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Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 27

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Fayard (p. 331-343).


XXVII

LE GUIDE.


La loi militaire est inflexible, elle a des règles dont elle ne se départ jamais, la discipline n’admet ni hésitation ni tergiversation ; l’axiome despotique, si en faveur dans les cours orientales : entendre c’est obéir, est rigoureusement vrai, au point de vue militaire. Du reste, quelque dur que cela puisse paraître au premier aspect, il en doit évidemment être ainsi, car si le droit de discussion était accordé aux inférieurs à propos des ordres que leur donnent leurs supérieurs, toute discipline serait détruite ; les soldats n’obéissant plus qu’à leur caprice deviendraient ingouvernables, et l’armée, au lieu de rendre à son pays les services que celui-ci est en droit d’attendre d’elle, deviendrait un fléau pour lui.

Ces réflexions et bien d’autres encore venaient en foule à l’esprit du jeune capitaine, tandis qu’il suivait tout pensif le guide que la dépêche de son général lui avait si singulièrement imposé ; mais l’ordre était clair, péremptoire, il était contraint d’obéir, et il obéissait, bien qu’il fût convaincu intérieurement que l’homme auquel on l’obligeait à se fier était, sinon complétement un traître, du moins indigne de la confiance qu’on mettait en lui.

Quant au soldat, il galopait insoucieusement en tête de la caravane, fumant, riant et chantant sans paraître se douter aucunement des soupçons qui planaient sur lui.

Il est vrai que le capitaine avait soigneusement caché au fond de son cœur la mauvaise opinion qu’il avait conçue sur le guide, et qu’ostensiblement il semblait avoir en lui la plus grande confiance ; la prudence exigeait que, dans la situation critique où se trouvait placé la conducta, ceux qui en faisaient partie ne se doutassent pas de l’inquiétude de leur chef, afin de ne pas être démoralisés par la crainte d’une prochaine trahison.

Le capitaine, avant le départ, avait, avec une certaine affectation, donné les ordres les plus sévères pour que les armes fussent tenues en état ; il avait expédié des batteurs d’estrade en avant et sur les flancs de la troupe, afin d’explorer les environs et s’assurer que le passage était libre et qu’aucun danger n’était à redouter ; enfin, il avait pris avec le plus grand soin toutes les mesures qu’exigeait la prudence, afin de garantir le succès du voyage.

Le guide témoin impassible de toutes ces précautions et pour lequel elles avaient été prises avec autant d’ostentation, avait semblé y applaudir, enchérissant encore sur les ordres donnés par le capitaine et faisant remarquer l’habileté que possèdent les rôdeurs de frontières pour se glisser parmi les halliers et les herbes sans laisser de traces, et l’attention que les batteurs d’estrade devaient apporter dans l’accomplissement de la mission qui leur était confiée.

Plus la conducta s’avançait du côté des montagnes, plus la marche devenait difficile et dangereuse ; les arbres d’abord épars sur un grand espace, s’étaient insensiblement rapprochés ; maintenant ils formaient une épaisse forêt à travers laquelle il fallait, en certains endroits, se frayer un passage au moyen de la hache, à cause des guirlandes de lianes qui s’enchevêtraient les unes dans les autres et formaient parfois un fouillis inextricable ; puis c’étaient des ruisseaux souvent assez larges et d’un abord difficile, que les chevaux et les mules étaient contraints de traverser à gué au milieu des iguanes et des alligators en ayant souvent de l’eau jusqu’au ventre.

L’épais dôme de verdure sous lequel s’avançait péniblement la caravane cachait absolument le ciel et ne laissait qu’avec peine filtrer à travers ses rameaux pressés quelques rayons de soleil, qui ne suffisaient pas complétement pour dissiper l’obscurité qui règne presque constamment dans les forêts vierges, même au milieu du jour.

Les Européens qui ne connaissent en fait de forêts que celles du vieux monde, ne peuvent se faire une idée même lointaine de ce que sont ces imenses océans de verdure que l’on nomme en Amérique des forêts vierges.

Là, les arbres semblent tous se tenir, tant ils sont mêlés et enchevêtrés les uns dans les autres, attachés et reliés entre eux par des réseaux de lianes qui entrelacent leurs troncs, se tordent autour de leurs branches, plongent dans le sol pour surgir de nouveau comme les tuyaux d’un orgue immense, tantôt formant de capricieuses paraboles, montant et descendant sans cesse au milieu des immenses touffes de cette espèce de gui parasite nommé barbe d’Espagnol qui tombe en larges bouquets de l’extrémité des branches de tous les arbres ; le sol, couvert de détritus de toute sorte et de l’humus formé par les arbres morts de vieillesse, se dérobe sous une herbe touffue et haute de plusieurs mètres. Les arbres, presque tous de la même essence, offrent si peu de variété, que chacun d’eux semble n’être que la répétition de tous les autres.

