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Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/Maniwokon

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Les Rêves morts Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 3-16).

MANIWOKON

LEGENDE DU LAC AU FANTOME

Dédiée à l’Honorable Rodolphe Lemieux.

Entouré de grandes montagnes,
Est un beau lae, miroir géant,
Où le chasseur de nos campagnes,
S’en pitié, s’en va, mécréant,
Tuer le canard, l’alouette,
Le caribou, même l’élan,
Dont, quelquefois, la silhouette
Se mire encore au vaste étang.

La superbe nappe d’eau bleue,
Cachée au sein de la forêt,
Célèbre à plus d’une lieue,
Se révèle comme à regret.
Ses bords, tout fleuris de légendes,
Connurent des jours glorieux,

Quand les Indiens, marchant par bandes,
Vivaient au pays giboyeux,
Promenant l’orgueil de leur race
Sur le sol, où, de leurs aïeux
Ils conservaient partout la trace,
Avec un soin religieux ;

Les anciens guerriers, pleins d’audace,
Y venaient se ressouvenir,
Les jeunes, à la même place,
Voulaient apprendre l’avenir ;
Car le beau lac aux eaux profondes
Avait un pouvoir merveilleux :
Un génie habitait ses ondes…
C’était l’oracle de ces lieux.
Chacun comprenait son langage
Sans phrase et tout silencieux…
Si l’on y voyait son image,
L’augure en était précieux,
Pourvu que sans ombre et sans ride
Le flot vous renvoyât vos traits.
L’ambition perdait la bride
Chez tous les chercheurs de secrets.

Et quand au ciel montait la lune Le
bon génie alors parlait Quelque
amoureuse à la peau brune,
Mystérieuse s’en allait,
Se faufilant sous la feuillée,
Dans l’ombre qui la protégeait,
Inquiète, ou l’âme endeuillée,
Vers le lac qu’elle interrogeait…
Le génie avait le cœur tendre
Et plus souvent il consolait.
Sa bonté savait condescendre
Et se montrer quand il fallait ;
Lorsque trop fort soufflait la brise,
Il mettait un feston d’argent
Aux franges de la vague grise
Et son oracle était : « changeant ».
Quand la lune sous un nuage
Dérobait son grand œil moqueur,
Elle disait dans un mirage :
"O guerrier, tu seras vainqueur”.

Mais pour payer le bon office
De l’esprit sauvage et puissant,
Il fallait faire un sacrifice
Qu’il exigeait une fois l’an.
Il voulait une fiancée,
Qu’il venait lui-même quérir
Dans une pirogue élancée,
Qui seule au vent savait courir.
C’était un canot sans pilote,
Qu’un soir on voyait approcher
Aux abords d’une sombre grotte,
Où des fauves allaient nicher.
Et c’était toujours la plus belle
Que l’égoïste dieu voulait.
Mais à cette noce cruelle
La tendre victime accourait…
Sur les feuilles d’or et de l’automne
Si la lune renouvelait,
Une vaporeuse colonne
Au centre du lac s’élevait.

Ainsi marquait-il sa présence
L’esprit du lac Maniwokon.
Et tous ces peuples dans l’enfance
Ressentaient un trouble profond :
Car on racontait que plus d’une,
Répondant au vœu de l’amant
Qui, mystérieux, sur la dune,
Pour elle modulait son chant,
Avait déserté sa famille.
Et s’en était allée, un soir,
Qu’on avait vu la pauvre fille
Dans le canot fatal s’asseoir ;
Puis, que, sans rameur et sans guide,
La pirogue avait disparu,
Que nul sillage sur l’eau fluide,
Après elle n’avait couru…
Mais, cette légende féérique,
Que croyait le peuple naïf,
Chez un brave amant véridique
Avait rendu l’amour pensif.

Et l’on redit la triste histoire
D’Ywosa, la fille d’un chef,
Qui fut, par sa beauté notoire
Et son malheur, mise en relief.
Près du beau lac, vivaient amies
Aux temps lointains, deux nations,
Que, jadis, avaient réunies
L’honneur et les traditions.
Ywosa, la belle des belles,
Comptait bien plus d’un soupirant,
Mais aux brûlantes ritournelles
Son cœur restait indifférent…

La jeune fille était coquette,
Mais elle n’avait que seize ans…
Qu’est, à cet âge, une amourette,
Que sont des vœux et des serments ?
Pourtant, un jour, la voilà prise
Au piège éternel de l’amour
Et le sentiment qui la grise
Éveille un généreux retour…

Hélas, un guerrier qui l’adore,
De son père a fixé le choix,
Il lui fait des présents, l’honore
A la mode antique des bois.
Mais le cœur se rit des usages,
Celui d’Ywosa s’est donné,
Sans aller consulter les sages
Qui parlent d’amour raisonné.
Il était de race étrangère,
L’élu de la jeune Ywosa ;
Homaba, choisi par son père,
En rival heureux s’imposa…
Légère comme une bichette,
A l’heure où dorment les oiseaux,
Ywosa voulut, en cachette,
Consulter l’oracle des eaux :
Elle descendit à la plage
En se cachant à tous les yeux
Et, vive, pencha son visage
Sur le lac où brillait les cieux.

