Les Riches depuis sept cent ans/04

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Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 391-413).
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RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

IV[1]
FONCTIONNAIRES DE L’ÉTAT ET DES ADMINISTRATIONS PRIVÉES

La société humaine, observée sous l’angle des intérêts, se compose d’ « actionnaires » et d’ « obligataires. » Tous les humains, sans exception, et peut-être sans le savoir, — comme M. Jourdain pour la prose, — possèdent un capital et le font valoir.

Quelques-uns ont acquis ou hérité le capital matériel (argent, terres, biens quelconques) ; tous reçoivent en naissant le capital personnel (force, intelligence, facultés diverses). Ce capital personnel est bien plus important que l’autre. Non seulement la plus grande part des recettes globales de la nation, les deux tiers aujourd’hui, — lui appartiennent, mais encore il conquiert et s’annexe fatalement le capital matériel, chez tous les peuples et en tous les temps. Tandis qu’au contraire les détenteurs du capital matériel le perdent, quand ils sont dénués de ce que nous nommons ici le « capital personnel. »

Les voies et moyens par où s’acquiert la richesse varient suivant les époques, et, de même que les fortunes modernes ne se composent pas d’élémens semblables à ceux des fortunes anciennes, les capacités propices au gain ont changé avec les siècles : dans un capital personnel, la vigueur physique et la bravoure guerrière, réservée par les nations de 1906 à l’usage externe, ne sont plus les « valeurs » lucratives qu’elles étaient il y a cinq cents ans. L’aptitude financière au recouvrement des impôts et à la gestion des fonds d’Etat n’ont plus cette utilité privée, en vertu de laquelle le « traitant » d’ancien régime expropriait quelque peu le Trésor à son profit individuel.

Suivant ses besoins et son état social un peuple paie tel ou tel mérite par le don de l’opulence, et les citoyens qui obtiennent cette opulence par leur effort intellectuel travaillent, soit comme « actionnaires, » soit comme « obligataires. » Les actionnaires de la vie sont ceux qui mettent au jeu sans réserve leurs biens ou leurs personnes, qui ont part à l’intégralité des chances et des risques et s’exposent à gagner beaucoup ou à tout perdre. Ces capitaines d’aventure, ces hardis routiers, sont les commerçans et industriels d’aujourd’hui ; ce sont aussi les avocats, médecins, artistes, gens adonnés aux professions libérales et les entrepreneurs de travail à la tâche.

Les « obligataires » sont ceux qui placent et louent leurs capitaux matériels ou personnels à taux limité, mais garanti. Le mirage des perspectives lointaines et indéfinies de la spéculation ne les séduit pas. Ils en redoutent les dangers et les désastres, et se mettent à l’abri derrière un traitement fixe : ces prudens chevaliers, ces archers circonspects d’aujourd’hui sont les fonctionnaires de tout uniforme et les rentiers de tous repos ; ce sont les ouvriers payés à l’heure et à la journée.

Mais, qu’ils se cantonnent dans un salaire ou se livrent tout entiers aux profits et pertes, il arrive qu’en tout temps les genres d’affaires qui distribuent les gros « dividendes » aux actionnaires, sont aussi ceux qui servent aux obligataires les gros « intérêts ; » que les soldes militaires furent élevées lorsque la guerre menait à la fortune ; que les traitemens civils de l’Etat furent avantageux lorsque « le royaume » était, pour ses fournisseurs, le client taillable et débonnaire par excellence ; et qu’enfin de nos jours, où le libre négoce avec l’universalité des citoyens est la source principale de richesse, c’est dans les services et les administrations privées que foisonnent les plus hauts honoraires comme les plus hauts appointemens.


I

Un brave chevalier, un écuyer bien monté, se payaient jadis le même prix qu’un chef de bureau d’aujourd’hui dans un ministère. Les traitemens civils, attachés aux emplois de finance, de police et des autres branches d’administration, ont suivi dans les temps modernes une marche inverse à celle des soldes militaires. Celles-ci ont baissé, ceux-là ont monté.

Si les premières ont baissé, ce n’est pas que l’effectif des armées ait diminué. Dans notre siècle pacifique il y a beaucoup plus d’hommes d’armes que naguère ; seulement ils ne sont point belliqueux. Il leur est défendu de l’être. Il y a plus d’épées, mais elles ne sortent pas du fourreau et n’ont d’ailleurs nulle envie d’en sortir. Ceux qui les portent, comme simples soldats, sont des civils habillés pour un temps en militaires ; servant par force et non par goût ; non dans l’espoir d’un gain personnel, mais en vue de l’intérêt national. Leurs chefs sont des professeurs de guerre, auxquels la civilisation commande d’aimer la paix et qui, par une abnégation patriotique, doivent se résigner à ne jouer jamais la pièce qu’ils apprennent et répètent toujours.

Les éducateurs civils, eux aussi, ont augmenté en nombre : il y a, dans notre république, trois fois plus de maîtres d’école que de sergens. Et, comme on n’a pas songé à enrôler, de par la loi, des fonctionnaires pour la paix, comme des soldats pour la guerre, les plus humbles préposés aux organismes multiples et compliqués de l’Etat contemporain sont des serviteurs volontaires. Le taux de leurs appointemens a été fixé, en apparence par le pouvoir politique, en réalité par les influences économiques que chacun subit, sans s’en douter.

Il peut paraître, au premier abord, téméraire d’avancer que le prix d’un ambassadeur ou d’un receveur d’octroi, d’un trésorier général ou d’un garde des eaux et forêts, se détermine suivant les mêmes règles mystérieuses que le prix d’un chapeau, d’une douzaine d’œufs ou d’un cheval ; mais c’est la pure vérité. Le tarif des capacités humaines, à travers les âges et les continens, n’a pas évidemment la régularité mathématique du cours des denrées d’après leur prix de revient. Et, parmi les capacités humaines, il semble plus facile de trouver une base uniforme d’estimation pour les plus simples, la main-d’œuvre matérielle, — salaires et gages, — chiffrable en heures et en journées, que pour les travaux plus compliqués, — œuvre intellectuelle, mérite moral, — des individus.