Ces forêts sont traversées dans tous les sens par des sentes tracées depuis des siècles par les pieds des bêtes fauves, et conduisant à leurs mystérieux abreuvoirs ; çà et là perdus sous le feuillage des marais infects au-dessus desquels bourdonnent des myriades de moustiques, causent d’épais brouillards qui s’élèvent de leur sein et remplissent la forêt de ténèbres ; des reptiles et des insectes de toutes sortes rampent sur le sol, silencieusement tandis que les cris des oiseaux et les rauques appels des bêtes fauves forment un formidable concert que les échos des lagunes se renvoient simultanément.

Les plus aguerris coureurs des bois ne se hasardent qu’en tremblant dans les forêts vierges, car il est presque impossible de s’y orienter avec certitude, et l’on ne peut se fier aux sentes qui toutes se croisent et s’entre-mêlent ; les chasseurs savent par expérience qu’une fois perdu dans une de ces forêts, à moins d’un miracle il y faut périr enserré dans les murailles formées par les hautes herbes et les rideaux de lianes, sans espoir d’être secouru et sauvé par un être de son espèce.

C’était dans une forêt vierge que la caravane était engagée en ce moment.

Le guide, toujours insouciant, poussait en avant, sans la moindre hésitation, paraissant parfaitement sûr du chemin qu’il suivait en se contentant, à de longs intervalles, de jeter un regard distrait, soit à droite, soit à gauche, sans pour cela ralentir le pas de sa monture.

Cependant il était près de midi, la chaleur devenait étouffante, les chevaux et les hommes, en marche depuis quatre heures du matin, à travers des sentiers extrêmement difficiles, étaient accablés de fatigue et réclamaient impérieusement quelques heures d’un repos indispensable avant de pousser plus loin.

Le capitaine se décida à faire camper la troupe dans une de ces clairières assez vastes, comme on en rencontre beaucoup dans ces parages, et qui sont formées par la chute d’arbres renversés par les ouragans ou morts de vieillesse.

Le commandement de halte retentit. Les soldats et les arrieros poussèrent un soupir de satisfaction et s’arrêtèrent aussitôt.

Le capitaine, dont les yeux étaient en ce moment fixés par hasard sur le guide, vit un nuage de mécontententement sur son front ; cependant se sentant observé, cet homme se remit aussitôt, feignit de partager la joie générale, et mit pied à terre.

Les chevaux et les mules furent dessellés, afin qu’ils pussent en liberté paître les jeunes pousses des arbres et l’herbe qui croissait en abondance sur le sol.

Les soldats prirent leur frugal repas et se couchèrent sur leurs zarapés afin de dormir.

Bientôt tous les individus composant la caravane furent plongés dans le sommeil ; seuls deux hommes veillaient. Ces deux hommes étaient le capitaine et le guide.

Probablement chacun d’eux était tourmenté de réflexions assez sérieuses pour chasser le sommeil et les tenir éveillés lorsque tout les invitait au repos.

À quelques pas de la clairière, de monstrueux iguanes étaient étendus au soleil, vautrés dans la vase grisâtre d’un ruisseau dont l’eau coulait doucement, avec un léger mumure, à travers les obstacles de toutes sortes qui entravaient son cours. Des myriades d’insectes remplissaient l’air du bourdonnement continu de leurs ailes ; les écureuils sautaient gaiement de branche en branche ; les oiseaux, cachés sous la feuillée, chantaient à plein gosier, et parfois, au-dessus des hautes herbes, on voyait apparaître la tête fine et les yeux effarés d’un daim ou d’un ashata qui, tout à coup s’élançait sous le couvert avec des bramements de frayeur.

Mais les deux hommes étaient l’un et l’autre trop préoccupés par leurs pensées pour remarquer ce qui se passait autour d’eux.

Le capitaine releva la tête ; en ce moment le guide fixait sur lui un regard d’une fixité étrange ; confus d’être ainsi surpris à l’improviste, il chercha à donner le change à l’officier, en lui adressant la parole, vieille tactique, dont celui-ci ne fut pas dupe.

— Voilà une chaude journée, seigneurie, dit-il d’un air nonchalant.

— Oui, répondit laconiquement le capitaine.

— Est-ce que vous ne vous sentiriez pas envie de dormir ?

— Non.

— Pour moi, je sens mes paupières extraordinairement lourdes, mes yeux se ferment malgré moi ; avec votre permission, je vais faire comme nos compagnons et prendre quelques instants de l’excellent sommeil qu’ils savourent avec tant de délices.

— Un instant, j’ai quelques mots à vous dire.

— À moi ?

— Oui.

— Soit, dit-il d’un air parfaitement indifférent.

