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Les Quatre Filles du docteur Marsch/12

La bibliothèque libre.
Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 169-190).


CHAPITRE XII

LE CAMP DE LAURENTZ


C’était Beth qui accomplissait les fonctions de confiance de facteur, parce que, restant plus que ses sœurs à la maison, elle pouvait aller plus régulièrement chercher les lettres. C’était un bonheur pour elle que d’ouvrir la petite porte fermée à clef et de faire sa distribution. Un jour de juillet, elle rentra les mains pleines et eut à se promener par toute la maison pour remettre à chacun ce qui lui était adressé.

« Voici votre bouquet, maman, dit-elle en mettant les fleurs dans un vase posé dans le coin qu’elles appelaient le « coin de maman ». Laurie ne l’oublie jamais, ajouta-t-elle. — Miss Meg Marsch, une lettre et un gant, continua Beth en les donnant à sa sœur, qui, assise à côté de sa mère, cousait.

— J’avais oublié une paire de gants et on ne m’en rend qu’un. Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Meg en regardant son gant dépareillé. N’auriez-vous pas laissé tomber l’autre dans le jardin, Beth ?

— Non ; il n’y en avait qu’un dans la boîte.

— Je déteste avoir des gants dépareillés, mais je retrouverai peut-être l’autre. Ma lettre n’est pas une lettre, c’est la traduction d’un chant allemand que je désirais. Je suppose que c’est M. Brooke qui me l’envoie, car je ne reconnais pas l’écriture de Laurie. »

Mme Marsch regarda attentivement Meg, qui était très jolie avec sa robe de guingamp et ses cheveux bouclés ; assise devant sa petite table à ouvrage, remplie de jolies petites bobines de fil, elle cousait en chantant, l’esprit occupé de fantaisies de jeune fille, et paraissait tellement innocente et fraîche, et semblait si peu se douter de la pensée qui traversait l’esprit de sa mère, que Mme Marsch sourit et fut satisfaite.

« Deux lettres pour le « docteur Jo », deux livres et un drôle de grand, grand chapeau, qui était posé sur la poste et la couvrait tout entière, dit Beth en entrant dans le cabinet où Jo était occupée à écrire.

— Que Laurie est donc taquin ! J’ai dit l’autre jour que je voudrais que ce fût la mode de mettre des chapeaux plus grands, et il m’a répondu : « Ne faites pas attention à la mode, mettez un grand chapeau si cela vous plaît. » Je lui ai dit que ce serait ce que je ferais si j’en avais un, et voilà qu’il m’envoie celui-là. Eh bien, je le mettrai, afin de lui montrer que je ne m’inquiète pas de la mode. »

Et après avoir essayé son chapeau à larges bords, qui ne lui allait pas mal du tout, Jo se mit à lire ses lettres.

L’une d’elles était de sa mère. En la lisant, les joues de Jo devinrent toutes rouges, et ses yeux se remplirent de larmes.

« Ma chère Jo,

« Je vous écris un petit mot pour vous dire avec quelle satisfaction je vois les efforts que vous faites pour réformer votre caractère. Vous ne parlez jamais de vos épreuves, de vos succès ou de vos défaites, et vous pensez peut-être que personne ne les voit, à l’exception de l’Ami dont vous demandez l’aide tous les jours, si j’en crois la couverture bien usée de votre petit livre. Mais, moi aussi, j’ai tout vu, et je crois de tout mon cœur à la sincérité de votre résolution, puisqu’elle commence à porter des fruits.

« Continuez patiemment et bravement, ma chérie, et croyez toujours que personne n’est plus touché de votre courage que votre mère qui vous aime tendrement. »

« Cela me fait du bien, s’écria Jo, cela vaut des millions de francs et de louanges ! Oh ! ma mère, j’essaye, je continuerai à essayer sans me décourager, puisque je vous ai pour m’aider. »

Jo, appuyant sa tête sur son bras, mouilla le petit essai de roman qu’elle était en train d’écrire de quelques larmes de bonheur. Elle avait pensé quelquefois que personne ne remarquait et n’appréciait ses efforts, et la petite lettre de sa mère lui était doublement agréable, étant inattendue et venant de la personne dont l’approbation lui était le plus précieuse. Se sentant plus forte que jamais, elle mit le petit billet dans sa poche comme un bouclier et un souvenir, et ouvrit son autre lettre en se sentant préparée à bien recevoir toute nouvelle, bonne ou mauvaise. Celle-ci était de Laurie, qui avait une écriture grosse et ornée de fioritures.

« Chère amie,

« Quel plaisir !