Cependant il s’établit, par le seul effet de l’offre et de la demande, un prix des pâtes tendres de Sèvres ou des tapisseries des Gobelins, un prix des plaidoiries d’avocats ou des visites de médecins, comme un prix de location des chasses giboyeuses ou un prix des étalons vainqueurs sur le turf. Et les prix de vente de toutes ces choses ne dépendent nullement de leurs prix de revient, qui sont inconnus, indifférens ou « inchiffrables. »

Ces prix ne dépendent pas du mérite intrinsèque des choses ; non plus que le taux des traitemens ou des honoraires ne dépend du mérite intrinsèque des hommes. Le mérite d’un tableau de Fragonard est le même, — petit ou grand, — qu’il vaille 1 500 fr. ou qu’il en vaille 200 000 ; et le mérite de Molière n’est pas moindre que celui d’un vaudevilliste actuel qui gagne quinze fois davantage. La valeur vénale des choses ou des hommes ne signifie absolument rien, sinon l’estime juste ou injuste que l’on en fait, le besoin que l’on en a, ou — ce qui revient au même, — que l’on croit en avoir, le plus ou moins de facilité que l’on trouve à se les procurer et le plus ou moins de richesse de ceux qui les paient. Mais cette valeur dépend d’offres et de demandes que suscitent l’opinion, les mœurs, l’ambiance du temps ; elle ne dépend pas de l’appréciation volontaire d’un homme, fût-il roi, ni d’un groupe d’hommes, fussent-ils patentés législateurs.

L’Etat, dans la rémunération des emplois publics, obéit, aussi bien que les particuliers pour les emplois privés, — lesquels sont autant et plus nombreux que ceux de l’Etat, — à l’ascendant d’une « mercuriale » invisible. C’est cette « mercuriale d’opinion » qui l’amène, par analogie et hiérarchie, ou suivant des rapports, des rapprochemens, une solidarité qui s’impose entre les diverses fonctions, à attribuer aux unes et aux autres telles ou telles sommes.

L’Etat moderne est un grand, le plus grand employeur qu’il y ait en France de ces prolétaires en habit noir, qualifiés de « bourgeois » parce qu’ils ont un porte-plume pour outil et que leur « atelier » s’appelle un « bureau. » D’ailleurs, parmi les six cent quinze mille mains civiles qui émargent chaque mois au budget, beaucoup ne sont pas des mains de bureaucrates ni d’« intellectuels : » ce sont des douaniers, facteurs, cantonniers, geôliers, ouvriers de manufactures et d’arsenaux, ressortissant aux divers départemens ministériels. Mais, si l’Etat est le plus grand collateur de ces bénéfices laïques, il n’est pas le seul grand distributeur de fonctions.

A elles six, nos compagnies de chemins de fer privées ont à leur solde 300 000 employés. Nombre de puissans établissemens de banque, de commerce ou d’industrie, entretiennent un personnel de deux, trois ou quatre mille scribes, commis, comptables et agens de toute sorte ; et une infinité de moindres patrons rétribuent, qui vingt ou trente, qui trois ou quatre subordonnés. Il existe une concurrence naturelle entre tous ces libres « offreurs » de places ; il en existe une entre les fonctions privées et les fonctions officielles. A chacune des unes et des autres l’opinion assigne une valeur, comme elle en assigne une au travail du moissonneur, du maçon ou de la « bonne à tout faire ; » comme elle en assigne une à la marchandise la plus simple, au kilo de blé, de viande ou de poisson.

On ne saurait trop insister sur ce phénomène d’indépendance absolue des prix, du prix des services comme du prix des objets matériels et du prix même des services qui, par nature, sembleraient échapper à la loi économique et soumis au pur arbitraire. On n’y saurait trop insister parce que c’est une vérité ignorée ou méconnue. L’histoire des chiffres nous la révèle ; elle nous permet d’affirmer que le prix des choses demeurerait libre, même dans un état tyrannique ; que jamais il ne se laisse asservir.

Or certaines théories politiques, certains idéal s de gouvernement, rêvés un peu partout en Europe, par de nobles âmes, soucieuses du bien-être populaire, reposent uniquement sur l’opinion que le pouvoir exécutif et législatif pourrait, en s’y prenant bien, dominer, maîtriser les prix. L’étude du passé montre le néant de ces espérances. Elle prouve que le taux du salaire par exemple n’est réglé, ni par l’ouvrier, ni par le patron, qu’il ne le serait pas même par l’union des ouvriers et des patrons, coalisés ensemble en un syndicat gigantesque de producteurs, ni d’ailleurs par l’association des consommateurs. Mais le salaire est la résultante de toutes ces prétentions hostiles, toujours en lutte et toujours contraintes à s’accorder.

Dans la fixation conventionnelle des appointemens ou des honoraires par ceux qui les paient et par ceux qui les touchent, interviennent une quantité d’élémens : le rang social attaché par exemple à telle ou telle occupation appelle ou éloigne les candidats, autant que le plus ou moins de stabilité, d’avantages, que cette occupation comporte et d’instruction technique qu’elle exige. Il est ainsi des postes moins lucratifs que d’autres, parce qu’ils ont plus de prestige.

L’État, chez nous, a sur les particuliers une supériorité qu’il n’a pas en Angleterre ou en Amérique : il est dans la nature française de rechercher les emplois de gouvernement et de s’y plaire, comme il est dans la constitution de certaines plantes d’aimer la pluie ou la sécheresse. Des individus, qui ne sont ni plus sots ni moins honnêtes que d’autres, préféreront une fonction publique à moitié salaire d’une fonction privée.

