

Meg courut dans la chambre de sa mère, et revint bientôt en paraissant rassurée, mais très étonnée et un peu honteuse.

« Mère n’est pas malade, elle est seulement très fatiguée, et elle dit qu’elle va rester tranquillement dans sa chambre toute la journée et nous laisser nous tirer d’affaire comme nous pourrons. C’est très bizarre de la voir comme cela. Rien n’est plus contraire à ses habitudes ; mais elle dit que cette semaine-ci a été très fatigante pour elle et qu’elle a besoin d’un absolu repos. Ainsi, ne murmurons pas, et faisons gentiment tout l’ouvrage.

« Cela ne me déplaît pas ; je mourais d’envie d’avoir quelque chose à faire, c’est-à-dire quelque amusement nouveau, vous savez ? » ajouta vivement Jo.

Dans le fait, c’était un soulagement immense pour elles toutes d’avoir à s’occuper. Elles commencèrent à faire leur ménage avec la meilleure bonne volonté du monde ; mais elles découvrirent bientôt la vérité du dicton favori de Hannah :

« Ce n’est pas une petite affaire de tenir convenablement un ménage. »

Il y avait beaucoup de provisions dans le garde-manger, et, pendant que Beth et Amy mettaient la table, Meg et Jo firent le déjeuner, en se demandant mutuellement pourquoi les domestiques se plaignaient toujours de leur ouvrage.

« Je porterai à déjeuner à maman, quoiqu’elle ait dit que nous ne devions pas nous inquiéter d’elle, » dit Meg, qui présidait et se trouvait l’air tout à fait respectable derrière la théière.

Avant de commencer, Jo mit sur un plateau tout ce qui était nécessaire pour le déjeuner de sa mère, et Meg le lui porta, avec « les compliments de la cuisinière ». Sans doute, le thé avait bouilli et était très amer ; sans doute, l’omelette était brûlée et les rôties trop salées ; mais Mme Marsch reçut son repas avec beaucoup de remerciements, et lorsque Meg fut partie, elle rit de tout son cœur, en se disant :

« Pauvres petites ! je crains qu’elles n’aient une journée bien difficile, mais cela ne leur fera pas de mal, au contraire. »

Elle déjeuna alors des provisions qu’elle avait auparavant mises de côté pour elle, et eut cependant l’attention délicate de faire disparaître le déjeuner immangeable que lui avait apporté Meg, afin que ses filles ne fussent pas blessées en le retrouvant intact.

Mais les plaintes furent nombreuses dans la salle à manger, lorsque les fautes de la cuisinière en chef furent, à son grand chagrin, découvertes et par elle-même et par ses sœurs.

« Cela ne fait rien, dit Jo, bien qu’elle fût encore moins avancée que Meg dans l’art culinaire ; ce soir, je serai la cuisinière et je ferai le dîner. Quant à vous, Meg, vous serez la dame qui a les mains bien blanches, reçoit des visites et donne des ordres. »

Cette offre obligeante fut acceptée avec empressement par Meg. Elle se retira dans le parloir, et elle trouva un moyen singulier de le mettre plus rapidement en ordre, en fermant les volets pour s’épargner la peine d’essuyer les meubles.

« Quand on ne voit pas la poussière, se dit-elle, c’est comme s’il n’y en avait pas. »

Jo, avec une foi parfaite dans ses propres capacités et un désir amical de terminer son différend avec Laurie, commença par écrire à son ami pour l’inviter à dîner.

« Vous feriez peut-être mieux de voir ce que vous avez pour dîner avant de faire des invitations, dit Meg, plus sage quand il s’agissait des autres que pour elle-même, et qui redoutait les suites de cet acte inconsidéré.

— Oh ! il y a du bœuf froid et beaucoup de pommes de terre ; j’achèterai des asperges et une langouste, ainsi que de la laitue pour faire de la salade ; je trouverai les recettes dans le livre de cuisine. Pour dessert, nous aurons du blanc-manger et des framboises, et je vous donnerai aussi du café, si vous désirez faire comme les grandes personnes.

— N’essayez pas de faire des choses trop difficiles, Jo ; vous ne savez rien faire que du nougat et du pain d’épice. Vous avez invité Laurie sous votre propre responsabilité, c’est à vous à prendre soin de lui.

— Je ne vous demande que d’être aimable pour lui et de me donner votre avis si je suis embarrassée, dit Jo, un peu blessée du ton de sa sœur.

— Je veux bien, mais je ne sais pas grand’chose en fait de cuisine. Vous feriez beaucoup mieux, avant de rien commencer, de demander la permission et des conseils à maman, répondit prudemment Meg.

— C’est naturellement ce que je ferai ; je ne suis pas folle ! »

Et Jo s’en alla, avec un mouvement d’impatience, dans la chambre de sa mère.