« Les Vangh viendront me voir demain, et je voudrais nous faire à tous une bonne journée. S’il fait beau, je planterai une tente dans la grande prairie, et toute la compagnie ira en bateau déjeuner sur l’herbe et jouer au crocket ; nous ferons la cuisine à la mode des Bohémiens, sur un feu en plein air, et nous jouerons à toutes sortes de choses. Ces Anglais sont gentils et cela leur plaira. Mon aimable et sévère instituteur, M. Brooke, viendra pour nous faire tenir tranquilles, nous autres garçons, et je voudrais que vous vinssiez toutes. Il ne faut, à aucun prix, que Beth reste ; personne ne l’ennuiera. Ne vous occupez de rien pour le dîner ; je veillerai à ce que le mien vaille le vôtre, votre dîner à jamais fameux. Venez seulement, soyez gentille !

« Votre Laurie très pressé. »

« Le taquin ! s’écria Jo, il faut qu’il mêle sa moquerie aux meilleures choses. C’est égal, voilà du plaisir pour demain ! »

Et elle partit en courant pour dire les nouvelles à Meg et à Mme Marsch.

« Naturellement nous irons, n’est-ce pas, mère ? Cela aidera tant Laurie, car je sais ramer ; Meg s’occupera du déjeuner, et les enfants se rendront utiles d’une manière ou d’une autre, et en tout cas ils seront si contents !

— J’espère, dit Meg, que les Vangh ne sont pas des Moffat et qu’ils ne trouveront pas dans une partie de campagne matière à toilette. En avez-vous déjà entendu parler, Jo ?

— Je sais qu’ils sont quatre : Miss Kate, l’aînée, est plus âgée que vous ; Fred et Frank sont jumeaux et ont à peu près mon âge, et Grâce, la dernière, a neuf ou dix ans. Laurie les a connus en Angleterre et aime assez les petits garçons ; mais, d’après l’air avec lequel il parle de Kate, je m’imagine qu’il ne l’admire qu’à moitié.

— Je suis si contente que ma robe de jaconas soit propre ! reprit Meg ; c’est juste ce que je dois mettre, et elle me va si bien ! Avez-vous quelque chose de convenable à mettre, Jo ?

— Bon ! dit Jo en riant, l’entendez-vous, mère ? elle craint la toilette des autres et s’occupe déjà de la sienne. Quant à moi, mon costume de promenade gris et rouge, c’est bien assez bon. D’ailleurs, il faudra que je rame et que j’aille partout, et je n’ai pas besoin d’avoir à faire attention à ma toilette. Vous viendrez, Bethy ?

— Oui, si vous empêchez ces petits garçons de me parler.

— Je vous le promets.

— Je veux faire plaisir à Laurie et je n’ai pas peur du tout de M. Brooke : il est si bon ; mais je voudrais ne pas jouer, ne pas chanter et ne rien dire. Je travaillerai de toutes mes forces et je n’ennuierai personne ; vous prendrez soin de moi, n’est-ce pas, Jo ?

— Vous êtes une bonne petite fille d’essayer de combattre votre timidité, et je vous aime encore plus à cause de cela. Ce n’est pas facile de combattre ses défauts, je le sais, et un bon mot d’encouragement aide beaucoup. »

Voyant que sa mère l’avait entendue : « Oh ! merci, mère ! » lui dit-elle tout bas. Et Jo donna, sur ce propos, à Mme Marsch un baiser de reconnaissance.

« Moi, j’ai eu une boîte de pastilles de chocolat et la gravure que je désirais copier, dit Amy en montrant ce que la poste lui avait apporté.

— Et moi un billet de M. Laurentz, me demandant de venir lui jouer quelque chose ce soir, avant que les lampes soient allumées ; et je n’y manquerai pas, ajouta Beth, dont l’amitié avec le vieux monsieur faisait de grands progrès.

— Eh bien ! maintenant dépêchons-nous de faire double travail aujourd’hui, afin de pouvoir mieux jouer demain, dit Jo en se préparant à remplacer sa plume par un balai. »

Le lendemain matin, lorsque le soleil vint de bonne heure jeter un regard dans la chambre des jeunes filles pour leur promettre un jour de beau temps, il vit quelque chose de comique. Chacune avait fait, dès la veille, pour la fête, les préparatifs qu’elle pensait nécessaires et convenables : Meg avait une couronne de papillotes ; Jo, sur le conseil de Meg, avait copieusement enduit, en se couchant, sa figure de cold-cream, pour en faire disparaître une balafre d’encre qui résistait à l’eau ; Beth avait pris Joanna dans son lit, afin d’atténuer, pour la pauvre poupée, le chagrin de la séparation du lendemain, et Amy avait couronné le tout en menant une épingle à cheveux sur son nez, qu’elle croyait avoir trop gros, pour le forcer à s’amincir pendant son sommeil.

Ce spectacle parut amuser le soleil, car il brilla tellement que Jo s’éveilla et éveilla ses sœurs en riant de tout son cœur de l’ornement d’Amy.

Le soleil et le rire sont de bons présages pour une partie de plaisir, et un grand va-et-vient commença bientôt dans les deux maisons. Beth, étant prête la première, regarda par la fenêtre ce qui se passait dans l’autre maison, et égaya la toilette de ses sœurs par des télégrammes fréquents de la fenêtre.

