Les Quatre livres/Meng Tzeu/L03

La bibliothèque libre.
(attribué à)
Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 406-459).
◄  Livre II.
Livre IV.  ►
MENG TZEU.


LIVRE III. T’ENG WENN KOUNG.


CHAPITRE I


1. Wenn, prince de T’eng, n’étant encore qu’héritier présomptif, et allant à Tch’ou, traversa la principauté de Soung, et visita Meng tzeu. Meng tzeu lui parla de la bonté de la nature humaine, et ne manqua pas de citer Iao et Chouenn. La nature (l’ensemble des dons naturels) est un principe que l’homme reçoit du Ciel avec l’existence. Elle est entièrement bonne. Jamais homme n’a été naturellement mauvais. En cela, personne ne diffère tant soit peu de sages empereurs Iao et Chouenn. Mais la plupart des hommes s’abandonnent à leurs passions, et perdent leur bon naturel. Iao et Chouenn, au contraire, n’ont jamais laissé ternir leurs bonnes qualités par les passions, et ont toujours suivi la loi naturelle.

Tch’eng tzeu dit : « La nature est le principe LI. Le principe qui donne naissance à tous les êtres, n’a rien de mauvais. Y eût il jamais homme qui fût mauvais ; avant qu’il s’élevât dans son cœur aucun sentiment de joie, de colère, de tristesse ou de plaisir ? Lorsque ces sentiments naissent dans le cœur, mais sont tempérés et ne s’écartent pas du juste milieu, l’homme reste toujours bon. Mais, s’ils dépassent les limites de la modération, l’homme devient mauvais. Ainsi, toutes les fois qu’il fut question de bon et de mauvais, il faut se rappeler que celui qui est mauvais, a d’abord été bon.

Le prince, en revenant de Tch’ou, alla de nouveau voir Meng tzeu. Meng tzeu lui dit : « Prince, auriez vous des doutes sur les explications que je vous ai données ? La voie de la vertu est la même pour tous. Tch’eng Kien dit à King, prince de Ts’i : « Ces grands sages si renommés étaient hommes comme moi. Pourquoi craindrais je de ne pouvoir les égaler ? » Ien Iuen disait : « Je suis homme comme Chouenn était homme. Quiconque s’applique (comme lui) à bien agir, lui est semblable. »

« Koung ming I (disciple de Tzeu tchang) disait : « Wenn wang est mon modèle (je puis et je veux l’imiter, disait Tcheou koung). Tcheou koung pourrait il m’induire en erreur ? » (Koung ming était de la ville de Ou tch’eng dans la principauté de Lou. Koung ming était son nom de famille ; I, son nom propre). La principauté de T’eng, si ses limites étaient régulières, aurait environ cinquante stades en tous sens. (Tsiāng signifie chóu kī approximativement) . Malgré son peu d’étendue, elle peut devenir un État bien réglé. (Mais il faut que le prince déploie toute son énergie ; car) il est dit dans le Chou King : « Si le remède n’est pas d’une violence telle qu’il trouble la vue du malade, il ne guérira pas la maladie. »

2. Ting, prince de T’eng, étant mort, (le prince Wenn) son fils et son successeur, dit à Jen Iou (son maître) : « Autrefois, dans la principauté de Soung, Meng tzeu m’a donné des enseignements que je n’ai jamais oubliés. Maintenant, par malheur, j’ai une grande chose à accomplir, (il faut rendre les derniers devoirs à mon père). J’ai l’intention de vous envoyer consulter Meng tzeu, avant de rien entreprendre. »

Jen Iou alla à Tcheou consulter Meng tzeu. Meng tzeu dit : « Oh ! n’est il pas louable d’interroger sur ce sujet ! C’est surtout lorsqu’il s’agit de rendre les derniers devoirs à ses parents, qu’un fils doit se dépenser tout entier. Tseng tzeu disait : « Tant que vos parents sont en vie, rendez leur obéissance suivant les règles ; après leur mort, enterrez les selon les règles, et faites leur des offrandes selon les règles ; alors on pourra dire que vous avez pratiqué la piété filiale. » Je n’ai pas étudié les usages des princes (d’une manière particulière). Mais j’ai entendu dire que, sous les trois dynasties, depuis l’empereur jusqu’aux hommes du peuple, tout le monde avait adopté le deuil de trois ans, la bouillie de riz, la tunique de grosse toile à bord inférieur ourlé (pour le deuil d’une mère, et à bord inférieur non ourlé pour le deuil d’un père). »

Jen Iou rendit compte au prince Wenn de l’exécution de son ordre. Le prince décida qu’il garderait le deuil durant trois ans. Ses oncles, ses cousins et tous les officiers s’opposèrent à cette décision, et dirent : « Parmi les derniers princes de la principauté de Lou, qui est sœur de la nôtre, aucun n’a gardé le deuil durant trois ans. Nos derniers princes ne l’ont pas gardé non plus. Il ne convient pas que vous reveniez à cet ancien usage. Il est dit dans les Annales : Pour les cérémonies funèbres et les offrandes, imitez vos pères. C’est comme si l’on disait : Ces cérémonies nous sont venues par tradition (il ne nous est pas permis de les changer). »

Le prince dit à Jen Iou : « Jusqu’à présent je ne me suis pas appliqué à l’étude. Mon plaisir était de courir à cheval, de m’exercer à manier l’épée. Mes oncles, mes cousins, les officiers de la cour n’ont pas confiance en mes décisions. Je crains de ne pas remplir parfaitement mon devoir dans cette affaire importante. Consultez pour moi Meng tzeu. » Jen lou alla de nouveau à Tcheou demander conseil à Meng tzeu .

« S’il en est ainsi, répondit Meng tzeu, le prince ne doit rien attendre que de lui-même. Confucius dit : « A la mort d’un souverain, le gouvernement était laissé au premier ministre. Le prince héritier se. nourrissait de riz cuit à l’eau ; son visage devenait tout livide. Il allait occuper son siège et se lamentait (auprès du corps de son père). Alors tous les officiers partageaient sa douleur, et suivaient son exemple. Quand les supérieurs ont une chose à cœur, les inférieurs ne tardent pas à l’aimer. La vertu du prince est comme le vent, et celle du peuple est comme l’herbe. Quand le vent souffle sur l’herbe, elle s’incline nécessairement. » Le soin des obsèques dépend du prince héritier. »

Jen Iou rendit compte de son message au prince héritier. Le prince dit : « C’est vrai ; ce soin dépend de moi. » Pendant cinq mois, il demeura dans une petite cabane, et ne donna aucun ordre, aucun avis. Ses officiers et ses parents louèrent à bon droit sa connaissance des usages. Au temps de l’enterrement, tous les habitants de la principauté de T’eng allèrent admirer ce spectacle. Ils virent le prince, le visage tout décharné, pleurer et se lamenter avec douleur. Les princes voisins, qui allèrent pleurer auprès du défunt, furent très satisfaits de la piété filiale du prince. Dans le Li Ki , au chapitre des Funérailles, il est dit : « A la mort d’un prince ; l’héritier du trône, les grands préfets, les fils du défunt et tous les officiers s’abstiennent des repas ordinaires pendant trois jours. L’héritier du trône, les grands préfets et tous les fils du prince prennent de la bouillie claire ; et les officiers, du riz ou du millet, avec de l’eau pour boisson. Un fils, à la mort de son père ou de sa mère, demeure dans une petite cabane inclinée, qui n’est pas crépie. Il couche sur la paille, la tête appuyée sur une motte de terre. Il ne parle que des choses concernant le deuil. » Le commentateur du Li Ki ajoute : « En dehors de la porte centrale, au pied du mur oriental, on dresse une cabane avec des pieux inclinés. »

3. Wenn, prince de T’eng, interrogea Meng tzeu sur l’art de gouverner. Meng tzeu dit : « La grande affaire du peuple (l’agriculture) réclame les premiers soins. On lit dans le Cheu King : « Pendant le jour, allons recueillir de la paille (pour couvrir les bâtiments) ; la nuit, faisons des cordes. Hâtons nous le monter sur les toits (pour les réparer) ; bientôt nous sèmerons les grains. »

« Ordinairement quand le peuple a des biens stables, il est constant dans la vertu ; s’il n’a pas de biens stables, sa vertu n’est pas stable. Si sa vertu n’est pas stable, il tombe dans la licence, quitte la voie du devoir, commet le mal, ne connaît plus de frein ; il n’est rien qu’il ne se permette. Le punir ensuite, s’il commet des crimes, c’est en quelque sorte prendre le peuple dans un filet. Un prince humain se permettrait il de tendre des pièges à ses sujets ?