« Achetez tout ce que vous voudrez et ne me dérangez pas, répondit Mme Marsch ; je dînerai dehors et ne peux pas aujourd’hui m’occuper de tous ces détails de cuisine. Je prendrai des vacances toute la journée ; je lirai, j’écrirai et je ferai des visites. »

Le spectacle extraordinaire de sa mère étendue dans un fauteuil et lisant tranquillement le matin, ce qui ne lui arrivait jamais, fit à Jo l’effet d’un phénomène ; une éclipse, un tremblement de terre ou une éruption de volcan lui auraient à peine semblé plus étranges.

« Ce qui est sûr, se dit-elle en descendant l’escalier, c’est que personne n’est ici dans son état ordinaire. Bon ! voilà Beth qui pleure. C’est un signe certain que quelque chose va mal de son côté. Si Amy est taquine, je vais la remettre à la raison. »

Et Jo, qui elle-même n’était pas dans son humeur habituelle, se précipita dans le parloir, où elle aperçut Beth sanglotant sur son petit oiseau Pip, qu’elle venait de trouver mort dans sa cage, ses petites pattes étendues pathétiquement comme s’il eût imploré la nourriture qui lui avait manqué.

« C’est ma faute, je l’ai oublié ; il ne lui reste pas une seule goutte d’eau ni un seul grain de millet ! Oh ! Pip, Pip, comment ai-je pu être si cruelle pour vous ? » s’écriait Beth en pleurant et prenant la pauvre petite bête dans ses mains pour essayer de la ranimer.

Jo regarda l’œil à moitié fermé du petit serin, toucha sa petite poitrine, et, le trouvant raide et froid, secoua la tête et lui offrit sa boîte à dominos pour cercueil.

« Mettez-le dans le four, il se réchauffera peut-être, et il vivra, dit Amy.

— Pip est mort de faim, non de froid ; je ne veux pas, par-dessus le marché, le faire rôtir ; je l’envelopperai dans un linceul, et je l’enterrerai. Je n’aurai plus jamais un autre oiseau. Ah ! mon pauvre Pip ! je suis bien trop méchante pour en mériter un autre, murmura Beth, qui, assise par terre, tenait son favori près de ses lèvres, espérant, mais en vain, qu’il finirait par revivre sous ses baisers.

— L’enterrement se fera cette après-midi, et nous y assisterons toutes, dit Jo. Ne pleurez pas, petite Beth : c’est un grand malheur ; mais rien ne va bien cette semaine, et votre gentil Pip a eu le pire de l’expérience. Croyez-moi, ôtez mes dominos et mettez-le dans leur boîte ; après dîner, nous lui ferons un joli petit enterrement. »

Laissant à ses sœurs le soin de consoler Beth, elle s’en alla dans la cuisine, qu’elle trouva dans un état de confusion décourageant. Elle mit un grand tablier de cuisine et commença à ranger la pièce ; toutes ses assiettes étaient empilées et prêtes à être lavées, lorsqu’elle découvrit que son feu était éteint.

« Voilà une perspective agréable, » murmura-t-elle en refermant brusquement la porte du four qui était ouverte, et en remuant vigoureusement les cendres dans lesquelles elle ne parvint pas à trouver trace de feu.

Toutefois, ayant rallumé le feu, elle pensa qu’elle ferait bien d’aller d’abord au marché pendant que l’eau chauffait. Le grand air la remit de bonne humeur, et, se flattant d’avoir fait un très bon marché, elle revint chargé d’une très jeune langouste, de très vieilles asperges et de deux boîtes de framboises insuffisamment mûres. Hannah avait laissé du pain à faire, Meg l’avait travaillé de bonne heure, l’avait mis sur l’âtre pour le faire lever, puis l’avait… oublié ! Meg causait avec Sallie Gardiner dans le parloir, lorsqu’une porte s’ouvrit avec précipitation, et une figure toute rouge apparut, demandant si le pain n’était pas suffisamment levé lorsqu’il débordait le long des casseroles.

Sallie ne se fit pas faute de rire, et Meg fit des signes de tête et des froncements de sourcils si expressifs que l’apparition s’enfuit. Jo mit sans plus tarder le pain trop levé et peut-être aigri dans le four. Mme Marsch sortit quelques instants après. Elle s’était contentée de regarder un peu de tous côtés comment allaient les choses, et de dire un mot de consolation à Beth, occupée de coudre un linceul de soie blanche pour le pauvre Pip. Un étrange sentiment d’abandon saisit les quatre sœurs quand elles virent partir leur mère. Mais où le désespoir les saisit, ce fut lorsque, cinq minutes après, miss Crocker arriva en leur disant qu’elle venait leur demander sans façon à dîner !!! Cette dame était une vieille fille maigre et jaune, qui avait un nez pointu, des yeux inquisiteurs qui voyaient tout, et une langue qui s’aiguisait volontiers sur ce qui concernait son prochain.