Il se leva en étouffant un soupir de regret et vint s’asseoir auprès du capitaine, qui se recula pour lui faire place sous l’ombre protectrice du gros arbre au vert feuillage qui étendait au-dessus de sa tête ses bras de géant tout chargés de pampres et de barbe d’Espagnol.

— Nous avons à causer sérieusement, reprit le capitaine.

— Comme il vous plaira.

— Pouvez-vous être franc ?

— Hein ? fit le soldat mis hors de garde par cette question à brûle-pourpoint.

— Ou, si vous le préférez, pouvez-vous être loyal ?

— C’est selon.

Le capitaine le regarda.

— Répondrez-vous à mes questions ?

— Je ne sais pas.

— Comment ! vous ne savez pas ?

— Écoutez donc, seigneurie, fit le guide d’un air niais : ma mère, la digne femme, m’a toujours recommandé de me méfier de deux sortes de gens, les emprunteurs et les questionneurs, car, disait-elle avec beaucoup de raison, les uns en veulent à votre bourse et les autres à votre secret.

— Vous avez donc un secret ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Alors que craignez-vous ?

— Pas grand’chose, c’est vrai. Eh bien ! questionnez, seigneurie, je tâcherai de vous répondre.

Le paysan mexicain, Indien manzo ou civilisé, tient beaucoup du paysan normand, en ce sens qu’il est presque impossible d’obtenir de lui une réponse positive à la question qu’on lui adresse. Le capitaine fut contraint de se contenter de la quasi-promesse du guide ; il reprit :

— Qui êtes-vous ?

— Moi ?

— Oui !

Le guide se mit à rire.

— Vous le voyez bien, dit-il.

Le capitaine secoua la tête.

— Je ne vous demande pas ce que vous paraissez être, mais ce que vous êtes réellement.

— Eh ! seigneur, quel homme peut répondre de soi et savoir positivement qui il est ?

— Écoutez, drôle, reprit le capitaine d’un ton de menace, je ne veux pas perdre mon temps à vous suivre dans toutes les circonlocutions qu’il vous plaira d’inventer. Répondez catégoriquement à mes questions, ou sinon…

— Sinon ?… interrompit le guide avec un accent railleur.

— Je vous brûle la cervelle comme à un chien ! répondit-il en sortant un pistolet de sa ceinture et en l’armant rapidement.

L’œil du soldat lança un éclair, mais ses traits demeurèrent impassibles, et pas un muscle de son visage ne bougea.

— Oh ! oh ! seigneur capitaine, fit-il d’une voix sombre ; vous avez une singulière façon d’interroger vos amis.

— Qui m’assure que vous êtes le mien ?… Je ne vous connais pas, moi.

— C’est vrai, mais vous connaissez la personne qui m’a adressé à vous, cette personne est votre chef comme elle est le mien, je lui ai obéi en vous venant trouver, comme vous devez lui obéir en vous conformant aux ordres qu’elle vous a donnés.

— Oui, mais ces ordres m’ont été transmis par vous.

— Qu’importe cela ?

— Qui m’assure que cette dépêche que vous m’avez apportée, vous avait été réellement remise à vous ?

— Caramba ! capitaine, ce que vous me dites-là n’est guère flatteur pour moi, répondit le guide d’un air offensé.

— Je le sais ; malheureusement nous vivons dans un temps où il est si difficile de distinguer ses amis de ses ennemis, que l’on ne saurait prendre trop de précautions pour éviter de tomber dans un piège ; je suis chargé par le gouvernement d’une mission extrêmement délicate, je dois plus qu’un autre agir avec réserve à l’égard des gens qui me sont inconnus.

— Vous avez raison, capitaine ; aussi, malgré ce que vos soupçons ont d’injurieux pour moi, je ne me formalise pas de ce que vous me dites : les positions exceptionnelles exigent des mesures exceptionnelles. Seulement, je tâcherai par ma conduite de vous prouver que vous vous êtes trompé à mon égard.

— Je serais heureux de m’être trompé ; mais prenez-y garde. Si je m’aperçois de quelque chose de louche, soit dans vos mouvements, soit dans vos paroles, je n’hésiterai pas à vous brûler la cervelle. Maintenant vous êtes averti, c’est à vous d’agir en conséquence.

— Soit, capitaine, j’en courrai les risques. Quoi qu’il arrive, je suis certain que ma conscience m’absoudra, car j’aurai fait pour le mieux.

Ceci fut dit d’un air de franchise qui, malgré ses soupçons, en imposa au capitaine.

— Nous verrons, dit-il. Sortirons nous bientôt de l’infernale forêt dans laquelle nous nous trouvons ?

— Nous n’avons plus que deux heures de marche ; au coucher du soleil nous aurons rejoint ceux qui nous attendent.