La moyenne de 615 000 traitemens civils payés par l’Etat ressort à 1 500 francs environ ; mais, comme on vient de le dire, un très grand nombre des titulaires exécutent une besogne manuelle. Les « fonctionnaires » ouvriers, là où ils dominent en nombre, tendent à abaisser la moyenne — pour l’administration des forêts elle descend à 1 060 francs. — Les frais de représentation alloués aux diplomates ont l’effet opposé sur le personnel restreint des Affaires étrangères, qui paraît jouir de 7 500 francs par tête. Le chiffre moyen de 1 500 francs pour l’ensemble des traitemens payés par l’Etat, sera donc beaucoup trop faible et par conséquent inexact, lorsqu’on en aura retranché ceux qui récompensent un travail de bras plutôt qu’un travail de tête. Même ainsi relevée, la rémunération des fonctions officielles demeurerait inférieure à celle des fonctions privées. Pour l’élite, pour les chefs de file de la troupe des salariés de l’Etat, la chose n’est pas douteuse.

Officielle ou privée, la moyenne des traitemens civils contemporains, si elle pouvait être comparée à celle des traitemens de jadis, nous montrerait ceux-ci trois fois moindres dans les siècles passés qu’ils ne sont de nos jours. Ils ont donc augmenté plus que les salaires ouvriers, qu’ils dépassent généralement aujourd’hui ; tandis qu’autrefois les gages des petits employés étaient souvent inférieurs à ceux des compagnons de métier. Et ceci nous est une preuve que les traitemens des uns ne se proportionnent pas nécessairement à ceux des autres, que la hausse ou la baisse du travail de plume n’a pas pour corollaire la hausse ou la baisse du travail d’outil ; mais que les prix de l’un et de l’autre évoluent suivant leurs lois propres, suivant les besoins de leurs marchés distincts.

Aujourd’hui où le salaire du maçon, du charpentier, considéré comme type de l’ouvrier de métier, est de 1 070 francs par an, il n’y a pas d’« employé » adulte qui ne gagne autant ; les simples commis aux écritures peuvent prétendre à un minimum de 1 500 francs, soit le double d’un manœuvre rural à 750 francs par an.

Aux XIIIe et XIVe siècles, lorsque le salaire annuel des ouvriers du bâtiment variait de 875 à 1 000 francs, — au XVe siècle il monta beaucoup plus haut, — lorsque le gain des journaliers oscillait entre 530 et 700 francs par an, l’employé des contributions indirectes, le scribe subalterne, à la solde des villes ou des princes, touche 450 à 600 francs par an : tels, en Champagne, le clerc du grenetier des gabelles à 400 francs (1287) et 427 francs (1341) : à Perpignan, le collecteur des droits d’octroi à 438 francs (1368) ; en Faucigny (Savoie), le procureur-fiscal à 510 francs (1362) ; à Tours, les clercs inspecteurs de police à 642 francs. Le mieux renté des receveurs provinciaux des finances, au moyen âge, a 14 000 francs d’appointemens. Après lui vient le « garde des foires » à 8 600 francs et le principal « gruyer » — inspecteur des forêts — à 6 400 francs.

Dans notre administration actuelle des eaux et forêts les plus haut gradés sont des conservateurs à 12 000 francs ; les inspecteurs ont de 3 000 à 6 000 et les gardes généraux en moyenne 2 600. Jadis les « maires des bois, » les « maîtres-enquêteurs » des forêts, louchaient de 1200 à 4 000 francs ; les « sergens des bois » à cheval, les mesureurs, les gardes des garennes, allaient de 800 à 1 200 francs. Ces traitemens, qui s’accrurent peu aux temps modernes, sont de ceux qui de nos jours ont le moins augmenté.

Pour les « officiers de finance, » qui avaient un maniement de fonds, l’on n’oserait se prononcer sur leur gain effectif. Ces receveurs municipaux de Tours à 1070 francs (1368), d’Aix à 1500 francs (1249), d’Orléans à 2 800 francs (1564), traitement équivalent à celui d’échevin, — car les échevins du XVIe siècle étaient payés, — ces « clavaires » et « clercs des comptes » des bonnes villes étaient-ils jadis dévorés de scrupules, plus que ceux de l’Etat ou des particuliers ? Il est malaisé de le savoir ; ils devaient être étroitement surveillés par des municipalités le plus souvent économes ; mais la comptabilité fut, jusqu’à des temps très rapprochés de nous, chose réfractaire au progrès.

Il y avait beaucoup d’obscurités voulues dans ces rouleaux de parchemin et dans ces tablettes de cire, qui servaient de livre-journal aux trésoriers de l’époque féodale. Les traductions d’espèces sonnantes en monnaie de compte permettaient aux Caorsins et aux Lombards de prendre, avec le change de la livre-tournois, des libertés audacieuses. Tel ce Dime Raponde, Lucquois de nation et encaisseur de profession, investi de la confiance du duc de Bourgogne, du seigneur de La Trémoïlle et de plusieurs princes. Les déficits qui semblaient ressortir de ses écritures, venaient-ils à être attentivement contrôlés, ils se transformaient en excédens.