« Un prince sage est poli et économe ; il traité ses inférieurs avec urbanité, et impose à son peuple des taxes modérées. Iang Hou disait : Celui qui travaille à devenir riche, n’est pas bienfaisant ; celui qui pratique la bienfaisance, ne devient pas riche.

« Sous la dynastie des Hia, chaque père de famille avait cinquante arpents de terre, et donnait en tribu annuel une quantité fixe de produits (à savoir, ce que l’on récoltait ordinairement dans cinq arpents de terre, quand l’année n’était ni très bonne ni très mauvaise). Sous les In, chaque chef de famille avait soixante dix arpents, et aidait de son travail à cultiver le champ commun. Les Tcheou ont décidé que chaque famille aurait cent arpents, que le travail se ferait en commun, et que le partage serait égal. (Dans le territoire propre de l’empereur, dix familles associées cultivaient ensemble mille meou ; en dehors de ce territoire, huit familles cultivaient ensemble neuf cents meou. Elles donnaient la dixième partie des produits à l’État, et se partageaient le reste entre elles également). En réalité, l’impôt a toujours été la dixième partie des produits. (Tch’é c’est avoir en commun ; tchou c’est prêter son concours).

« Loung tzeu dit : « Pour le partage des terres et la perception de l’impôt, le mode le plus doux est celui qui oblige les laboureurs à fournir leur travail pour la culture du champ commun ; le mode le plus dur est celui qui les oblige à payer une redevance fixe et la même chaque année. Pour fixer le montant de cette redevance annuelle et invariable, on calcule la moyenne des récoltes de plusieurs années (les unes bonnes, les autres mauvaises). Dans les bonnes années, quand les grains sont si abondants qu’on ne les ménage nullement, exiger beaucoup ne serait pas cruauté ; néanmoins le prince n’exige pas plus que les autres années. Dans les mauvaises années, quand la récolte ne vaut même pas le fumier employé, le prince exige absolument toute la redevance (et c’est cruauté). Si celui qui est le père du peuple, réduit son peuple à le détester, à travailler toute l’année avec grande fatigue, à manquer des choses nécessaires pour l’entretien des parents, et même à emprunter, moyennant intérêt, pour payer l’impôt ; s’il réduit les vieillards et les enfants à se rouler et à périr dans les canaux et les fossés ; où est son affection paternelle envers son peuple ? »

« Les traitements héréditaires (accordés aux descendants des officiers qui ont bien mérité), existent dans la principauté de T’eng. (Mais, pour les payer, le prince accable le peuple d’impôts. Il suffirait d’exiger de chacun une part de son travail). On lit dans le Cheu King : « Que la pluie tombe d’abord sur notre champ commun ; puis sur nos champs particuliers. » Les champs communs n’ont existé que quand le peuple donnait à l’État seulement son travail. Ce passage du Cheu King nous montre que ce mode de contribution était aussi en usage autrefois sous les Tcheou.

« (Après avoir réglé le partage des terres), il faut, pour instruire le peuple, établir des écoles, qu’on appelle siâng, siú, hiô, hiaó : siâng, parce qu’on y enseigne le respect et les soins dus aux vieillards ; hiaó, parce qu’on y enseigne la pratique de la vertu ; siú, parce qu’on y apprécie les talents de chacun d’après son habileté à tirer de l’arc. Les écoles (des bourgs et des villages) s’appelaient hiaó sous les Hia, et siú sous les In ; elles s’appellent siâng sous les Tcheou. (A la capitale), ces trois dynasties ont eu des écoles appelées hiô. Les écoles ont toutes pour but de faire bien connaître les devoirs mutuels des hommes. Lorsque, par le soin des supérieurs, ces devoirs sont bien connus, les hommes du peuple s’aiment entre eux.

« (Prince, réglez le partage des terres, établissez des écoles ; et) s’il surgit un prince destiné à rétablir l’ordre dans tout l’empire, il viendra prendre exemple sur vous ; vous deviendrez ainsi le maître et le modèle d’un grand empereur. Il est dit dans le Cheu King : « La famille des Tcheou possède une principauté ancienne ; elle vient de recevoir du Ciel un mandat nouveau (qui lui confère l’empire). » Le poète parle ici de Wenn wang. Prince, efforcez vous de faire ce que je vous conseille ; et vous obtiendrez un mandat nouveau (pour vous ou pour l’un de vos descendants). »

Wenn, prince de T’eng, envoya Pi Tchen interroger Meng tzeu sur la division des terres en carrés représentant la forme de la lettre tsìng. Meng tzeu lui dit : « Votre prince veut rendre son administration bienfaisante. C’est vous qu’il a choisi pour venir demander des avis ; vous devez le seconder de tout votre pouvoir. Une administration bienfaisante doit commencer par tracer les limites des terres. Si les limites des champs ne sont pas bien tracées, les carrés ne sont pas égaux ; les grains destinés à l’entretien des officiers ne sont pas exigés ni distribués avec justice. Pour cette raison, les princes cruels et les officiers rapaces négligent de déterminer les limites des champs (afin de pouvoir exiger beaucoup). Quand les limites sont bien tracées, il est facile d’assigner à chaque particulier son champ et à chaque officier son traitement.

« La principauté de T’eng, malgré son peu d’étendue, aura toujours des lettrés et des campagnards. Si les hommes de lettres faisaient défaut, il n’y aurait personne pour gouverner les campagnards. Si les travailleurs de la campagne faisaient défaut, il n’y aurait personne pour fournir aux hommes de lettres les choses nécessaires.

« Dans les campagnes (loin de la capitale), exigez la neuvième partie des produits, en faisant cultiver un champ commun par huit familles. Près de la capitale, que chacun vous offre lui-même la dixième partie de ses récoltes. Tous les officiers, depuis les ministres d’État jusqu’aux derniers, doivent avoir un champ sacré (dont les produits servent à faire des offrandes aux esprits). Le champ sacré doit être de cinquante arpents.

« Chaque surnuméraire doit avoir vingt-cinq arpents. On appelait surnuméraire celui qui n’avait pas encore atteint l’âge viril. Tch’eng tzeu dit : « Un laboureur avait avec lui son père, sa mère, sa femme et ses enfants ; sa famille comptait ordinairement de cinq à huit personnes. On lui donnait cent meou. Si un frère puîné vivait avec lui, il était comme surnuméraire. A seize ans, il avait vingt-cinq meou pour sa part. Quand il arrivait à l’âge viril et qu’il était marié, on lui donnait cent meou. »

« Nul ne sera enterré, nul n’ira demeurer hors de son village. Ceux qui dans un village cultiveront le même tsìng, seront toujours ensemble, partout où ils iront. Ils partageront entre eux le soin de la défense et des veilles. Dans les maladies ils se prêteront un mutuel secours. Ainsi tous les habitants s’aimeront et vivront en bonne intelligence.

« Un stade carré formera un tsìng de neuf cents arpents. Au milieu sera le champ commun. Huit familles posséderont en propre chacune cent arpents. Elles cultiveront ensemble le champ commun, et ne se permettront de faire leurs travaux particuliers que quand les travaux communs seront terminés. (Elles cultiveront le champ commun, dont les produits seront pour les officiers, avant de cultiver les champs particuliers), il y aura ainsi une différence entre les travailleurs de la campagne (et les hommes de lettres). Tel est le résumé des dispositions à prendre. Ce sera au prince et à vous de les modifier et de les accommoder aux circonstances.