Les quatre sœurs ne l’aimaient pas du tout ; mais on leur avait appris à être bonnes pour elle, simplement parce qu’elle était pauvre et âgée et qu’elle avait peu d’amis. Aussi Meg lui donna-t-elle immédiatement le fauteuil. Elle se mit même avec résignation en devoir de lui tenir compagnie. La vieille demoiselle en profita pour questionner, critiquer et raconter des histoires peu obligeantes sur les amis de la famille, et bien d’autres.

Il est impossible de décrire les anxiétés de Jo jusqu’à l’heure du dîner, qui a lieu de bonne heure en Amérique. Ce dîner de Jo resta bien longtemps célèbre dans toutes les mémoires comme un sujet de rires sans fin. Sans doute, elle avait fait de son mieux ; mais elle découvrit, ce jour-là, que, pour faire une cuisinière, il faut quelque chose de plus que de l’audace et de la bonne volonté.

Elle fut obligée de reconnaître, en servant chacun des plats de son dîner, que les têtes des asperges étaient presque toutes réduites en bouillie, et que les tiges, les branches étaient dures comme du bois ; que le pain calciné était devenu du charbon ; que les pommes de terre étaient à moitié crues ; que la langouste était belle et très rouge à l’œil, mais vide ; que sa salade, cent fois trop assaisonnée, était exécrable, et qu’enfin, si le blanc-manger n’était que de l’eau, les framboises étaient sûres.

La pauvre Jo aurait bien voulu pouvoir se cacher sous terre en voyant ses plats aussitôt délaissés que goûtés. Amy riait sous cape, Meg semblait déconcertée, miss Cracker faisait la moue ; seul Laurie faisait à mauvais dîner bon visage. Jo comptait se rattraper sur la crème, qu’elle avait si bien battue et sucrée. En voyant Laurie en avaler gaiement une grande cuillerée, elle crut qu’elle allait pouvoir respirer. Mais que devint-elle, quand, regardant la bonne petite Beth, elle la vit toute suffoquée comme quelqu’un qui a dans la bouche quelque chose dont il ne parvient pas à se débarrasser en l’absorbant !

« Oh ! qu’y a-t-il ? s’écria Jo en tremblant.

— Du sel, bien sûr, au lieu de sucre, ma pauvre Jo, et beaucoup de sel ! » répondit Meg avec un geste tragique.

Jo poussa un gémissement en retombant sur sa chaise. Elle devint écarlate, et était sur le point de pleurer, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Laurie qui, manifestement, faisait un énorme effort pour ne pas pouffer de rire. Le côté comique de l’aventure la frappa alors subitement, et, prenant bravement son parti de son infortune et de celle de ses convives, elle rit à s’en rendre malade. Chacune l’imita ; le malheureux dîner finit donc gaiement sur des olives et des éclats de rire.

« Je n’ai pas assez de force d’esprit pour débarrasser la table maintenant, dit Jo, lorsque le dîner fut terminé, et que miss Crocker fut partie pour raconter sa déconvenue à d’autres amis ; il nous reste à procéder à l’enterrement du pauvre Pip. »

Laurie creusa sous les lilas du bosquet une tombe pour le petit Pip. Sa maîtresse au cœur tendre l’y déposa avec beaucoup de larmes ; on le couvrit de mousse, et l’on déposa une guirlande de violettes et de millet sur la pierre qui portait l’épitaphe suivante, que Jo avait composée au milieu des ennuis de son dîner :

ICI REPOSE PIP MARSCH
ESTIMÉ ENTRE TOUS POUR SES TALENTS DE CHANTEUR.
IL MOURUT LE 7 JUIN,
TENDREMENT AIMÉ ET PLEURÉ
PAR TOUS CEUX QUI L’ONT CONNU ;
IL NE SERA JAMAIS REMPLACÉ.

La cérémonie terminée, Beth, tout émotionnée, se retira dans sa chambre pour se recueillir ; mais les lits n’étaient pas faits. Elle essaya de se distraire en les faisant et en mettant la chambre en ordre. Meg aida Jo à ranger les restes du festin. Cela leur prit la moitié de l’après-midi, et les fatigua tellement qu’elles convinrent entre elles de se contenter pour leur souper de pain et de rôties.

Laurie emmena Amy pour lui faire faire une promenade en voiture, ce qui était une action charitable, car le dîner de Jo l’avait mal disposée.