Les menus larcins, que ces madrés personnages picoraient dans les budgets restreints des Valois, devinrent, sous les premiers Bourbons, de vraies opérations de piraterie, favorisées par l’accroissement, subit et colossal des besoins de l’Etat. Ses employés de finances lui firent la loi. Leurs bénéfices, suivant la règle ordinaire, furent d’autant plus grands qu’on ne pouvait se passer d’eux et qu’ils abusèrent d’un monopole. Les agens fiscaux du Trésor lui vendirent très cher son propre argent, celui des contribuables. Pour la peine qu’ils prenaient de le récolter, ils en gardaient à peu près le tiers : 25 pour 100 sur l’impôt direct, 40 pour 100 sur l’impôt indirect, toujours affermé à cette époque. Depuis la mort de Henri IV jusqu’aux premières années du ministère de Colbert, on peut dire que, pécuniairement parlant, le pays légal fut au-dessous de ses affaires, et qu’il n’y eut pas, en toute la France, de plus mauvais payeur que la France elle-même.

Au XVIIIe siècle, où la machine à recevoir et à payer s’était sensiblement améliorée, les « aides » — contributions indirectes — de province, exploitées en régie, coûtaient encore 16 pour 100 de frais de recouvrement. A la fin du règne de Louis XVI, ces frais absorbaient encore 11 pour 100 du budget total, et ce n’est que depuis une quarantaine d’années, sous Napoléon III, qu’ils sont descendus à 5,40 pour 100.

A mesure que le crédit public s’est fondé et que la comptabilité s’est perfectionnée, les traitemens des caissiers et collecteurs, réduits au rôle de simples agens d’exécution, ont été rognés de jour en jour davantage. Ils ont été rognés les derniers, après avoir résisté plus longtemps que les autres et avoir fait jouir encore leurs titulaires, au XIXe siècle, des plus lucratives fonctions de l’Etat. Mais, suivant l’inexorable loi économique, nos trésoriers modernes ont vu baisser leurs prix à mesure que leurs services devenaient moins précieux.

Les seuls grands postes officiels d’autrefois, dont les appointemens se soient maintenus et même aient grossi à notre époque, sont ceux du corps diplomatique. Ici le taux du salaire emprunte à la résidence des personnages qui en bénéficient un caractère international. Une puissance de premier ordre a l’amour-propre d’entretenir ses envoyés, à l’étranger, sur un pied égal à celui des nations qui tiennent même rang dans le monde. Au XVIe siècle l’ambassadeur de l’Empereur en Angleterre touchait 43 000 francs (1553) ; celui du roi d’Espagne en France n’avait que 39 800 francs (1562). Peut-être ces plénipotentiaires étaient-ils « ordinaires, » tenus à moins d’éclat que les chefs de missions passagères et fortuites. Aujourd’hui tous nos ambassadeurs, dussent-ils résider quinze ans de suite près la même cour, sont titrés d’ « extraordinaires, » et nous comptons qu’ils rivaliseront de faste avec ceux qu’accréditait le roi Louis XIV ; car nous les payons plus cher qu’au XVIIe siècle, sauf celui de Constantinople, qui avait 180 000 francs en 1640 et qui n’en a plus que 150 000. Le voyage est moins pénible, il est vrai, avec l’Orient-Express, et les affaires plus simples avec la Banque ottomane, qu’en cette année 1640 où précisément se passait à Constantinople, entre Bajazet, Amurat et Roxane, la tragédie qui devait, peu d’années après, être mise en scène à Paris. « L’extrême éloignement de ces personnages turcs, écrivait Racine dans la préface de Bajazet, fait qu’on les regarde de bonne heure comme anciens et leur donne, quelque modernes qu’ils soient, de la dignité sur notre théâtre. »

L’ambassadeur de France en Savoie touchait 60 000 francs, tout juste autant que l’ambassadeur actuel à Berne. Tous les autres recevaient uniformément 90 000 francs par an à Londres, Venise, Rome et Madrid. Aujourd’hui le poste de Madrid vaut 110 000 francs, celui de Rome 120 000 francs, et celui de Londres 200 000. La roue de la fortune, en tournant, a changé l’importance respective de ces capitales ; mais les représentans de la République, au dehors, sont mieux gagés que n’étaient ceux du grand Roi.

À l’intérieur, la monnaie de souverains que sont les représentans du peuple est meilleur marché que le monarque unique du passé. L’indemnité de 25 francs par jour, attribuée à nos députés et sénateurs, diffère peu des 21 fr. 60 que recevaient, au XIVe siècle, les députés aux États de Dauphiné. Elle est inférieure aux 39 francs des députés aux États de Normandie en 1449, et supérieure à la rétribution quotidienne des députés aux États généraux de Blois : 19 fr. 50 en 1588.


II

La catégorie qui a le plus enchéri parmi les traitemens civils de l’Etat est, comme on l’imagine sans le secours d’aucune statistique, celle des fonctionnaires de l’Instruction publique. Un bon professeur, au moyen âge, devait s’estimer heureux d’avoir la solde d’un bon arbalétrier. Il l’obtenait rarement, autant que l’on en peut juger, tandis qu’aujourd’hui le professeur de Sorbonne est mieux payé que le général de brigade.

Le précepteur du duc de Bourgogne, au XIVe siècle, avait 4 300 francs ; au XVe, celui du vicomte de Rohan touchait 3 200 francs ; mais le maître d’école d’un seigneur ordinaire recevait quatre fois moins, et le précepteur de Marguerite d’Autriche, fille naturelle de Charles-Quint, se contentait de 300 francs par an, à Bruxelles, en 1530. C’est aussi dans les Pays-Bas, à Louvain, que j’ai noté, au même siècle, les plus hauts appointemens d’homme de lettres : 8 000 francs attribués à l’historiographe du roi d’Espagne, Juste Lipse. A Paris, il n’y en eut pas d’égaux à ceux de professeur au Collège de France, fixés à 6 000 francs en 1550. Seulement on ne les payait pas, ou si mal, que c’était un sujet perpétuel de lamentations de la part des intéressés. Ils sont aujourd’hui de 10 000 francs, somme d’ailleurs presque partout atteinte par les professeurs de facultés, en province, et portée à 15 000 dans la capitale, pour les professeurs titulaires de sciences et de lettres de la Sorbonne, pour ceux de l’Ecole de droit et de l’Ecole de médecine.