4. Un faux sage, nommé Hiu Hing, qui se vantait de suivre la doctrine de Chenn noung, alla de la principauté de Tch’ou à celle de T’eng. En arrivant à la porte du palais, il fit dire au prince Wenn : « Des habitants d’un pays lointain ont appris que l’administration du prince était très bienfaisante. Ils désirent obtenir de lui une habitation et devenir ses sujets. » Le prince lui assigna un endroit pour sa demeure. Ses disciples, qui étaient plusieurs dizaines, portaient tous des vêtements de laine. Ils faisaient des souliers de chanvre et des nattes pour gagner leur vie.

Tch’enn Siang, disciple de Tch’enn Leang, et son frère Sin, prenant sur leurs épaules leurs charrues et leurs socs, allèrent de Soung à T’eng, et dirent : « Nous avons appris que le prince gouverne à la manière des grands sages de l’antiquité ; qu’il est lui-même un grand sage. Nous désirons être les sujets de ce grand sage. »

Tch’enn Siang alla voir Hiu Hing, et fut charmé de son genre de vie. Il laissa de côté tout ce qu’il avait appris (de Tch’enn Leang), et se mit à l’école de Hiu Hing. Tch’enn Siang alla voir Meng tzeu. Répétant les leçons de Hiu Hing, il dit : « Le prince de T’eng veut être un prince vraiment sage. Mais il ne connaît pas encore la voie de la vertu. Un prince sage cultive la terre comme le peuple, pour en tirer sa nourriture ; il prépare lui-même son dîner et son souper, et en même temps il gouverne ses sujets. Le prince de T’eng a des greniers, des magasins, des trésors ; c’est vexer le peuple pour se nourrir soi-même. Mérite t il d’être appelé sage ? »

Meng tzeu dit : « Le philosophe Hiu veut absolument semer lui-même le millet dont il se nourrit. N’est ce pas ? » « Oui, répondit Tch’enn Siang. » Meng tzeu dit : « Le philosophe Hiu veut absolument tisser lui-même la toile dont il se fait des vêtements. N’est ce pas ? » « Non, répondit Tch’enn Siang ; il porte des vêtements de laine (et non de toile). » « Hiu porte-t-il un bonnet, demanda Meng tzeu ? » « Oui, répondit Tch’enn Siang. » « Quel bonnet, dit Meng tzeu ? » « Un bonnet simple, répondit Tch’enn Siang. » « Est ce lui-même qui en tisse l’étoffe, reprit Meng tzeu ? » « Non, répondit Tch’enn Siang ; il l’achète pour du millet. » « Pourquoi ne la tisse-t-il pas lui-même, continua Meng tzeu ? » « Ce travail, dit Tch’enn Siang, lui ferait négliger la culture des champs. » Meng tzeu dit : « Emploie-t-il une marmite de fer et un vase d’argile percé de trous pour faire cuire sa nourriture ? Se sert-il d’instruments de fer pour labourer ? » « Oui, répondit Tch’enn Siang. » « Fait-il lui-même ces vases, ces instruments ? demanda Meng tzeu. » « Non, répondit Tch’enn Siang ; il les achète pour du millet. »

Meng tzeu reprit : « Si celui qui achète des instruments et des vases pour du millet, ne fait aucun tort au potier ni au fondeur (ni au forgeron) ; quel tort font au laboureur le potier, le fondeur et le forgeron, en achetant du millet pour leurs instruments et leurs vases ? Et pourquoi le philosophe Hiu ne fabrique-t-il pas des objets de fer et d’argile, afin de trouver dans sa maison tout ce dont il a besoin pour son usage ? Pourquoi fait-il tant d’échanges avec tous les artisans ? Comment ne craint-il pas la peine qui en résulte pour lui et pour eux ? » « Il est impossible, répondit Tch’enn Siang, de cultiver la terre, et de faire en même temps les ouvrages des différents artisans ? »

« Gouverner l’empire, répliqua Meng tzeu, est-ce la seule chose que l’on puisse faire, tout en cultivant la terre ? Les occupations des hommes en charge ne sont pas celles des hommes du peuple. Bien plus, les choses nécessaires à une seule personne exigent le travail des différentes classes d’ouvriers. Vouloir obliger chacun à préparer lui-même tout ce dont il a besoin, c’est vouloir contraindre tous les hommes à courir sans cesse çà et là (pour se procurer les choses nécessaires). On dit communément : « Les uns se livrent aux travaux de l’intelligence, les autres aux travaux du corps. Ceux qui s’appliquent aux travaux de l’intelligence, gouvernent ; ceux qui travaillent des bras, sont gouvernés. Ceux qui sont gouvernés, pourvoient à l’entretien de leurs gouvernants ; les gouvernants sont entretenus par leurs subordonnés. » Telle est la loi universelle qui a toujours régi le genre humain.

« Au temps de Iao, les conditions du sol étaient encore peu favorables : Les eaux s’étaient répandues librement partout, et avaient inondé l’empire. Les arbres et les autres plantes couvraient la terre comme d’une épaisse forêt, Les animaux sauvages s’étaient multipliés prodigieusement. La culture des grains était impossible. Les animaux sauvages ne permettaient pas à l’homme de s’étendre ; ils avaient battu des sentiers qui se croisaient par tout l’empire.

« Iao seul prit à cœur de remédier à ces maux. Il éleva Chouenn à la dignité de ministre, et lui ordonna d’étendre partout ses soins. Chouenn chargea I de diriger l’emploi du feu. I mit le feu dans les montagnes et les marais, et les purifia par l’incendie. Les animaux sauvages s’enfuirent et se cachèrent. Iu creusa neuf canaux divergents, débarrassa le cours de la Tsi et de la T’a, et conduisit jusqu’à la mer (ces onze rivières). Il débarrassa les lits de la Jou et de la Han, cura les lits de la Houai et de la Sen, et fit écouler dans le Kiang les eaux de ces quatre rivières. Ensuite les Chinois purent cultiver la terre et avoir de quoi vivre. À cette époque, Iu fut huit ans hors de sa maison ; trois fois il passa devant sa porte, et n’entra pas. S’il avait voulu cultiver la terre, en aurait-il eu le loisir ? » (La Han seule se jette dans le Kiang ; la Jou et la Sen se jettent dans la Houai, et celle ci se rend directement à la mer). Heou tsi enseigna au peuple l’agriculture, lui apprit à semer et à cultiver les cinq sortes de grains. Les cinq sortes de grains mûrirent, et le peuple eut des vivres.

« L’homme a la loi naturelle gravée dans son cœur ; mais s’il est bien nourri et bien vêtu, s’il demeure dans l’oisiveté et ne reçoit aucune instruction, il se rapproche de la bête. Les très sages empereurs (Iao et Chouenn) eurent à cœur l’instruction du peuple. Ils nommèrent Sie ministre de l’instruction, et le chargèrent d’enseigner les devoirs mutuels, afin qu’il y eût affection entre le père et le fils, justice entre le prince et le sujet, distinction entre le mari et la femme, gradation entre les personnes de différents âges, fidélité entre les amis. » (Le mari s’occupe des affaires extérieures, et la femme, des affaires domestiques ; le mari commande, et la femme obéit. Les plus jeunes témoignent leur respect à ceux qui sont plus âgés qu’eux, et leur cèdent les premières places).

« (L’empereur Iao, surnommé) Fàng hiūn, dit : « Encouragez les, attirez les, redressez les, corrigez les, aidez les, fortifiez les. Faites qu’ils reviennent à leur perfection naturelle. Ensuite continuez à les exciter et à leur faire du bien. Les très sages empereurs Iao et Chouenn, qui avaient tant de sollicitude pour le peuple, avaient ils le temps de labourer la terre ? Au commencement, le grand souci de Iao était de ne pas trouver un aide tel que Chouenn ; et le grand souci de Chouenn était de ne pas trouver des ministres tels que Iu et Kao iao. Celui qui s’inquiète de ce que ses cent arpents de terre ne sont pas bien cultivés, c’est un laboureur.