— Dieu le veuille ! murmura le capitaine.

— Amen ! fit le soldat d’un ton goguenard.

— Mais comme vous avez jugé convenable de ne répondre à aucune des questions que je vous ai adressées, vous ne trouverez pas mauvais qu’à partir de ce moment je ne vous perde pas de vue, et que lorsque nous nous remettrons en marche, je vous garde à mes côtés.

— Ce sera comme il vous plaira, capitaine ; vous avez la force, sinon le droit, de votre côté, je suis contraint de me conformer à vos volontés.

— Très-bien, maintenant vous pouvez dormir si bon vous semble.

— Ainsi vous n’avez plus rien à me dire ?

— Rien.

— Je vais donc profiter de la permission que vous voulez bien m’accorder pour tâcher de rattraper le temps perdu.

Alors le soldat se leva en étouffant un long bâillement, s’éloigna de quelques pas, s’étendit sur le sol, ferma les yeux et parut, au bout de quelques minutes, plongé dans un profond sommeil.

Le capitaine continua à veiller. La conversation qu’il avait eue avec le guide n’avait fait qu’augmenter ses inquiétudes, en lui prouvant que cet homme cachait une grande finesse sous une forme abrupte et triviale. En effet, il n’avait répondu à aucune des questions qui lui avaient été adressées et était parvenu, au bout de quelques instants, à obliger le capitaine à quitter l’attaque pour la défense, en lui donnant des raisons d’une logique spécieuse contre lesquelles l’officier n’avait pu rien objecter.

Don Juan était donc en ce moment dans la pire disposition d’esprit où se puisse rencontrer un homme de cœur mécontent de soi-même et des autres, intimement convaincu qu’il avait raison, mais forcé, en quelque sorte, de reconnaître qu’il avait tort.

Les soldats, ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, reçurent le contre-coup de la mauvaise humeur de leur chef ; car l’officier, redoutant d’ajouter les ténèbres de la nuit aux mauvaises chances qu’il se figurait avoir contre lui, et ne se souciant nullement d’être surpris par les ténèbres au milieu du dédale inextricable de la forêt, abrégea beaucoup plus la halte qu’il ne l’aurait fait en toute autre situation.

À deux heures de l’après-midi environ, il fit sonner le boute-selle et ordonna le départ.

Pourtant la plus grande chaleur du jour était tombée, les rayons du soleil plus obliques avaient considérablement perdu de leur force, et la marche se continua dans des conditions comparativement meilleures que précédemment.

Ainsi qu’il l’en avait averti, le capitaine avait intimé au guide l’ordre de marcher à ses côtés, et, autant que faire se pouvait, il ne le perdait pas une seconde de vue.

Celui-ci ne semblait nullement se préoccuper de cette gênante inquisition, il marchait toujours aussi insoucieux en apparence, fumant sa cigarette de maïs et fredonnant à demi-voix des lambeaux de jarabès.

La forêt commençait à s’éclaircir peu à peu, les clairières devenaient plus nombreuses et l’œil embrassait un horizon plus vaste ; tout portait à présumer que l’on ne tarderait pas à atteindre la limite du couvert.

Cependant à droite et à gauche on apercevait des mouvements de terrain, le sol commençait à se soulever insensiblement et la sente que suivait la caravane s’encaissait de plus en plus au fur et à mesure qu’elle avançait.

— Atteignons-nous donc déjà les contreforts des montagnes ? demanda le capitaine.

— Oh non ! pas encore, répondit le guide.

— Cependant nous voici bientôt entre deux collines.

— Oui, mais de peu d’élévation.

— C’est vrai, pourtant si je ne me trompe, nous allons traverser un défilé.

— Oui, mais de peu d’étendue.

— Vous auriez dû m’en prévenir.

— Pourquoi cela ?

— Afin que je détache quelques éclaireurs en avant.

— C’est juste, mais il est temps encore de le faire si vous le voulez, c’est au bout de ce défilé que se trouvent ceux qui nous attendent.

— Ainsi nous sommes arrivés ?

— À peu près.

— Piquons, alors.

— Je ne demande pas mieux.

Ils continuèrent.

Tout à coup le guide s’arrêta.

— Eh ! dit-il, capitaine, regardez donc là : n’est-ce pas un canon de fusil qui brille aux rayons du soleil ?

Le capitaine leva vivement les yeux dans la direction que lui indiquait le soldat.

Au même instant une effroyable décharge éclata de chaque côté de la route et une grêle de balles plut sur la caravane.

Avant que le capitaine, furieux de cette indigne trahison, eût sorti un pistolet de sa ceinture, il roula sur le sol, entraîné par son cheval qu’une balle avait frappé au cœur.

Le guide avait disparu, sans qu’il fût possible de savoir comment il s’était échappé.