Les professeurs de lycées touchent en moyenne 6 500 francs à Paris, 4 000 en province. Sous l’ancien régime il n’était fait aucune distinction entre les deux enseignemens que nous nommons « secondaire » et « supérieur. » Et, comme il n’existait jadis rien d’analogue à notre corps enseignant, trié par des conours, enrégimenté et hiérarchisé, pour remplir les chaires des facultés et des collèges, il n’y avait pas plus d’uniformité entre les appointemens des pédagogues qu’entre leur aptitude probable, sinon garantie.

Il n’y avait pas de limite à la baisse et à la hausse de cette « valeur » pédagogique. Il se trouve à Nantes en 1732 un professeur de médecine qui touche 570 francs, et à Pau, en 1610, un professeur de théologie qui touche 13 000 francs. Jusqu’en 1789, l’instruction demeura un peu, pour les maîtres, ce que la guerre avait été pour les hommes d’armes au moyen âge : un métier librement exercé par ceux qui en avaient le goût pour le compte de ceux qui rémunéraient leurs services. A prix variables, naturellement, suivant le talent, l’abondance des candidats ou des places. L’Etat paie maintenant le même prix des professeurs de mérite très différent, parce qu’il est le seul entrepreneur d’instruction ; mais il les paie tous beaucoup mieux que les municipalités d’il y a deux ou trois cents ans, auxquelles incombait en pratique l’entretien des collèges.

A suivre l’histoire des maîtres et des élèves en France, aux derniers siècles, on s’aperçoit que l’offre des premiers a de beaucoup précédé et surpassé la demande des seconds, surtout en fait d’instruction primaire. Je veux dire qu’il y avait proportionnellement beaucoup plus de lettrés capables d’enseigner que d’illettrés désireux d’apprendre, même d’apprendre gratis. Le nombre des bourses dans tous les pensionnats, petits et grands, était tel que l’on éprouvait quelque embarras à leur trouver des titulaires. Ou bien les boursiers, assidus au réfectoire, s’abstenaient de paraître dans les classes. Beaucoup n’étaient étudians que de nom ; plusieurs passent dans les collèges douze, quinze ans et plus, « ignorant jusqu’aux élémens des diverses études. »

Au XVIIe siècle pourtant, où le menu peuple ne se souciait pas encore de savoir lire, un mouvement marqué emporta la classe moyenne vers l’enseignement moyen. Les bourgeois voulurent apprendre le latin sans se déplacer ; d’où, comme conséquence, la création des collèges communaux et l’abandon relatif des « universités. » Celle de Paris, la plus ancienne, la plus illustre des seize corporations successivement dotées du privilège de « graduer » les jeunes gens en théologie, jurisprudence, belles-lettres ou médecine, qui se composait de 44 collèges sous François Ier, était, en 1789, tombée à 8. Déjà sous Louis XIV, elle n’en comptait plus que 12, parmi lesquels plusieurs étaient déserts : Boncourt n’avait plus que la moitié de ses régens ; Tournai n’avait plus ni régens, ni élèves ; une partie des locaux avait été convertie en boutiques, louées à des menuisiers, maçons ou armuriers. Dans les autres, l’antique discipline était assez oubliée, puisqu’ils abritaient des « femmes mal vivantes, » que le Parlement ordonne d’expulser en mettant, si besoin est, « leurs meubles sur le carreau. »

Les professeurs des universités vivaient sur les dotations primitives de leur emploi, chaque jour plus insuffisantes par suite de l’abaissement de la livre-tournois. Ceux de Paris eurent longtemps le monopole de vendre les offices de messagers en tout le royaume ; sorte de régie des postes qui, dans leurs mains, resta constamment stérile, aussi bien que la « taxe du parchemin » ou l’immense domaine du Pré-aux-Clercs, — la moitié du faubourg Saint-Germain actuel, — dont ils étaient propriétaires et qu’ils laissèrent émietter pour quelques milliers de francs.

Le plus clair du revenu était les « actes, » droits d’examen et de diplôme payés par les étudians. Impossible de déterminer le chiffre de ce casuel, puisque nous ignorons l’effectif annuel des candidats et le quantum réservé aux recteurs trimestriels, syndics annuels, régens de collèges et autres « suppôts » de l’université qui avaient séance et « voix excitative » dans les exercices. A Paris, le montant de ces frais d’actes, assez capricieusement taxés, variait de 118 francs pour le baccalauréat, de 223 et 247 francs, pour les grades de licencié ès arts ou de docteur en décret, jusqu’à 3 450 et 3 900 francs pour les titres de docteur en médecine ou en théologie. Ce dernier était, au XVIIe siècle, supérieur à tous les autres, comme la théologie à toutes les autres sciences. La « vesperie, » dernière « dispute » du licencié avant d’être admis à coiffer le bonnet de docteur, attirait un auditoire mondain et choisi. On s’y pâmait d’aise à ouïr ces subtiles discussions de la scolastique, qui nous semblent aujourd’hui si frivoles, pour ne pas dire si bouffonnes.