« Voilà un homme qui porte la tente ! Voilà Mme Barbier qui emballe le dîner dans de grands paniers ! Maintenant M. Laurentz regarde le ciel et la girouette ; je voudrais bien qu’il vînt aussi dans la prairie. Voici Laurie qui a l’air d’un marin, un joli garçon ! Oh ! miséricorde ! voilà une voiture pleine de gens : une grande dame, une petite fille et deux terribles petits garçons ! L’un d’eux est boiteux. Pauvre petit ! il a une béquille ! Laurie ne nous l’avait pas dit. Dépêchez-vous, il est tard ! Tiens ! voilà Ned Moffat ! Regardez, Meg, n’est-ce pas là ce jeune homme qui nous a saluées un jour que nous faisions des commissions ensemble ?

— Oui, c’est bien lui ; c’est étonnant qu’il soit venu. Je croyais qu’il était allé faire un voyage dans les montagnes. Voilà Sallie ! Je suis contente qu’elle soit revenue assez tôt. Suis-je bien comme cela, Jo ? demanda Meg très agitée.

— Une vraie pâquerette ! Relevez votre robe et mettez votre chapeau droit ; il vous donne un air sentimental, mis de cette façon-là, et s’envolerait au premier coup de vent. Allons, maintenant, venez.

— Oh ! Jo, vous n’allez pas mettre cet affreux grand chapeau ? C’est trop absurde ! Vous ne devriez pas faire de vous un épouvantail, s’écria Meg en voyant Jo lier un ruban rouge autour du grand chapeau à larges bords que Laurie lui avait envoyé en plaisantant.

— Certainement si, je le mettrai ! Il est on ne peut plus commode, très léger, très grand, et m’abritera très bien du soleil. Il m’a été donné par Laurie avec intention pour aujourd’hui ; cela l’amusera de me le voir, et ça m’est bien égal d’avoir l’air d’un épouvantail, si je suis à mon aise. »

La vérité est que ce chapeau excentrique, eu égard à la mode du moment, n’allait pas mal à la vive et aimable physionomie de Jo.

Jo ouvrit la marche, ses sœurs la suivirent, et toutes paraissaient très jolies avec leurs robes d’été et leurs figures heureuses sous leurs chapeaux de paille.

Laurie courut à leur rencontre et les présenta à ses amis de la manière la plus cordiale. Une allée du jardin était le salon de réception, et, pendant plusieurs minutes, il s’y joua une scène animée. Meg fut très contente de voir que miss Kate, quoiqu’elle eût vingt ans, était habillée avec une simplicité que les jeunes filles américaines feraient bien d’imiter, et elle fut très flattée des assurances de M. Ned qu’il était venu exprès pour la voir. Jo comprit pourquoi Laurie faisait la « grimace » en parlant de Kate, car cette jeune fille avait un air raide qui contrastait singulièrement avec l’attitude libre et aisée des autres jeunes filles. Beth regarda attentivement les nouveaux petits garçons, et décida en elle-même que celui qui était boiteux n’était pas « terrible », mais gentil et faible, et qu’elle serait bonne pour lui à cause de cela. Amy trouva que Grâce était une joyeuse petite personne bien élevée, et, après s’être regardées mutuellement pendant quelques minutes, les deux petites filles devinrent soudainement très bonnes amies.

Les tentes, le déjeuner et le jeu de crocket avaient été expédiés à l’avance dans la grande prairie, et toute la compagnie s’apprêta à aller les rejoindre. Un bateau n’eût pas suffi ; il y en avait deux, une vraie flotte : l’un était dirigé par Laurie et Jo, l’autre par M. Brooke et Ned. M. Laurentz resta sur le rivage, agitant son chapeau en signe d’adieu. Le chapeau comique de Jo aurait mérité un vote de remerciements, car il fut d’une utilité générale. Ce fut lui qui brisa la glace dans le commencement en faisant rire tout le monde ; pendant qu’elle ramait, il créait une brise rafraîchissante en s’agitant en avant et en arrière, et Jo dit que, s’il arrivait un orage, il ferait un parapluie très commode pour toute la société. Kate paraissait étonnée des manières de Jo, surtout lorsque, prenant sa rame, elle s’écria : « Christophe Colomb, priez pour nous ! » et lorsque Laurie, lui ayant marché sur le pied, lui dit : « Vous ai-je fait mal, mon cher camarade ? » Mais, après avoir mis plusieurs fois son lorgnon pour mieux examiner cette bizarre jeune fille, miss Kate décréta qu’elle était originale, mais instruite, et lui sourit de loin.