« Faire des largesses, cela s’appelle bienfaisance. Enseigner la vertu, cela s’appelle dévouement. Dans l’intérêt de l’empire, chercher et trouver des ministres capables, cela s’appelle humanité, c’est-à-dire cela s’appelle aimer parfaitement les hommes. Donner l’empire à quelqu’un, c’est facile ; mais trouver un homme qui serve bien l’empire, c’est difficile.

« Confucius dit : « Que Iao fut un grand prince ! que le Ciel est grand ; seul Iao lui fut semblable. Que sa bienfaisance s’étendit loin ! le peuple ne trouva pas de terme pour l’exprimer. Chouenn fut vraiment souverain. Qu’il fut grand en dignité ! Il posséda l’empire, et resta toujours indifférent à sa propre grandeur. » Iao et Chouenn, qui avaient l’empire à gouverner, n’avaient il pas assez d’occupation ? Ils ne s’occupaient pas de labourage.

« J’ai entendu parler d’hommes qui ont fait adopter aux barbares les principes des Chinois ; je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un eût abandonné les principes des Chinois pour prendre ceux des barbares. Votre maître, Tch’enn Leang était de Tch’ou (il était donc barbare d’origine) : Charmé de la doctrine de Tcheou Koung et de Confucius, (il abandonna les principes des barbares), et alla au nord étudier la sagesse en Chine. Parmi les habitants du nord, nul disciple de la sagesse ne l’a peut être encore surpassé. C’était ce qu’on appelle un lettré éminent et hors ligne. Vous et votre frère, vous avez suivi ses enseignements plusieurs fois dix ans ; aussitôt après sa mort, vous les avez rejetés.

« Après la mort de Confucius, ses disciples demeurèrent trois années entières à le pleurer. Ensuite ils préparèrent leurs bagages. Au moment de se séparer, ils entrèrent pour saluer Tzeu Koung. Tournés les uns vers les autres, ils pleurèrent et sanglotèrent, au point d’en perdre la voix ; et enfin ils retournèrent dans leurs pays. Tzeu Koung construisit une cabane auprès de la tombe de son maître, et demeura seul encore trois ans ; avant de s’en retourner dans son pays.

« Un jour, parce que Iou Jo rappelait Confucius (par l’air de son visage, par sa manière de parler et d’agir), Tzeu hia, Tzeu tchang et Tzeu iou résolurent de lui rendre les devoirs qu’ils avaient rendus au grand sage, et pressèrent Tseng tzeu de se joindre à eux. « Cela ne convient pas, dit Tseng tzeu. Un objet, après avoir été lavé dans l’eau du Kiang ou de la Han et séché au soleil d’automne est d’une blancheur éclatante qui ne peut être surpassée. (De même, la vertu de notre maître n’a pas d’égale). »

« Voici un barbare du midi, dont le langage ressemble au cri de la pie-grièche, et sa doctrine n’est nullement celle des anciens souverains. Vous abandonnez votre maître (Tch’enn Leang), pour vous donner à cet imposteur ; vous êtes bien différent de Tseng tzeu. J’ai entendu dire que les oiseaux, « quittant la vallée obscure, vont se poser sur les grands arbres ; » je n’ai jamais entendu dire qu’ils soient descendus des grands arbres pour entrer dans la vallée profonde. (De même, on ne doit pas abandonner la vérité, pour s’enfoncer dans les ténèbres de l’erreur). Dans les Éloges de Lou il est dit : « (Tcheou Koung) défait ainsi les barbares de l’ouest et du nord, et réprime ceux de King et de Chou. » Votre nouveau maître est juste un homme que Tcheou koung aurait attaqué, (Hiu Hing, un barbare du pays de Tch’ou, autrefois appelé King) ; ce changement de maître n’est pas heureux. »

(Tch’enn Siang dit) : « Si l’on suivait les principes du philosophe Hiù, sur le marché les prix seraient fixes ; dans tout le pays on ne verrait plus de fraude. Un enfant haut de cinq pieds (d’un mètre) pourrait aller au marché ; personne ne le tromperait. La toile de chanvre et le plus beau tissu de soie, à quantité égale, se vendraient au même prix. Le chanvre brut et le chanvre nettoyé, la soie fine et la soie grossière, à poids égal, se vendraient au même prix. Les différents grains, à quantité égale, se vendraient au même prix. Tous les souliers, à grandeur égale, se vendraient au même prix. »

« L’inégalité, répondit Meng tzeu, est inhérente à la nature même des choses. Il en est qui valent deux fois ou cinq fois plus que d’autres ; certaines valent dix fois ou cent fois plus, et même mille fois ou dix mille fois plus. Les mettre toutes sur la même ligne, c’est troubler l’univers. Si les souliers, grands ou petits, se vendaient tous au même prix, qui voudrait en faire de grands ? (Et si les souliers, bons ou mauvais, étaient au même prix, personne n’en ferait de bons). Si les hommes suivaient les principes du philosophe Hiu, le courant les entraînerait tous à se tromper les uns les autres : La société pourrait elle être gouvernée ? »

5. Un homme nommé I Tcheu, de la secte de Me Ti ou Me Tche, fit demander une entrevue à Meng tzeu par Sin Pi (disciple de Meng tzeu). Meng tzeu (pour l’éprouver, pour connaître s’il avait un vrai désir de s’instruire, s’excusa et) dit : « Je désire certainement le voir ; mais je suis encore malade. Quand je serai guéri, j’irai moi-même lui faire visite. Qu’il ne vienne pas. »

Un autre, jour, I Tcheu demanda de nouveau à voir Meng tzeu. Meng tzeu répondit : « Maintenant je puis recevoir sa visite, (je vois qu’il veut sincèrement connaître la vérité). Si je ne parle clairement, la vraie doctrine ne sera pas mise en lumière. Je lui parlerai sans détour. J’ai entendu dire qu’il est de la secte de Me Ti. Me Ti enseigne que dans les funérailles on doit user de parcimonie. I Tcheu pense que la doctrine de Me Ti réformera tout l’empire. Peut il ne pas la croire véritable, et ne pas l’avoir en grande estime ? Néanmoins I Tcheu a enterré ses parents avec grande pompe ; ainsi il leur a rendu les derniers devoirs d’une manière qui est méprisable à ses yeux. »

Siu Pi rapporta à I Tcheu ces paroles de Meng tzeu. I Tcheu dit : « Les lettrés enseignent que les anciens souverains soignaient leurs sujets avec la tendresse d’une mère pour son jeune enfant. » Quel est le sens de ces paroles (du Chou King) ? Moi, je crois qu’elles signifient que nous devons aimer tous les hommes d’une égale affection, mais que, pour la témoigner, nous devons (suivre un certain ordre et) commencer par nos parents. »

Sin Pi rapporta à Meng tzeu la réponse de I Tcheu. Meng tzeu dit : « I Tcheu pense t-il réellement qu’un homme ne doit pas aimer le fils de son frère plus que le fils nouveau né de son voisin ? Le passage du Chou King qu’il a cité nous donne un enseignement qui mérite d’être retenu. (En voici la vraie signification). Si un jeune enfant se traîne sur les mains et sur les pieds jusqu’au bord d’un puits et s’expose au danger d’y tomber, ce n’est pas la faute de l’enfant, (mais des parents qui ne veillent pas assez sur lui. De même, les fautes d’un peuple ignorant doivent être attribuées à ses chefs qui ne l’ont pas bien instruit. Il faut donc soigner le peuple comme on soigne un jeune enfant). En outre, le Ciel, pour donner la vie aux hommes, emploie un principe unique, à savoir, les parents. I Tcheu se trompe, puisqu’il admet en quelque sorte deux principes (en mettant les étrangers sur la même ligne que les parents).