Nos pères, sans se l’avouer, durent trouver, en leur for intérieur, que l’archaïsme et la routine de ces vastes usines scientifiques ne répondaient plus à leurs besoins ; puisque les écoles se décentralisèrent à partir de Henri IV et que la matière de l’enseignement changea. Quoiqu’un mémoire administratif assure, sous Richelieu, que le grand nombre de collèges « ne sert qu’à faire de pauvres prêtres, avocats, procureurs, chicaneurs et sergens, » et que, vers la fin du règne de Louis XIV, l’auteur du Parfait Négociant recommande à ses confrères, marchands en gros, de ne pas mettre leurs fils en pension, « où ils seraient appelés par leurs camarades courtauts de boutique et où il se dégoûteraient du métier paternel, » la classe moyenne voulut s’instruire, parce que l’étude était un luxe et qu’elle aspirait à tous les luxes, et parce qu’elle procurait le profit d’un grandissement dans l’opinion, une auctio capitis. Un certain minimum de science, une fois entré dans les mœurs de cette classe, devint indispensable à tous ses membres. Celui qui ne l’eût pas possédé eût été par là même amoindri vis-à-vis de ses pairs.

Cette évolution fut toute spontanée et même assez mal vue tout d’abord du gouvernement, plus porté à restreindre qu’à encourager la diffusion des études secondaires. Mais les courans nationaux d’opinion sont bien plus puissans que les pouvoirs politiques, même sous un monarque absolu.

Les municipalités de toutes les grandes, et même de beaucoup de petites villes s’imposèrent donc des sacrifices « en vue de bonifier la cité par l’organisation d’un collège » et, naturellement, cherchèrent à dépenser pour cela le moins possible. Il ressort des chiffres que j’ai recueillis que 45 pour 100 des professeurs ou principaux touchaient moins de 2 000 francs de traitement ; 30 pour 100 recevaient de 2 000 à 3 000 francs ; 11 pour 100 de 3 000 à 4 000 ; 9 pour 100 de 4 000 à 6 000 et 5 pour 100 avaient des appointemens supérieurs à 6 000 francs. Du XVIe siècle au XVIIIe, le taux moyen ne semble pas avoir augmenté. Il variait seulement suivant les localités et suivant l’objet du cours ; aussi bien pour les chaires de droit et de médecine que pour les classes de latin et de sciences.

Cependant le traitement respectif des professeurs dans le même établissement et, par conséquent, le rang que l’on assignait à leur enseignement, changea. Sous Henri IV, le théologien, à moins qu’il ne jouisse comme clerc d’un bénéfice ecclésiastique, est le mieux rétribué. Le professeur de grec touche quatre fois autant que son collègue le professeur de physique : 6 170 contre 1 434 francs. Sous Louis XV, il se voit encore des régens de mathématiques à 1 470 francs, à côté de philosophes à 2 100 ; c’est le cas à Bourges. Mais, à Rouen (1781), les uns et les autres obtiennent 2 800 francs, un peu plus que les régens de latin et de grammaire. Ces derniers, avec 2 600 francs, atteignaient dans la capitale normande le maximum d’un emploi, dont le minimum paraît être de 840 francs à Evreux. Partout ailleurs, même à Paris, de 1760 à 1790, ils se contentent d’environ 1 800 francs par an ; somme nullement supérieure à celle qui, cent cinquante ans auparavant, était accordée à leurs prédécesseurs.

De notre temps, au reste, les traitemens universitaires, loin de tendre à se niveler, — comme les traitemens judiciaires, — accusent un écart plus grand qu’autrefois entre l’élite et la masse, entre la Sorbonne et le collège du chef-lieu d’arrondissement. Mais, entre le proviseur et les maîtres actuels, s’est établie une quasi-parité d’appointemens, toute différente du régime de jadis, où le principal se taillait une part très supérieure à celle des régens, qu’il s’engageait à entretenir « idoines et de la qualité requise. » Prétention d’autant moins fondée que ces principaux de l’ancien régime laissaient à désirer sous beaucoup de rapports et notamment sous celui de la discipline et du choix de leurs collaborateurs.

Le principal de la Rochelle « ne se souciant pas du châtiment des enfans, toute licence règne » au pensionnat de cette ville ; le principal de Troyes exerçait la médecine et n’avait point de régens ; un autre quitte sa place après avoir loué à un de ses professeurs les produits de sa principauté. Une ville plaide contre son recteur, qu’elle accuse de ne pas entretenir le nombre de maîtres porté sur son bail ; les maîtres plaident contre le principal, auquel ils reprochent de ne pas payer leurs traitemens ; le principal plaide contre un professeur expulsé comme coupable de « débander les élèves » et qui refuse dévider les lieux. De quelque côté que fût la justice, c’étaient des chicanes bien fréquentes pour le bon ordre.

Le défaut d’une autorité supérieure, d’une machine à fabriquer et à distribuer les professeurs, se faisait gravement sentir. Une des causes du succès des religieux, des jésuites surtout, c’est que seuls ils disposaient d’une administration régulière et bien montée d’instruction publique et que les bourgeois de la mairie, embarrassés, excédés, se voyaient heureux d’abdiquer entre leurs mains.

Les communes rurales éprouvaient les mêmes ennuis dans le recrutement des instituteurs. Un maître d’école étant venu à Chantemerle (Dauphiné), en 1607, « savoir si les habitans voulaient faire apprendre leurs enfans, » le conseil communal. répond qu’il ne peut traiter « à cause de la pauvreté du lieu ; » pour le même motif, les gens de Grisac, en Languedoc, refusaient d’entretenir un magister : « Les enfans, disaient-ils, ne pourraient aller à l’école pendant neuf mois de l’année, occupés qu’ils sont aux travaux de la campagne, « sans lesquels leurs pères et mères se trouveraient hors d’état de pourvoir à leur subsistance ; » pendant les trois mois d’hiver, où ils auraient le temps d’aller en classe, les chemins sont impraticables, « à cause des neiges et du nombre prodigieux de loups et de sangliers qui habitent les bois, qui, excités par la faim, épouvantent les personnes de tout âge. »