Meg, dans l’autre bateau, était parfaitement placée vis-à-vis des rameurs qui l’admiraient tous les deux, déclarant qu’elle se détachait très heureusement dans le paysage. M. Brooke, dont nous aurons à parler plus d’une fois, était un jeune homme grave et silencieux, qui avait de beaux yeux bruns et une voix agréable. Ses manières tranquilles plaisaient à Meg, et elle le regardait comme une encyclopédie vivante. Il ne lui parlait jamais beaucoup, mais la regardait souvent, et au fond de son cœur elle était sûre qu’il ne la regardait pas avec aversion. Ned, étant au collège, prenait naturellement tous les airs que les collégiens se croient obligés de prendre ; il n’avait pas beaucoup de sagesse, mais était très gai et d’un très bon caractère ; enfin, c’était un petit personnage très à sa place pour un pique-nique. Sallie Gardiner était très occupée à préserver de toute tache son immaculée robe de piqué blanc et à gronder Fred qui, par ses mouvements désordonnés, menaçait de faire chavirer le bateau et terrifiait la pauvre Beth.

La grande prairie n’était pas loin de la maison de M. Laurentz. En y arrivant, on trouva la tente plantée et les ustensiles de crocket disposés sur un terrain uni et couvert de fin gazon. La troupe joyeuse débarqua en poussant des exclamations de joie, et leur jeune hôte s’écria :

« Soyez les bienvenus au camp Laurentz ! Veuillez, dans le capitaine Brooke, reconnaître le commandant en chef de l’expédition. Je serai, si vous le permettez, le commissaire général ; ces messieurs sont les officiers d’état-major, et vous, mesdames, vous êtes l’aimable compagnie. La tente est à votre usage spécial ; ce chêne est votre salon, celui-ci la salle à manger, et celui-là la cuisine du camp. Maintenant je vous propose une partie de crocket avant qu’il fasse trop chaud. »

Frank, Beth, Amy et Grâce s’assirent et regardèrent jouer les autres ; M. Brooke se mit avec Meg, Kate et Fred, et Laurie prit Jo, Sallie et Ned. Les Anglais jouaient bien ; mais les Américains jouaient encore mieux et contestaient chaque point, comme si l’esprit de 1776 les eût encore animés. Jo et Fred eurent ensemble plusieurs différends et furent même une fois très près d’une bataille de mots. Jo venait de manquer un coup, ce qui l’avait contrariée. Fred, dont le tour venait avant le sien, envoya sa propre boule un peu au delà des limites du jeu ; personne n’était très près, et en courant pour examiner sa boule, il lui donna, sans s’en vanter, un léger coup de pied qui la ramena dans les limites voulues.

« Et maintenant, miss Jo, je vais l’emporter sur vous, s’écria le jeune homme en se préparant à lancer sa boule.

— Vous avez poussé votre boule, contre toutes les règles, répliqua Jo ; je vous ai vu, vous avez perdu votre tour ; c’est le mien maintenant, dit Jo d’un ton bref.

— Je n’y ai pas touché, elle a roulé un peu peut-être, mais c’est permis ; ainsi laissez-moi passer, s’il vous plaît, que je fasse mon coup.

— On ne triche pas en Amérique, mais vous pouvez le faire si cela vous fait plaisir, dit Jo en colère.

— Tout le monde sait que les Yankees sont beaucoup plus trompeurs que les autres peuples, répondit Fred en envoyant au loin la boule de Jo. »

Jo ouvrait les lèvres pour riposter de la bonne façon à cette grosse impertinence ; mais elle fit un effort si grand pour se retenir, qu’elle en devint rouge jusqu’au blanc des yeux, pendant que Fred se glorifiait de sa victoire. Elle se contenta d’aller à la recherche de sa boule et resta très longtemps dans les broussailles pour retrouver son calme ; quand elle revint, elle s’était vaincue, se montra tranquille et attendit patiemment son tour. Il lui fallut plusieurs coups pour regagner la place qu’elle avait perdue, et, lorsqu’elle y arriva, la partie adverse avait fort avancé ses affaires.

« C’est nous qui allons gagner, dit Fred avec animation, lorsque chacun se rapprocha pour voir le coup qui allait décider de la partie.

— Les Yankees savent se montrer généreux pour leurs hôtes et anciens ennemis, dit Jo en regardant le jeune homme d’un tel air qu’il rougit à son tour. C’est une observation que certain Anglais fera bien de remporter dans son île en y joignant une provision d’humilité. Je vous ai laissé avoir raison quand vous aviez tort, monsieur Fred ; mais cela ne changera rien au dénouement, et… »

Et, par un coup habile, elle parvint à gagner la partie.

Laurie jeta son chapeau en l’air sans se rappeler qu’il ne devait pas se glorifier de la défaite de ses hôtes, et, s’arrêtant au milieu de ses bravos, dit tout bas à Jo :

« Vous avez très bien agi, Jo ; il a triché, je l’ai vu. Nous ne pouvons pas le lui dire, mais il ne recommencera pas, vous pouvez en être sûre. »

Meg, sous prétexte de rattacher une des nattes de Jo, la tira en arrière et lui dit d’un ton approbateur :

« Ce Fred a été terriblement provocant, Jo ; mais je suis bien contente que vous ne vous soyez pas mise en colère.