« Dans la haute antiquité, il y avait des hommes qui n’enterraient pas leurs parents. Après leur mort, ils les jetaient dans un fossé. Quelque temps après, passant auprès d’eux, ils voyaient les renards les dévorer, et une multitude de mouches et de moucherons en faire leur pâture. La sueur leur coulait sur le front ; ils regardaient d’un œil oblique, n’osant regarder en face. Cette sueur ne venait pas d’un sentiment de honte (puisqu’il n’y avait aucun témoin) ; elle venait d’un sentiment d’affection et paraissait sur le visage ; (d’où l’on voit qu’il est naturel à l’homme d’aimer ses parents plus que les étrangers). Alors ils retournaient à la maison, prenaient une corbeille et une brouette, versaient de la terre sur les corps de leurs parents, et les couvraient. S’il est louable de couvrir de terre les corps de ses parents défunts, un bon fils, un homme vraiment humain, en les inhumant avec honneur, agit selon les vrais principes. Siu Pi rapporta ces paroles à I Tchen. I Tcheu, voyant qu’il était impossible de soutenir les principes de Me Ti, dit, après un moment de réflexion : « Meng tzeu m’a éclairé. »


CHAPITRE II


1. Tch’enn Tai (disciple de Meng tzeu) dit : « La règle qui prescrit au sage de ne pas aller faire visite aux princes étrangers (sans avoir été invité), me paraît à bon droit être de peu d’importance. Si vous alliez vous présenter à eux, vous pourriez faire de l’un d’eux un grand empereur qui rétablirait l’ordre partout, ou du moins un dominateur qui commanderait à tous les autres princes. Les mémoires disent : « En se courbant d’un pied, on se relève de huit pieds. » Il me semble qu’il est bien permis de le faire. (Il vous est permis de vous abaisser un peu, de faire fléchir une règle peu importante, dans l’intérêt de l’empire, et d’aller dans les cours des princes). »

Meng tzeu répondit : « Autrefois King, prince de Ts’i, désirant préparer une chasse, fit appeler le gardien de son parc par un messager portant un étendard de plumes. (D’après l’usage, le messager d’un prince portait un étendard de plumes pour appeler un grand préfet, et un bonnet de peau pour appeler le gardien d’un parc). Le gardien n’alla pas à la cour. Le prince fut sur le point de le mettre à mort. (Confucius a donné des éloges à ce gardien, et dit) : « Un homme de résolution est toujours prêt (à donner sa vie et) à demeurer sans sépulture dans un canal ou un fossé, (s’il le faut pour garder sa résolution) ; un homme de cœur est toujours prêt à mourir (pour sa patrie). » Pourquoi Confucius a-t-il loué cet officier ? Parce que, n’ayant pas été appelé comme il le devait, il n’avait pas été à la cour. Que faudrait il penser d’un lettré qui se rendrait auprès des princes sans attendre leur invitation ?

« Quant à l’adage « En se courbant d’un pied on se relève de huit pieds, » il se dit du gain. Quand même il s’agirait de gain, serait il sage de se courber de huit pieds pour se relever d’un pied, c’est-à-dire de donner beaucoup pour obtenir peu ?

« Autrefois Tchao Kien tzeu (grand préfet de Tsin) ordonna à Wang Leang de servir de cocher à son favori Hi. (Hi alla à la chasse en voiture) toute une journée, et ne prit rien. Faisant ensuite son rapport à son maître, il dit  : « Wang Leang est le cocher le plus maladroit du monde. » Cette parole fut répétée à Wang Leang : Wang Leang dit : « Je demande qu’il me soit permis de recommencer. » Le favori Hi pressé par ses instances, finit par y consentir. En une matinée il prit dix animaux sauvages. Dans son rapport au grand préfet, il dit : « Wang Leang est le plus habile cocher du monde. » Kien tzeu lui dit : « Je chargerai Wang Leang de conduire habituellement votre voiture. »

Il en parla à Wang Leang. Celui ci refusa, et dit : « J’ai conduit la voiture d’après les règles de mon art ; en une journée il n’a pas tué un seul animal. Ensuite j’ai été surprendre les animaux ; en une matinée il en a tué dix. On lit dans le Cheu King : « Le cocher dirige parfaitement la voiture ; l’archer décoche sa flèche avec une force capable de transpercer une cible. » Je n’ai pas l’habitude de conduire la voiture d’un archer maladroit. Je vous prie d’agréer mon refus. »

« Un cocher eut honte de s’associer avec un archer pour violer les règles. Il n’y aurait pas consenti, même avec la certitude de prendre une quantité prodigieuse d’animaux sauvages. Que faudrait il penser d’un lettré qui, pour fréquenter les princes, ferait fléchir les principes ? Certainement vous êtes dans l’erreur ; car jamais homme n’a pu redresser les autres en se courbant lui-même. »

2. King Tch’ouenn dit à Meng tzeu : « Koung suenn Ien et Tchang I ne sont ils pas des hommes vraiment grands ? Dès qu’ils s’irritent, (ils parcourent les principautés, excitent les princes à faire la guerre, et) les princes tremblent. Lorsqu’ils demeurent en repos, tout l’empire redevient tranquille. »

« Comment peuvent-ils être de grands hommes, répondit Meng tzeu ? N’avez vous donc pas encore étudié les Cérémonies et les Devoirs ? Lorsqu’un jeune homme (de vingt ans) reçoit le bonnet, son père lui enseigne les devoirs (propres à l’homme fait). Lorsqu’une fille (de vingt ans) se marie, sa mère lui donne des instructions. Elle l’accompagne jusqu’à la porte, et lui dit : « Quand vous serez arrivée à la maison de votre mari, vous devrez vous montrer respectueuse ; vous devrez veiller sur vous ; gardez-vous de désobéir à votre mari. » Les femmes doivent prendre pour règle l’obéissance.

« Un grand homme, c’est celui qui réside dans la vaste demeure d’où personne n’est exclu (dans la vertu d’humanité) ; qui possède la haute dignité auprès de laquelle chacun trouve accès (l’urbanité) ; qui suit toujours la grande voie (la justice) ; qui pratique ces trois vertus avec le peuple ; quand il obtient l’objet de ses désirs, à savoir, une charge ; qui suit seul sa voie, quand il n’obtient pas l’objet de ses désirs ; qui ne laisse corrompre son cœur ni par les richesses ni par les honneurs ; qui dans la pauvreté et l’abaissement ne change pas de conduite ; qui ne se laisse ébranler ni par les menaces ni par la violence. »

3. Tcheou Siao demanda à Meng tzeu si les sages de l’antiquité exerçaient des charges. « Ils en exerçaient, répondit Meng tzeu. Les mémoires disent que, quand Confucius était trois mois sans être employé par aucun prince, il lui semblait qu’il lui manquait quelque chose ; que, quand il quittait une principauté, il emportait avec lui des présents (pour les princes auxquels il se proposait d’offrir ses services). Koung ming I disait que, lorsqu’un sage de l’antiquité passait trois mois sans avoir de charge, tous ses amis allaient lui faire des compliments de condoléance. »