En 1650, la commune de Gontaud (Gascogne) supprime les gages du régent, « attendu qu’il n’a pas d’écoliers ; » quelque trente ans plus tard, Mme de Sévigné s’exprimait ainsi sur le compte de ses vassaux d’Epoisses, en Bourgogne, village doté pourtant d’un instituteur : « Ce sont des sauvages, qui n’entendent même pas ce que c’est que Jésus-Christ. »

Voilà les quatre types de populations illettrées qui formaient, jusqu’au XVIIIe siècle, la grande majorité des Français : la ville d’Aire, siège d’un évêché cependant, s’avise pour la première fois en 1750 d’avoir un régent « afin de sortir la jeunesse de son ignorance crasse. » Sous Louis XIV et Louis XV, le pouvoir central, qui commence à se découvrir vis-à-vis de l’enfance des devoirs et des droits, intervint tantôt pour encourager, tantôt pour restreindre : l’intendant de Dauphiné, ayant appris que des consuls n’avaient pas inscrit à leur budget le traitement du régent, leur écrit d’avoir à le faire sans retard : « parce qu’autrement j’ordonnerai que vous le paierez en votre propre et privé nom (1709). » En Bourgogne, au contraire, les curés se plaignent que « nos seigneurs les intendans refusent d’homologuer les actes des paroisses pour les appointemens des maîtres d’école. »

Ces appointemens étaient si modiques qu’il y a, pensera-t-on, quelque ironie, à faire entrer dans l’« histoire des riches » celle de fonctionnaires qui n’avaient pas de quoi vivre. Tel instituteur, nouvellement engagé, s’en allait au bout de quelques mois et refusait de continuer son année, « ne pouvant, disait-il, subsister avec ses gages. » Un autre décampe sans mot dire et écrit aux consuls pour s’excuser d’être parti « parce qu’il n’avait pas six écus — 90 francs — d’assurés. »

La commune essaye successivement tous les systèmes, sans doute pour éprouver à l’usage quel est le meilleur : celle-ci prend un maître d’école à 150 francs par an, plus le logement, — souvent on lui accorde aussi le chauffage ; — peu après, « comme il ne fait pas son devoir envers les enfans, » elle le remplace par un autre à 220 francs ; puis elle porte ses gages à 650 francs à la condition qu’il ne prendra aucun salaire des écoliers. » Enfin elle supprime la totalité du traitement, l’instituteur devant se contenter uniquement de la pension payée par les parens.

En dix ans, tous les modes de rémunération avaient été appliqués là : appointemens fixes, combinés avec la rétribution scolaire, appointemens fixes seuls, autrement dit gratuité absolue de la classe ; rétribution scolaire seule, c’est-à-dire l’école à la charge exclusive des intéressés. Il est d’autres façons, pour l’agglomération communale, de récompenser son « précepteur : » l’un est « nourri et alimenté par les particuliers les mieux aisés, » chacun pendant un mois ; régime qui dura cent vingt ans et prit fin en 1715, où l’on accorda une indemnité annuelle de 100 francs au pédagogue, « attendu que personne ne veut plus le nourrir. » Un « pauvre jeune homme instruisant la petite jeunesse, » à Vézelay, reçoit 50 litres de froment et 50 litres d’orge, pris aux revenus de l’hôpital, qui prélève ainsi, sur la part des malades, la part des ignorans.

A Brétigny, le magister est payé au moyen de souscriptions volontaires s’élevant à 240 francs par an. Ailleurs cette redevance est rendue obligatoire, par délibération municipale et imposée sur chaque feu à raison de 5 fr. 80 par laboureur, 4 fr. 30 par journalier et 2 fr. 25 par veuve.

Chaque paroisse agit à sa guise et l’on ne peut trouver mauvais qu’elle cherche à se procurer l’instruction au moindre prix possible. Mais, évidemment, elle lésine trop, et son instituteur mériterait d’être inscrit au bureau de bienfaisance. Il l’est parfois : vers 1750, à Saint-Trivier (Bresse), on accorde, à titre d’aumône, au maître d’école, « attendu sa pauvreté, 2 livres de pain par jour. »

Les ordonnances royales qui fixent les appointemens ne signifient rien, car elles ne furent observées nulle part. Il faut voir les faits et non les édits. Or il résulte des chiffres rassemblés par moi que : 44 pour 100 des instituteurs avaient sous l’ancien régime un traitement inférieur à 200 francs ; 36 pour 100 recevaient de 200 à 500 francs ; 12 pour 100 de 500 à 800 francs, et 8 pour 100 touchaient au-dessus de 800 francs. De ces privilégiés était le maître d’école du faubourg Saint-Antoine, à Paris, payé par l’Hôtel-Dieu 1600 francs par an en 1711.

Il est clair que l’instituteur doit cumuler divers métiers pour vivre : chantre généralement et sacristain, il est parfois geôlier, sergent et témoin attitré des actes notariés. Que faisait-il avant de prendre en main la férule ? Mille choses ; il est un peu de toutes les conditions : celui-ci est un ancien bénédictin, celui-là un ex-capitaine d’infanterie, cet autre est procureur postulant de plusieurs paroisses. La corporation est fort mêlée : « Le régent, disent les jurades de Mezin, en Guyenne, enseigne très bien le latin, l’écriture et l’arithmétique, et les élèves peuvent entrer, au sortir de sa classe, en première ou en seconde dans les bons collèges. » Maître Julien Mathieu, « écrivain et précepteur » à Malestroit, en Bretagne, fait représenter par ses propres écoliers l’Histoire de Judith, son œuvre ; c’est peut-être un lettré.