— Ne me louez pas, Meg, répondit-elle : à ce moment, même j’aurais encore envie de lui tirer les oreilles. Je me serais certainement fâchée si je n’étais pas restée assez longtemps dans les buissons pour obtenir de moi de pouvoir me taire ; mais il fera bien de se tenir à l’écart, ajouta Jo en regardant Fred d’un air menaçant.

— Messieurs et mesdames, il est temps de dîner, dit M. Brooke en regardant à sa montre. Monsieur le commissaire général, voulez-vous faire du feu et trouver de l’eau, pendant que miss Marsch, miss Sallie et moi mettrons le couvert. Qui sait faire le café ?

— Jo ! » s’écria Meg, contente de recommander sa sœur, et Jo, sentant que les leçons de cuisine qu’elle avait prises depuis sa mésaventure allaient lui faire honneur, vint, sans se faire prier, veiller sur la cafetière. En même temps les petites filles ramassaient de petits morceaux de bois pour entretenir le feu, et les petits garçons allaient chercher de l’eau. Miss Kate dessinait, et Beth et Frank tressaient des brins de jonc pour faire de petites assiettes pour le dessert.

Le commandant en chef et ses aides eurent bientôt mis le couvert, et Jo ayant annoncé que le café était prêt, chacun vint s’installer sur le gazon avec un appétit développé par le grand air et l’exercice.

Tout semblait nouveau et drôle dans ce dîner sur l’herbe ; un vénérable cheval, qui paissait non loin de là, fut plus d’une fois effrayé par des éclats de rire. Il y avait dans la disposition du terrain une agréable inégalité qui amenait de fréquents malheurs : les assiettes et les verres basculaient à qui mieux mieux ; des glands tombaient dans les plats, et des feuilles sèches descendaient des arbres en toute hâte, afin de voir ce qui arrivait.

Trois enfants pauvres, cachés derrière les buissons, regardaient, d’un air d’envie, les convives de l’autre côté de la rivière ; un chien se mit à aboyer contre eux et les fit découvrir. Ils allaient s’enfuir comme des coupables ; mais M. Brooke leur cria de rester et, ayant fait un petit paquet bien ficelé dans lequel il avait enveloppé de quoi leur faire un bon petit repas, il parvint, aux acclamations de tous, à leur jeter à la volée leur part du festin. On était au dessert.

« Voici du sel pour la crème de Jo, dit l’impitoyable Laurie.

— Merci, je préfère vos araignées, répondit Jo, en montrant du doigt sur son assiette deux petites araignées qui s’étaient noyées dans sa crème. Comment osez-vous faire des allusions à mon horrible dîner, quand le vôtre n’est pas complètement parfait ? Vous ai-je nourri d’insectes, moi ? »

Elle lui passa, en riant, son assiette et ses deux araignées, et s’empara de la sienne. La vaisselle était rare.

« Bon ! voilà que c’est mon tour d’être battu par Jo. Consolez-vous, Fred, c’est une terrible adversaire ; il ne fait pas bon la provoquer.

— Que dites-vous là ? s’écria Jo ; je ne suis l’adversaire de personne aujourd’hui, et si je n’en avais été réduite à me défendre, j’aurais trouvé tout bien, même les araignées, dans votre partie. Je bois ce verre d’eau à votre gloire, Laurie.

— Il fait un temps magnifique aujourd’hui, répondit Laurie ; le soleil est pour la meilleure part dans le succès de cette journée. Du reste, ce n’est pas à moi que devraient revenir les louanges de Jo ; je n’ai rien fait jusqu’ici. C’est vous, Meg, et M. Brooke, qui avez tout conduit, et je vous suis on ne peut plus obligé. Mais qu’est-ce que nous ferons quand il nous sera impossible de manger davantage ? »

Laurie sentait que, lorsque le dîner serait terminé, il aurait joué sa plus belle carte.

« Jouons à des jeux assis, jusqu’à ce qu’il fasse moins chaud, dit Meg. Je suppose que miss Kate en connaît qui pourraient vous amuser. Allez lui demander conseil, Laurie ; elle est votre invitée, et vous devriez rester davantage avec elle.

— N’êtes-vous pas aussi mes invitées ? répondit Laurie. Je pensais que miss Kate trouverait le moyen d’attirer M. Brooke. C’est une personne très instruite ; mais M. Brooke a préféré rester à causer avec vous, et vous ne vous apercevez même pas que Kate n’a pas cessé de vous observer à travers son lorgnon. Je vais aller vers elle. »

Miss Kate connaissait plusieurs jeux nouveaux, et, comme les jeunes filles ne voulaient pas manger davantage et que les petits garçons ne le pouvaient plus, ils allèrent tous dans le salon jouer à un jeu qui obtint la majorité des suffrages et qui a, en Amérique, le nom de rigmarole.