(Tcheou Siao reprit) : « Faire des compliments de condoléance à celui qui a passé trois mois sans charge, n’est ce pas une précipitation excessive ? » Meng tzeu répondit : « Un lettré regrette la perte de sa charge comme un prince la perte de sa principauté. Il est dit dans le Li Ki : « Le prince commence lui-même et fait terminer par d’autres le labourage du champ qui doit fournir le millet pour les offrandes. La princesse nourrit des vers à soie et dévide les cocons, pour faire les vêtements de cérémonie. » Les princes n’auraient osé faire une offrande, si la victime n’avait été d’une seule couleur et sans défaut, si le millet n’avait été très pur, et les vêtements complets. Un lettré (qui a perdu sa charge) n’a plus de champ sacré (qui lui fournisse les choses nécessaires pour les offrandes) ; il ne fait plus d’offrandes. Car, s’il n’a pas une victime convenable, si les vases de bois, les plats, les vêtements ne sont pas complets, il n’ose faire une offrande. Mais alors son cœur n’est pas satisfait. Ses amis n’ont ils pas raison de prendre part à sa douleur et d’aller le consoler ? » (Tcheou Siao dit) : « Pourquoi Confucius, en quittant une principauté, emportait il toujours des présents ? » « L’exercice d’une charge, répondit Meng tzeu, est pour le lettré ce que le labourage est pour le laboureur. Un laboureur, quittant un pays, y laisse-t-il sa charrue ? »

« La principauté de Tsin, dit Tcheou Siao, produit aussi des lettrés qui exercent des charges en différents pays. Je n’avais jamais entendu dire qu’ils recherchassent les emplois avec tant d’empressement. Si cet empressement convient à un lettré, pourquoi un sage (tel que vous) aurait-il quelque difficulté à se mettre sur les rangs ? »

Meng tzeu répondit : « Dès la naissance d’un garçon, ses parents désirent lui trouver une femme ; dès la naissance d’une fille, ses parents désirent lui trouver un mari. C’est un sentiment naturel et commun à tous les parents. Cependant, si un jeune homme et une jeune fille, sans attendre la décision de leurs parents ni les pourparlers des entremetteurs, creusaient un trou dans un mur pour se regarder, à la dérobée, ou passent par dessus pour se trouver ensemble ; leurs parents et tous leurs concitoyens les mépriseraient : Les anciens ont toujours désiré exercer des charges ; mais ils auraient eu horreur de les rechercher par des voies peu louables. Un lettré qui irait voir les princes sans tenir compte des préceptes de la sagesse, serait semblable aux jeunes gens qui creusent des trous dans les murs. »

4. P’eng Keng (disciple de Meng tzeu) dit : « Avoir à votre suite plusieurs dizaines de voitures et plusieurs centaines de compagnons, parcourir les principautés et partout vivre aux frais des princes (comme vous le faites), n’est ce pas excessif ? » Meng tzeu répondit : « Par une mauvaise voie, il n’est pas même permis d’accepter une écuelle de riz. Par une bonne voie, (on petit accepter les dons les plus considérables) ; Chouenn a reçu de Iao l’empire, et il n’a pas cru que ce fût excessif. Vous, pensez vous que ce fût trop ? » « Non, répliqua P’eng Keng ; mais un lettré qui ne fait rien pour les princes, ne doit pas recevoir d’eux sa nourriture. »

Meng tzeu répondit : « Si vous n’avez pas soin que les hommes travaillent les uns pour les autres, fassent des échanges, et avec leur superflu acquièrent ce qui leur manque, les laboureurs auront trop de grain (et manqueront de toile) ; les femmes auront trop de toile (et manqueront de grain). Si vous obtenez que les hommes travaillent les uns pour les autres, les menuisiers et les charrons eux-mêmes devront leur nourriture à vos soins. Voici un homme qui obéit à ses parents, respecte ceux qui sont au dessus de lui, garde et observe les préceptes des anciens souverains pour les transmettre aux futurs disciples de la sagesse ; supposons qu’il ne reçoive pas de vous sa nourriture. Pourquoi auriez-vous plus d’estime pour les menuisiers et les charrons que pour un homme adonné à la pratique de l’humanité et de la justice ? »

« Les menuisiers et les charrons, réplique P’eng Keng, travaillent dans l’intention de gagner leur vie : Est ce que le sage pratique aussi la vertu en vue d’obtenir sa nourriture ? » « Que vous fait à vous l’intention, répartit Meng tzeu ? Celui qui mérite bien de vous, a droit à sa nourriture, et vous devez le nourrir. Est ce l’intention, ou bien est-ce le travail que vous payez ? » « Je paye l’intention, répondit P’eng Keng. »

« Supposons, dit Meng tzeu, qu’un homme casse vos tuiles et barbouille le crépi de vos murs, en vue de recevoir sa nourriture. La lui donnerez vous ? » « Non, répondit P’eng Keng. » « Ce n’est donc pas l’intention, dit Meng tzeu, mais le travail que vous payez.  »

5. Wan Tchang (disciple de Meng tzeu) dit : « La principauté de Soung est petite. A présent, le prince de Soung veut rétablir dans tout l’empire la sage administration des anciens souverains. Mais les princes de Ts’i et de Tch’ou mécontents l’attaqueront. Que doit il faire ? »

Meng tzeu répondit : « T’ang habitait la ville de Pouo ; sa principauté était limitrophe de celle de Ko. Le prince de Ko se donnait toute licence, et ne faisait pas d’offrandes à ses ancêtres. T’ang lui fit demander pourquoi il ne faisait pas d’offrandes. Il répondit qu’il n’avait pas moyen d’avoir des victimes. T’ang lui envoya des bœufs et des brebis. Le prince de Ko les mangea, au lieu de les immoler en sacrifice. T’ang lui fit demander de nouveau pourquoi il ne faisait pas d’offrandes. Il répondit qu’il n’avait pas moyen d’avoir le millet nécessaire. T’ang lui envoya de Pouo un grand nombre d’hommes labourer pour lui un champ (afin qu’il eût du millet à offrir), et chargea les vieillards, les femmes et les enfants de porter des vivres aux laboureurs. Le prince de Ko, à la tête d’une troupe de ses gens, arrêta et dépouilla ceux qui portaient du vin, du millet, du riz et d’autres provisions. Il tua ceux d’entre eux qui voulurent résister.

« Un enfant portait aux laboureurs du millet et de la viande. Le prince de Ko le mit à mort, et prit le millet et la viande. Les Annales disent : « Le prince de Ko traita en ennemi celui qui portait des vivres. » C’est de ce dernier crime qu’il est question. A cause du meurtre de cet enfant, T’ang prit les armes et châtia le prince coupable. Entre les quatre mers, tout le monde dit qu’il avait fait la guerre, non pour avoir l’empire, mais pour venger un homme et une femme du peuple, les parents de l’enfant mis à mort.

« T’ang commença par Ko ses expéditions contre les mauvais princes. Il en châtia onze, sans que personne lui fit résistance. Lorsqu’il allait à l’est châtier les princes, les barbares de l’ouest se plaignaient ; et lorsqu’il allait au midi, ceux du nord n’étaient pas satisfaits. Les uns et les autres disaient : « Pourquoi ne vient il pas à nous en premier lieu ? » Les peuples désiraient sa venue, comme en temps de sécheresse on désire la pluie. (Dans les pays même où il faisait la guerre), on continuait d’aller au marché et de cultiver les champs, comme en temps ordinaire. Il châtiait les mauvais princes, et consolait les peuples. Les Annales (dans l’Avis du ministre Tchoung houei) disent : « Nous avons attendu notre roi ; notre roi est venu ; pour nous plus de tourments (à craindre de la part des princes cruels). »

« Ou wang, n’ayant pas encore soumis toute la Chine, alla porter ses armes dans l’est. Il rendit la paix aux habitants de cette région. Ils lui offrirent des corbeilles pleines de soie de couleur bleue et de couleur jaune. « En servant les princes de Tcheou, comme nous avons servi ceux de Chang, disaient il ; nous jouirons de la prospérité. » ils se mirent tous sous la dépendance de la grande capitale des Tcheou. Les chefs allèrent au devant des officiers de l’armée de Ou wang avec des corbeilles pleines de soie de couleur bleue et de couleur jaune. Les hommes du peuple allèrent au devant des simples soldats, avec des corbeilles pleines de vivres et des vases pleins de liqueurs. C’est que Ou wang venait sauver le peuple comme du milieu de l’eau et du feu (le délivrer d’un gouvernement tyrannique), et faire disparaître les tyrans.