Lorsque Mme Marsch revint et qu’elle vit ses trois filles occupées à ranger, elle eut pu se rendre compte d’une partie du résultat de l’épreuve à laquelle elle les avait soumises. Avant que les petites maîtresses de maison eussent pu se reposer, il arriva des visites, et elles durent se dépêcher de s’habiller pour les recevoir. Quand, enfin, le crépuscule arriva, elles vinrent s’asseoir l’une après l’autre sur le seuil de la porte du jardin, à côté des roses de juin qui commençaient à fleurir. Chacune d’elles soupirait comme après des mois de fatigues et d’ennuis.

« Quelle terrible journée nous venons de passer ! dit Jo, qui était toujours la première à parler.

— Elle m’a paru si désagréable ! soupira Meg.

— Elle ne ressemblait guère à nos bonnes journées d’autrefois, ajouta Amy.

— Elle ne pouvait pas être aussi douce que les autres, sans maman et sans Pip, soupira Beth en regardant la petite cage vide avec des larmes dans les yeux.

— Me voici revenue, ma chérie, et demain vous pourrez avoir, non pas un autre Pip, mais un autre oiseau, si vous le désirez.

— Oh ! non, mère, dit Beth, je ne veux pas oublier Pip… »

Mme Marsch vint alors prendre place et se reposer au milieu d’elles.

« Eh bien ! êtes-vous heureuses de votre expérience ? désirez-vous la prolonger d’une semaine ? » demanda-t-elle à ses filles en prenant Beth sur ses genoux.

Les quatre sœurs se tournèrent vers elle comme les fleurs vers le soleil. Jo répondit d’un ton décidé :

« Oh ! non ! »

Et ses sœurs répétèrent en chœur :

« Oh ! non ! oh ! non !

— Vous pensez alors que les jours où le travail alterne avec la récréation ont leur mérite ?

— Il n’est pas bon de ne faire que s’amuser, dit Jo en secouant la tête d’un air grave. Quant à moi, j’en suis fatiguée, et je veux me mettre à travailler sérieusement pendant mes vacances.

— Vous pourriez apprendre à faire un peu de cuisine ; c’est un talent utile, qu’aucune femme ne devrait ignorer, dit Mme Marsch, qui avait rencontré miss Crocker et l’avait entendue décrire le fameux dîner de Jo. Je me reproche de ne vous avoir pas donné, comme cela se pratique dans bien des pays, des leçons de ménage.

— Oh ! maman, est-ce que vous êtes sortie et nous avez laissé tout à faire rien que pour voir comment nous nous en tirerions ? demanda Meg, qui, pendant toute la journée, avait eu des soupçons.

— Oui ; je voulais vous faire voir que le bonheur de toute une famille dépend du concours de chacun de ses membres. Vous vous êtes assez bien tirées des premiers jours de la semaine, quand Hannah et moi avons fait votre ouvrage ; je ne suppose pas cependant que vous ayez été très heureuses pendant ces jours-là. Mon épreuve a eu pour but de vous faire comprendre ce qui arrive lorsque chacun ne pense qu’à soi. Ne trouvez-vous pas qu’il est plus doux de s’entr’aider et de supporter chacune sa petite part du fardeau, afin d’avoir un intérieur ordonné en vue de toute la famille ?

— Oui, mère, oui !

— Vous verrez, maman, nous allons travailler comme des abeilles, et nous aimerons notre travail, dit Jo. Quant à moi, je vais apprendre à faire le ménage de la cuisine. Je veux avoir un véritable succès la première fois que je donnerai un dîner.

— Et moi, je coudrai le linge de papa, au lieu de vous laisser toute la tâche, maman ; c’est bien mal à moi de n’aimer pas assez à coudre régulièrement, dit Meg. Ce serait plus utile que la mauvaise besogne que je fais quand j’entreprends de rarranger mes robes, qui vont bien comme elles sont, et que je gâte en voulant en améliorer la façon.

— Moi, je ferai mes devoirs tous les jours et je ne passerai pas trop de temps à ma musique et à mes poupées ; il faut étudier et non pas jouer, » dit Beth.

Et Amy, suivant l’exemple de ses sœurs, s’écria :

« J’apprendrai à faire des boutonnières, et je ferai attention à ma manière de parler.

— Très bien, dit Mme Marsch ; je suis satisfaite de notre expérience, et je m’imagine que nous n’aurons pas à la recommencer. Mais ne vous jetez pas dans l’autre extrême, et ne travaillez pas jusqu’à vous lasser du travail. Ayez des heures régulières de travail et de récréation, et prouvez, en employant bien votre temps, que vous en comprenez la valeur.

— Oh ! mère, soyez-en bien sûre, nous nous souviendrons de la semaine sans travail ! » s’écrièrent-elles comme d’une seule voix.

Et elles tinrent leur promesse.