Une personne commence une histoire, une chose quelconque, tout ce qu’elle veut ; seulement elle s’arrête à un moment palpitant d’intérêt ; alors sa voisine est obligée de prendre la suite de l’histoire et de la continuer jusqu’à ce qu’elle s’arrête à son tour et passe à une autre le soin de s’en tirer. Ce jeu est très drôle quand on le joue avec adresse.

« Commencez, s’il vous plaît, monsieur Brooke, dit Kate avec un geste impérieux qui surprit beaucoup Meg, car tout le monde traitait le précepteur de Laurie avec le respect que méritait son caractère. »

M. Brooke était couché sur l’herbe ; il n’eut pas l’air ému le moins du monde de l’injonction de miss Kate, et commença l’histoire en tenant ses beaux yeux bruns fixés sur la rivière miroitante au soleil :

« Une fois un chevalier, qui n’avait que son épée et son bouclier, alla dans le monde pour y chercher fortune. Il voyagea longtemps, près de vingt-huit ans, en étant très malheureux, et arriva enfin au palais d’un bon vieux roi qui avait offert une récompense à quiconque pourrait apprivoiser et dresser un beau cheval très emporté et très sauvage, qu’il aimait beaucoup. Le chevalier demanda à essayer, et réussit, quoique lentement. Le beau cheval était très bon et apprit bientôt à aimer son nouveau maître. Tous les jours, pour exercer le coursier favori du roi, le chevalier quittait le palais monté sur la noble bête, et la conduisait à travers les promenades de la ville capitale, et même au delà, dans la campagne. Un jour qu’il traversait un lieu très désert, il aperçut, à la fenêtre d’un château en ruine, une charmante figure qu’il reconnut pour l’avoir vue en rêve. Il demanda qui habitait ce vieux château ; on lui répondit que de belles et malheureuses princesses y étaient retenues captives par un enchantement, et qu’elles y resteraient tant qu’elles n’auraient pas filé assez de laine pour payer leur rançon. Le chevalier résolut d’entrer, par un moyen quelconque, dans le château et d’offrir ses services aux malheureuses princesses. Il s’arma de toutes pièces et frappa résolument du pommeau de son épée à la porte du château, et, à son grand étonnement, la grande porte s’ouvrit tout au large, et il vit… »

M. Brooke s’était arrêté.

« Une ravissante jeune fille qui s’écria avec un cri de joie : « Enfin ! enfin ! » continua Kate qui avait lu de vieux romans de chevalerie français.

« — C’est elle ! » s’écria le comte Gustave.

« Et il tomba à ses pieds dans une extase de joie.

« — Oh ! relevez-vous ! dit-elle en lui tendant une main d’une blancheur de marbre.

« — Pas avant que vous m’ayez dit comment je peux vous délivrer, dit le chevalier toujours agenouillé.

« — Hélas ! devant la tâche impossible qui nous est imposée, le sort cruel me condamne, ainsi que mes sœurs, à rester ici jusqu’à ce que mon tyran soit mis à mort ou se soit rendu à merci.

« — Où est-il, ce misérable ? s’écria le comte.

« — Dans le salon mauve. Va, brave cœur, et sauve-moi du désespoir.

« — Je reviendrai victorieux ou je mourrai.

« Et après ces paroles émouvantes, il courut du côté de la porte du salon mauve, et, l’enfonçant d’un coup de sa robuste épaule, il allait y pénétrer lorsqu’il reçut…

« — Sur la tête un gros dictionnaire grec qu’un monsieur en habit noir lui avait jeté, reprit Ned Moffat. Il se remit bientôt de ce coup étourdissant, et, jetant le tyran par la fenêtre, il se préparait à aller rejoindre sa dame pour la délivrer. Mais il trouva fermée la porte de la chambre où il l’avait laissée, et il s’y attendait si peu qu’il se fit une grosse bosse au front contre cette porte qui était de bois dur. Il déchira alors les rideaux d’une haute fenêtre du vestibule pour s’en faire une échelle de corde et remonter d’en bas jusqu’à la captive ; mais il n’était pas arrivé à moitié chemin que l’échelle se rompit, et il alla choir dans un fossé plein d’eau qui entourait le château. Il nageait comme un poisson et tourna autour du vieux domaine jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une petite porte. Cette porte-là était gardée par deux géants ; il prit leur tête de chacune de ses mains et les frappa l’une contre l’autre comme deux cymbales ; puis, par un simple effort de sa force prodigieuse, il enfonça la porte, et monta des escaliers couverts de deux pieds de vase, d’énormes crapauds et d’araignées tellement grandes que leur seule vue eût suffi à donner des attaques de nerfs à tout autre que lui. Au haut des escaliers il vit quelque chose qui glaça son sang dans ses veines…

« — C’était une grande forme toute blanche, avec un voile sur la figure et une bougie à la main, continua Meg. La forme lui fit signe de la suivre, et, marchant sans bruit devant lui, le conduisit tout le long d’un corridor aussi noir et aussi froid qu’un tombeau ; de chaque côté se trouvaient des statues armées ; un silence mortel y régnait ; la flamme de la lampe y était toute bleue, et la forme toute blanche se retournait de temps en temps et lui montrait des yeux terribles au travers de son voile blanc. Enfin ils arrivèrent devant une porte fermée par des portières de soie rouge et derrière laquelle on entendait une charmante musique. Il s’élança pour entrer, mais le spectre le retint et, étendant le bras devant, lui d’un air menaçant…

« — Il lui offrit, dans une superbe tabatière, une prise de tabac très frais, dit Jo d’un ton sépulcral qui fit éclater de rire toute la compagnie.