Ou wang dit dans son Grand Avis : « Je vais déployer la puissance de mes armes, envahir les États de ce tyran Tcheou, et m’emparer de sa personne. Partout on ressentira les heureux effets de sa défaite et de sa mort. Ma gloire surpassera celle de Tch’eng T’ang. »

« (Le prince de Soung) n’imite pas les grands souverains de l’antiquité. S’il gouvernait comme eux, partout entre les quatre mers, toutes les têtes se lèveraient, tous les regards se tourneraient vers lui ; chacun voudrait l’avoir pour souverain. Les princes de Ts’i et de Tch’ou, avec toute leur puissance, seraient ils capables de l’effrayer ? »

6. Meng tzeu dit à Tai Pou cheng (ministre du prince de Soung) : « Désirez vous que votre prince soit bon ? Je vous dirai clairement ce qu’il faut pour qu’il soit bon. S’il y avait ici un grand préfet de Tch’ou qui voulût faire apprendre à son fils la langue de Ts’i, lui donnerait il pour maître un homme de Ts’i, ou un homme de Tch’ou ? » Tai Pou cheng répondit : « Il lui donnerait pour maître un homme de Ts’i. » Meng tzeu reprit : « Supposons qu’il lui donne un maître de Ts’i et qu’il laisse une multitude d’habitants de Tch’ou venir parler en tumulte aux oreilles de son fils, quand même il le frapperait tous les jours pour le forcer à parler la langue de Ts’i, il ne l’obtiendrait pas. Au contraire s’il le mettait à la capitale de Ts’i dans la rue Tchouang ou dans le quartier Io, et qu’il l’y laissât plusieurs années ; quand même il le frapperait chaque jour pour l’obliger à parler la langue de Tch’ou, il ne l’obtiendrait pas.

« Vous avez dit que Sie Kiu tcheou (descendant des princes de Sie) était un homme de bien, et vous lui avez fait donner une place dans la maison du prince de Soung. Si ceux qui demeurent dans la maison du prince, jeunes ou vieux, grands ou petits, étaient tous des Sie Kiu tcheou, avec qui le prince pourrait-il faire le mal ? Si, au contraire, ceux qui demeurent auprès du prince, jeunes et vieux, grands et petits, sont tous différents de Sie Kiu tcheou, avec qui le prince fera-t-il le bien ? Un seul Sie Kiu tcheou suffit il pour rendre vertueux le prince de Soung ? »

7. Koung suenn Tch’eou demanda pourquoi le sage n’allait pas voir les princes. « Les anciens, répondit Meng tzeu, n’allaient pas voir un prince, à moins qu’ils n’eussent une charge dans ses États. Touan Kan mou passa par-dessus un mur pour ne pas voir (Wenn, prince de wei, qui était venu lui faire visite). Sie Liou ferma sa porte, pour ne pas recevoir (Mou, prince de Lou). Ces deux sages ont été beaucoup trop rigides ; car, si un prince fait des instances, il est permis de le voir.

« Iang Houo (grand préfet de Lou) voulait déterminer Confucius à lui faire visite ; mais sans violer les règles de l’urbanité. Lorsqu’un grand préfet envoie un présent à un lettré, si le lettré n’est pas dans sa maison pour recevoir le présent, il va à la maison du grand préfet le saluer et le remercier. Iang Houo épia le moment où Confucius serait absent de sa maison, et lui envoya un jeune cochon cuit. Confucius épia aussi le moment où Iang Houo ne serait pas chez lui, et alla comme pour le saluer. Iang Houo avait fait les premières avances ; Confucius pouvait il se dispenser d’aller à sa maison ?

« Tseng tzeu disait : « (Les courtisans) contractent les épaules, sourient d’un air d’approbation, et se donnent plus de mal que n’en ont les jardiniers (ou les laboureurs) en été. » Tzen Ien disait : « J’ai en horreur ceux qui s’efforcent de lier conversation avec des inconnus, et dont l’embarras se trahit par la rougeur de leur visage. » D’après ces paroles, nous pouvons juger quels sont les sentiments du sage. »

8. Tai Ing tcheu (grand préfet de Soung) dit à Meng tzeu : « N’exiger en tribut que la dixième partie des revenus, supprimer les droits qui se perçoivent aux barrières et sur le marché, c’est ce que je ne puis faire dès maintenant. Je me propose de diminuer les impôts et les taxes ; puis, l’année prochaine, de les abolir. Que vous en semble ? »

Meng tzeu répondit : « Supposons qu’un homme vole chaque jour des poules à ses voisins. Quelqu’un lui représente que sa conduite n’est pas celle d’un honnête homme. Il répond : « Je diminuerai le nombre de mes vols ; je ne prendrai plus qu’une poule par mois. L’année prochaine, je cesserai entièrement. Si vous reconnaissez que vous violez la justice, cessez promptement. Pourquoi attendez vous l’année prochaine ? »

9. Koung tou tzeu dit : « Maître, les étrangers disent tous que vous aimez à discuter. Permettez moi de vous demander si c’est vrai. » Meng tzeu répondit : « Est ce que j’aime à discuter ? Je ne puis me dispenser de discuter. Depuis que le genre humain existe, tantôt la tranquillité, tantôt le trouble règne dans le monde.

« Au temps de Iao, les eaux, arrêtées dans leur cours, avaient débordé et inondé l’empire. Le pays était plein de serpents et de dragons ; les hommes n’avaient pas d’endroit pour se fixer. Dans les terrains bas, ils se faisaient des huttes sur des pieux ; dans les terrains élevés, ils se creusaient des cavernes. Chouenn dit dans le Chou King : « Le débordement des rivières m’avertit de prendre garde. » Ce débordement des rivières est l’inondation qui eut lieu sous le règne de Iao.

« Chouenn chargea Iu de remédier à ce mal : Iu creusa des canaux, et fit écouler les eaux dans la mer. Il chassa les serpents et les dragons, et les relégua dans les herbes des marais. Les eaux s’écoulèrent à travers les terres ; et formèrent le Kiang, la Houai, le Fleuve Jaune et la Han. Les obstacles (qui arrêtaient le cours de l’eau) étant écartés, les animaux nuisibles disparurent. La terre offrit à l’homme une habitation commode.

« Après la mort de Iao et de Chouenn, leur sage administration fut peu à peu abandonnée. Des princes cruels se succédèrent. Ils détruisirent les maisons et les bâtiments des particuliers, pour y faire creuser des étangs et des bassins ; le peuple n’eut plus de demeure tranquille. Ils changèrent les champs cultivés en jardins et en parcs ; et réduisirent le peuple à manquer de vivres et de vêtements., Des doctrines perverses et de grands désordres firent invasion en même temps. Les jardins, les parcs, les étangs, les viviers, les marais et les lacs étant nombreux, les animaux sauvages s’y rassemblèrent. Sous le règne de Tcheou, le trouble fut à son comble.

« Avec l’aide de Tcheou Koung, Ou wang châtia Tcheou, attaqua la principauté de Ien (qui soutenait le parti de Tcheou) ; au bout de trois ans, il prit et mit à mort le prince de Ien. Il poursuivit jusqu’au rivage de la mer et mit à mort Fei lien (favori de Tcheou) ; il détruisit cinquante principautés (qui reconnaissaient encore l’autorité de Tcheou). Il chassa bien loin les tigres, les léopards, les rhinocéros et les éléphants (que Tcheou avait dans ses parcs). Tout l’empire fut dans la joie. On lit dans le Chou King : « Que le dessein de Wenn wang fut grand et glorieux ! Avec quelle grandeur et par quels brillants exploits Ou wang a-t-il exécuté le plan de son père ! Tout ce que ces deux princes ont fait pour notre utilité et notre instruction, est parfait et irréprochable. »

« Plus tard, les temps devinrent mauvais ; la vertu diminua ; les fausses doctrines et les anciens désordres reparurent. On vit des sujets mettre à mort leurs princes, et des fils ôter la vie à leurs pères.