Mais elle croit ce qu’elle espère,
L’oracle parle dans son cœur,
L’édit n’en saurait être austère
Et son amour sera vainqueur !
Mais, qu’est-ce ?… un bras a pris sa taille,
L’enfant se dégage et s’enfuit ;
Elle supplie, elle bataille,
Homaba, jaloux la poursuit…

Le lendemain, dans son village,
On la chercha sans la revoir,
Il se fit quelque babillage,
Les langues savaient leur devoir :
Perdre une enfant, c’était bien grave,
Mais le cas devenait banal,
Quand d’un guerrier vaillant et brave
On redoutait le sort fatal ;

L’amitié du sauvage est telle :
L’ami doit venger son ami,
Ou le défunt, o loi cruelle,
Punit celui qui l’a trahi…
Et partout, on cherche, on appelle,
Homaba, le jeune guerrier.

On sait qu’hier, il eut querelle,
Et l’on désigne un meurtrier…
C’est Zicahota que l’on nomme,
Qu’a marqué le peuple rageur,
Et c’est lui qui, le mieux, en somme,
Cherche jaloux, sombre et vengeur.
Il connaît les lois de sa race
Et sait que sa vie est en jeu.
Pour trouver d’Homaba la trace
Il a trois jours et c’est fort peu…
Mais ayant deviné le rôle
Que l’infâme a si bien joué,
C’est au châtiment de ce drôle
Que Zicahota s’est voué,
Car Zicahota, qu’on accuse,
C’est le guerrier qu’aime Ywosa On
l’interroge, il se refuse
A divulguer ce qu’il osa.
Les pas ne laissent point d’empreinte
Dans les bois aux tapis moussu,
Zicahota poursuit sans erainte
Le sombre plan qu’il a conçu :

Dans la forêt qui semble morte,
Par son silence de tombeau,
En son cœur le sauvage porte
Sa haine comme un elair flambeau.
Ses pieds écrasent des corolles
Humides des larmes du soir…
Leur parfum, plainte sans parole,
Avive, exalte son espoir :
Un penser de vengeance emporte
Le guerrier par monts et par vaux,
Mais la prudence aussi l’escorte,
Qu’il soit sur la terre ou les eaux ;
Pour se poser sans bruit dans l’ombre,
Son pied léger n’a pas d’égal…
De moyens, de ruse sans nombre
Il possède un riche arsenal :
Il peut imiter la cadence
De la chouette au cri sépulcral,
Du goéland qui se balance.
En cueillant son repas frugal ;

Il sait la plainte langoureuse
Du héron couleur de roseau,
A l’allure morne et peureuse,
Pêchant discret au bord de l’eau ;
Du grand bois, de ceux qui l’habitent
Il a pris plus d’une leçon ;
Des lourdes branches, qui s’agitent,
Son oreille connaît le son,
Du ruisseau qui tout bas murmure
Il imite le clapotis…
Les bruits divers de la nature
Ses lèvres les ont tous appris.
Bientôt ses yeux dans les ténèbres
Ont su trouver ce qu’il voulait
Et vers les siens, juges funèbres,
Zicahota s’en revenait.
Après la longue randonnée
Dont il a caché le trajet,
A toute la foule étonnée
Il divulgue un hardi projet.

La curiosité s’avive.
Et lorsqu’au ciel pâlit le jour,
Tout le village est sur la rive.
Zicahota vient à son tour.
Dédaignant la fureur des vagues,
Sans peur il pousse son canot.
Sous la lune deux formes vagues
Au loin se dessinent bientôt :
C’est Homaba, rameur habile,
Qui, là-bas, apparaît ainsi,
Et, près de lui, sombre et tranquille,
Ywosa semble à sa merci…
Mais les canots enfin s’abordent,
Zicahota, fier, s’est dressé !
Les deux rivaux, luttent, se tordent
Homaba tombe terrassé.

Vers Ywosa, sa tendre amante,
Zicahota s’est élancé,
Mais un spectacle d’épouvante
Fait hésiter le fiancé :
Là, du sein des eaux en furie,
Un nuage semble monter,
Comme une longue draperie
Que la brise vient tourmenter.
Puis de cette vapeur flottante,
Légère écharpe, blanc linceul,
Sort une immense main sanglante,
Et, Zicahota reste seul.
Horreur, vision affolante,
Ywosa lutte dans les flots
Et de l’enfant la voix mourante
Crie un adieu dans ses sanglots…
C’est l’Esprit du Lac qui l’entraîne
Au royaume mystérieux…
La plus belle sera la reine
De ce roi fantôme odieux.

Dans son canot, dit la légende,
On voit encor, parfois le soir,
Quand Maniwokon le demande,
La plus belle venir s’asseoir.