« — Je vous remercie, dit poliment le chevalier en prenant une prise. Mais il se mit alors à éternuer sept fois de suite si violemment, que sa tête se détacha de son corps. « Ha ! ha ! ha ! tu ne t’attendais pas à celle-là, s’écria le spectre. La trouves-tu bonne ? »

« S’étant alors assuré, en regardant par le trou de la serrure, que les princesses filaient, filaient toujours, le spectre releva le corps de sa victime et le serra avec soin dans une grande boîte en fer-blanc où se trouvaient déjà onze autres chevaliers empaquetés ensemble, et sans tête, comme des sardines. À la vue de ce nouveau venu, ces sardines d’un nouveau genre se levèrent toutes et se mirent…

« — À danser une gigue, dit Fred lorsque Jo s’arrêta pour reprendre haleine. Et, pendant qu’ils dansaient, le vieux château devint un grand bateau de guerre.

« — Serrez les voiles ! Abordez ! s’écriait le capitaine.

« Un pirate portugais marchait à toute vapeur sur lui avec son pavillon noir comme de l’encre.

« — Courage ! mes enfants ! Abordons ce noir bandit ! dit le capitaine.

« Et une bataille rangée commença. Les Anglais furent vainqueurs, ils le sont toujours. Le capitaine anglais fit jeter le chef des pirates à la mer ; mais le rusé Portugais plongea et, allant sous le vaisseau anglais, il l’entraîna au fond de la mer, mer, mer, où…

« — Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que je vais dire ? s’écria Sallie lorsque Fred eut fini sa rigmarole… Ah ! au fond de la mer. Ils y furent très gracieusement reçus par une très jolie sirène qui fut très fâchée de voir tous les chevaliers sans tête. Elle les fit placer très soigneusement dans une grotte de corail dont elle avait la clef, afin de les conserver. Étant femme, elle était curieuse et très décidée à découvrir ce mystère. Quelque temps après, un plongeur étant, par un grand hasard, descendu vers elle, la sirène lui dit : « Si vous voulez me porter ces messieurs là-haut, je vous donnerai une boîte de perles. » Elle avait fini par se dire que les pauvres chevaliers ne retrouveraient pas leur tête en restant dans sa grotte. Mais elle n’avait pas le pouvoir de les ramener à la surface. Le plongeur les y ramena donc, mais combien il fut désappointé en ouvrant la boîte de n’y trouver que des chevaliers sans tête. Il les laissa dans un grand champ solitaire où ils furent trouvés par…

« — Une petite gardeuse d’oies, qui conduisait cent oies grasses dans un champ, continua Amy. La petite fille fut très fâchée en les voyant et demanda à une vieille femme ce qu’elle pourrait faire pour leur être agréable, pour leur faire du bien. « Vos oies vous le diront, elles savent tout, » répondit la vieille. Elle leur demanda donc ce qu’elle devait faire pour procurer de nouvelles têtes à ces pauvres chevaliers, et les oies ouvrirent leurs cent becs et crièrent : « Chouchou. »

— Des choux ! s’écria promptement Laurie.

— C’est très bien, » pensa la petite fille. Et elle courut, dans le jardin en chercher douze beaux, et les ayant placés sur les épaules des chevaliers, ils reprirent immédiatement connaissance, la remercièrent et continuèrent leur chemin pour aller chacun à ses affaires. » Ce qu’ils devinrent avec leurs têtes de choux, c’est leur affaire et non la nôtre, et si vous êtes de mon avis, nous n’aurons pas l’indiscrétion d’en demander plus long à Beth, qui se cache là, derrière sa maman Jo…

— Oh non ! oh non ! s’écria une petite voix suppliante derrière Jo. Ne me demandez rien ; j’aimerais mieux mourir que d’essayer d’ajouter un mot à une si difficile histoire. Je ne peux pas, je ne peux pas ; je ne joue jamais à ce jeu-là…

— Beth a raison, s’écria Jo.

— S’il en est ainsi, dit M. Brooke, nous allons être obligés de planter là le pauvre chevalier et ses compagnons ; espérons que, quant à lui, il aura retrouvé sa princesse. Voilà longtemps que nous nous reposons, je propose que nous finissions notre journée par une belle promenade au bord de la rivière !

— Bravo ! » s’écria toute l’assistance.