« Confucius craignit. (Pour remédier à ce mal) il composa le Tch’ouenn Ts’iou. Le Tch’ouenn Ts’iou rapporte les actions des empereurs, (loue les bonnes, blâme les mauvaises, et enseigne les devoirs d’un souverain). Confucius disait à ce sujet : « Ceux qui me connaissent, n’est ce pas uniquement par le Tch’ouenn Ts’iou qu’ils m’ont connu ? Ceux qui me blâment, n’est ce pas uniquement à cause du Tch’ouenn Ts’iou qu’ils me blâment ? Ceux qui savaient apprécier Confucius, disaient que, par la publication de ce livre, il avait arrêté le débordement des passions, préservé les mœurs publiques d’une corruption complète, et fait une œuvre très utile, aux âges futurs même les plus reculés. (Les princes et les ministres ambitieux et cruels) qui accusaient Confucius, disaient que, sans avoir la dignité impériale, il s’était attribué l’autorité des empereurs qui s’étaient succédé durant deux cent quarante ans, pour obliger les sujets rebelles et les fils dénaturés à réprimer leurs passions, et à s’imposer un frein. Ils étaient mécontents.

« A présent, il ne paraît pas de sage souverain qui rétablisse l’ordre dans tout l’empire ; les princes s’abandonnent à la licence. Les lettrés qui demeurent dans la vie privée, se livrent à des discussions insensées. Les principes de Iang Tchou et de Me Ti sont répandus dans tout l’empire. Quand on ne parle pas comme Iang Tchou, on parle comme Me Ti. Le sectateur de Iang Tchou n’a en vue que lui-même (rapporte tout à soi) ; c’est ne pas reconnaître de prince. (Celui qui ne cherche que sa propre utilité, n’est pas disposé à donner sa vie pour son prince). Le sectateur de Me Ti aime tous les hommes également, (il n’a pas plus d’affection pour ses parents que pour les étrangers) ; c’est ne pas reconnaître de père : Ne reconnaître ni prince ni père, c’est ressembler aux animaux.

« Koung ming I disait : « Le prince a des viandes grasses dans ses cuisines, et des chevaux gras dans ses écuries ; cependant ses sujets ont l’air d’hommes affamés, et dans la campagne on en trouve qui sont morts de faim. (Nourrir et engraisser les animaux domestiques avec les grains qu’on devrait distribuer aux malheureux), c’est faire dévorer les hommes par les animaux. » Si les doctrines de Iang Tchou et de Me Ti ne cessent d’être en vogue, si la doctrine de Confucius n’est pas mise en lumière, les faux docteurs tromperont le peuple, et étoufferont tout sentiment d’humanité et de justice. Étouffer les sentiments d’humanité et de justice, (c’est transformer les hommes en animaux), c’est faire dévorer les hommes par les animaux. Bientôt les hommes se dévoreront les uns les autres.

« Dans cette crainte, je soutiens la doctrine des anciens sages ; je combats Iang Tchou et Me Ti ; je bannis les mauvais principes, pour qu’ils n’arrivent pas à prévaloir, S’ils prévalaient dans l’esprit d’un homme, ils nuiraient à sa conduite ; s’ils prévalaient dans sa conduite, ils nuiraient à ses mesures administratives. S’il surgissait un grand sage, il approuverait entièrement ce que je viens de dire. Tch’eng tzeu dit : « Iang Tchou et Me Ti ont fait plus de mal que Chenn Pou hai et Han Fei tzeu. La secte de Bouddha est encore plus nuisible que Iang Tchou et Me Ti... La doctrine des Bouddhistes, est incomparablement moins contraire à la raison que celles de Iang Tchou et de Me Ti ; aussi est elle plus pernicieuse. »

« Autrefois, Iu dirigea les eaux de l’inondation, et l’ordre fut rétabli dans l’empire. Tcheou koung étendit ses exploits même aux pays barbares de l’ouest et du nord, chassa les animaux féroces, et le peuple jouit de la paix. Confucius composa le Tch’ouenn Ts’iou ; les ministres turbulents et les fils dénaturés furent dans la terreur. On lit dans le Cheu King : « Les barbares de l’ouest et du nord, je les ai repoussés ; ceux de King et de Chou, je les ai châtiés ; dès lors, personne n’a plus osé me résister. » Des hommes qui ne reconnaissent ni prince ni parents, Tcheou koung les aurait repoussés (comme il a repoussé les barbares).

« Moi aussi, je désire inspirer aux hommes des sentiments honnêtes, arrêter le cours des mauvaises doctrines, mettre un frein à la licence, bannir les discours insensés, et continuer ainsi l’œuvre des trois grands sages (Iu, Tcheou koung et Confucius). Est ce que j’aime la discussion ? Je ne puis me dispenser de discuter. Quiconque peut réfuter et repousser les doctrines de Iang Tchou et de Me Ti, est le disciple de ces trois grands sages. »

10. K’ouang Tchang dit : « Tch’enn Tchoung tzeu n’est-il pas un lettré d’une probité rare ? Étant à Ou ling, il avait passé trois jours sans manger ; déjà ses oreilles n’entendaient plus, ses yeux ne voyaient plus. Au bord d’un puits se trouvait un prunier, qui avait encore un fruit plus d’à moitié rongé par un ver. Tchoung tzeu se traîna à l’aide des pieds et des mains jusqu’auprès de l’arbre pour manger le fruit. Il en avala trois morceaux ; aussitôt la vue et l’ouïe lui revinrent. »

Meng tzeu répondit : « Parmi les lettrés actuels de Ts’i (qui sont tous avides de richesses), Tchoung tzeu, à mon, avis, est certainement ce qu’est le pouce comparé aux autres doigts, c’est-à-dire le premier et le meilleur. Cependant, comment Tchoung tzeu peut il pratiquer cette probité (dont il a conçu l’idée) ? Pour tenir parfaitement la résolution de Tchoung tzeu, il faudrait être ver de terre.

« Le ver de terre mange de la terre desséchée et boit de l’eau trouble. La maison où Tchoung tzeu demeure, a t elle été bâtie par un homme irréprochable comme Pe i, ou par un brigand comme Tcheu (frère de Houei de Liou hia) ? Les grains dont Tchoung tzeu se nourrit, ont ils été semés par un juste comme Pe i, ou par un brigand comme Tcheu ? Il est difficile de le savoir. »

K’ouan Tchang répondit : « Cela est-il contraire à la probité ? Tchoung tzeu fait des souliers et sa femme file le chanvre, pour avoir de quoi louer une maison et acheter des vivres. » Meng tzeu reprit : « Tchoung tzeu est d’une famille de Ts’i dans laquelle les charges sont héréditaires. Tai, son frère aîné, reçoit dans la ville de Ko dix mille tchoung de grains pour ses appointements. Tchoung tzeu jugea que les appointements de son frère étaient des revenus mal acquis, et ne voulut pas recevoir de lui la nourriture. Il s’imagina que la maison de son frère était un bien mal acquis, et il ne voulut pas l’habiter. Il fuit son frère, quitta sa mère, et alla demeurer à Ou ling.

« Un jour qu’il était retourné à la maison de son frère, quelqu’un vint offrir une oie vivante. Tchoung tzeu dit en fronçant les sourcils : « Que fera-t-on de cet oiseau que j’entends crier ? » Un autre jour, sa mère tua cette oie, et la lui servit à manger. Son frère, revenant du dehors, lui dit : « C’est la chair de cet oiseau que vous avez entendu crier. » Tchoung tzeu sortit, et vomit ce qu’il avait mangé.

« Il ne mange pas la nourriture que sa mère lui offre ; mais il mange celle que sa femme lui achète. Il n’habite pas la maison de son frère ; mais il en habite une à Ou ling. En agissant ainsi, arrive-t-il à garder parfaitement sa probité imaginaire ? Pour garder parfaitement sa résolution, il faudrait qu’il fût ver de terre. »