En un clin d’œil, tout le monde fut debout et se mit à gambader. Frank, le pauvre petit estropié, était resté assis un peu à l’écart ; il essaya de se lever, mais, dans un mouvement de dépit ou d’humeur, il avait jeté sa béquille à quelques pas de lui. Beth, voyant son embarras, prit son courage à deux mains et alla la lui ramasser.

« Puis-je faire autre chose pour vous ? lui dit-elle.

— Parlez-moi, s’il vous plaît. C’est triste d’être assis tout seul, » répondit Frank, qui était évidemment gâté chez lui.

S’il avait demandé à la timide Beth de lui débiter un discours latin, la tâche n’aurait pas paru à celle-ci plus ardue ; mais il n’y avait pas d’endroit pour se cacher, point de Jo pour se mettre devant elle, et le pauvre petit garçon la regardait d’un air si malheureux qu’elle résolut bravement d’essayer.

« De quoi aimez-vous à entendre parler ? demanda-t-elle.

— Eh bien ! j’aime à entendre parler de crocket, de pêche, de chasse, dit Frank, qui, depuis son accident, n’avait pas encore appris à proportionner ses amusements à son état actuel.

— Mon Dieu, qu’est-ce que je vais faire ? se dit Beth. Je ne connais rien à tout cela. »

Et oubliant, dans son agitation, le malheur du petit garçon, elle dit, dans l’espoir de le faire parler :

« Je n’ai jamais vu chasser, mais je suppose que vous connaissez toutes ces choses-là.

— Oui, j’ai chassé une fois, mais je ne chasserai plus jamais. Je chassais quand je suis tombé en sautant par-dessus une maudite barrière. C’est à partir de ce jour-là que j’ai eu besoin d’une béquille. Il n’y aura plus de chevaux ni de chiens pour moi. »

Frank termina sa réponse par un soupir douloureux qui fit que Beth maudit intérieurement son innocente bévue.

« Vos cerfs anglais sont bien plus jolis que nos lourds buffles, » dit-elle en se tournant vers la prairie comme pour avoir de l’aide, et se réjouissant d’avoir lu un des livres de petit garçon que Jo adorait, pour pouvoir répondre au désir du petit Frank.

Les buffles amenèrent une conversation satisfaisante entre les deux enfants, et, dans son désir d’amuser une autre personne, Beth s’oublia elle-même et tint compagnie à Frank pendant la promenade.

« Elle le plaint, et elle est bonne pour lui, dit Jo en la regardant de loin.

— J’ai toujours dit qu’elle était une vraie petite sœur de charité, » ajouta Meg.

La promenade au bord de l’eau, le jeu du renard et de l’oie et une partie de crocket (cette fois très amicale) remplirent très agréablement l’après-midi.

Au coucher du soleil, la tente fut enlevée, les paniers empaquetés et les bateaux chargés. Toute la compagnie y prit place et descendit la rivière en chantant.

Les invités de Laurie se séparèrent dans l’allée où ils s’étaient réunis à leur arrivée. Ils se dirent adieu, car la famille Vangh allait partir pour le Canada, et on ne devait plus se revoir.

Lorsque les quatre sœurs rentrèrent chez elles par leur jardin, Kate, demeurée en arrière avec M. Brooke, quitta son ton protecteur, et s’adressant à M. Brooke, dont elle appréciait le mérite, elle lui dit :

« Malgré leurs manières démonstratives, les Américaines sont très gentilles quand on les connaît.

— Je suis tout à fait de votre avis, répondit M. Brooke.

— La pauvre Meg, je la plains pourtant, ajouta Kate ; si jolie, sans fortune et obligée de travailler, d’être gouvernante, pour aider sa famille, c’est terrible !

— Ne la plaignez pas tant, répondit vivement M. Brooke ; Meg, riche et brillante de jeunesse et de beauté, n’eût peut-être jamais eu l’occasion de développer les qualités et de perdre les petits défauts qu’elle tenait de la nature, elle n’eût été qu’une charmante oisive comme tant d’autres. Elle deviendra, au contraire, avec le temps, une femme vraiment distinguée, digne du respect des cœurs et des esprits sérieux. D’ailleurs, miss Kate, l’Amérique n’est ni l’Angleterre ni la France ; une femme qui doit à son travail et à son courage son indépendance et sa liberté, est estimée ici l’égale de celle qui n’a à apporter en dot à un mari que la fortune qu’elle doit à ses parents, et les gens intelligents la préfèrent souvent à toute autre. Un Américain rougirait de penser à la dot de sa fiancée, et, s’il lui arrivait de s’en inquiéter et de s’en enquérir, il ne trouverait plus une fille honorable qui consentît à porter son nom. »

Kate resta quelques minutes sans répondre, mais comme elle ne manquait ni de jugement ni de bonté :

« Monsieur Brooke, dit-elle, Dieu veuille qu’en vieillissant l’Amérique ne perde pas ces sages principes. Le sort des femmes, assurées d’être choisies pour ce qu’elles valent et pour elles-mêmes, y serait digne d’envie. »