Pendant ce temps des consuls de Provence cherchent vainement un maître d’école « qui ait bon caractère, » c’est-à-dire qui écrive bien ; des habitans du Dauphiné se plaignent de leur instituteur « habituellement courant les vignes et les vergers à prendre les fruits, ce qui est un mauvais exemple. » Un autre maître est renvoyé parce « qu’il s’acquitte mal de sa charge et soulève des querelles dans la paroisse, » et l’on prie M. le curé de faire subir un examen aux deux compétiteurs qui se présentent pour le remplacer. En principe, il faut préférer un homme du pays : « Avez à prendre garde, écrit aux consuls de Rousset (Comtat-Venaissin) un candidat à la régence, à qui devez confier vos enfans ; non à ces racailles d’Auvergnats, Narbonnais et autres lieux lointains, mais à des personnes circonvoisines qui ont quelque chose au monde. »

Il semble bien en effet que les instituteurs auraient dû posséder des rentes de leur chef, puisqu’ils n’en tiraient guère de leur emploi ; même en joignant au traitement fixe le produit de la rétribution scolaire, à laquelle les enfans aisés sont astreints. Cette mensualité, le plus souvent versée dans la caisse communale et quelquefois perçue par le magister à titre de supplément de gages, était en moyenne, au XVIe siècle, de 1 fr. 20 par mois.

Elle variait, au XVIIe siècle, de 0 fr. 80 à 2 fr. 50, selon que les élèves « syllabaient, » lisaient, écrivaient ou apprenaient la grammaire. A Nevers, les « abécédaires » débutent à 1 fr. 25 ; on demande aux « écrivains » 1 fr. 70 ; aux « arithméticiens » 2 fr. 50 ; aux « latinistes » 3 fr. 40. Ces rétributions, librement fixées par les conseils de ville, vont du simple au double à quelques lieues de distance ; dans la même localité, elles augmentaient, diminuaient ou disparaissaient tout à fait suivant les fluctuations de l’opinion publique.

En général, les prix du XVIIIe siècle furent beaucoup moins élevés que ceux du règne de Louis XIV, — ils oscillent de 0 fr. 40 à 1 fr. 50, — soit que l’instruction devint moins coûteuse parce qu’elle se répandit davantage, soit que le peuple l’ait plus appréciée parce qu’elle était meilleur marché.

Les instituteurs actuels, divisés en cinq classes de 1 150 à 2 050 francs, touchent en fait un traitement moyen de 1500 francs. Sous l’ancien régime, la moyenne de leur appointement fixe paraît ressortir à 300 francs, majoré d’une centaine de francs par la rétribution scolaire. C’est donc la catégorie de fonctionnaires publics qui a le plus gagné au XIXe siècle ; comme les soldats furent, depuis le XVIe siècle, la catégorie qui a le plus perdu.


III

Mais le phénomène saillant, l’évolution capitale dans l’histoire des chiffres, c’est la supériorité nouvelle des traitemens privés sur les traitemens publics. Nous avons vu un phénomène, une évolution analogue, du temps passé au temps présent, dans la formation des capitaux, dans leur nature changeante et dans le plus ou moins de dépendance où ils ont été du « gouvernement. » Nous le constatons ici pour le revenu du travail bourgeois que l’on nomme « appointemens » ou « honoraires. »

Quoique le « gouvernement » ait prodigieusement grossi, essaimé et pullulé, par ses fonctionnaires et par tout ce qu’il les charge de faire, de surveiller ou d’empêcher, ces 50 000, 100 000 et 200 000 francs par an, que l’État du moyen âge et de l’ancien régime concédait ou procurait à ses généraux, à ses chanceliers, à ses sénéchaux, à ses gouverneurs, à ses archevêques, à ses intendans, à ses grands dignitaires, l’Etat contemporain ne les leur donne plus. Il alloue au maximum 35 000, 25000, 20 000, 16 000 francs à ses préfets, à ses commandans de corps d’armée, à ses premiers présidens, à ses recteurs, à ses conseillers d’Etat ; et ceux qui, dans les postes officiels, civils ou militaires, touchent plus de 15 000 francs par an, ne forment pas aujourd’hui un effectif total de mille personnes, y compris les agens diplomatiques et les trésoriers de finance, dont les uns sont astreints à une représentation onéreuse et les autres au dépôt d’un fort cautionnement.

Parmi les emplois privés au contraire, en la place des courtiers et des « facteurs » du marchand en gros, des clercs et scribes du banquier, des contremaîtres et « suppôts » du manufacturier, petites gens et de basse mine du XVIIIe siècle, nous voyons des salariés de haute envergure, puissans personnages qui, sous titres de directeurs, administrateurs ou gérans, sont à la tête des chemins de fer, des compagnies de navigation et autres entreprises de transports, des usines et des magasins géans, des établissemens de crédit aux bras longs et multiples, des journaux, des hôtels monstres, des théâtres, des docks, des sociétés d’assurances, d’éclairage, des houillères et des industries de toute sorte où les émolumens de 50 000 francs sont fréquens, où il s’en trouve un bon nombre de 100 000 francs et quelques-uns bien supérieurs.

Les trois « maréchaux de la nouveauté, » qui mènent le magasin le plus prospère en ce genre, se partagent un traitement de 600 000 francs, égal à la moitié de celui du Président de la République. Les douze commis supérieurs qui les assistent et forment leur conseil touchent autant que le conseil des ministres. Au-dessous d’eux, et pour l’ensemble des grands bazars, à Paris, il existe au total plus de 250 traitemens de 25 000 et 20 000 francs — égaux à ceux des préfets de 2e et 3° classe — encaissés par les chefs de comptoir et assimilés.

Et cela, dans une seule branche d’activité commerciale. Quoique ainsi transformés, ceux que l’on appelait sous la Restauration des « calicots » n’en sont pas moins des prolétaires de naissance, qui capitalisent leur intelligence et leur énergie. Les principaux employés de l’industrie, quoiqu’ils possèdent une instruction technique supérieure, sont aussi dénués le plus souvent de tout, capital matériel ; ils ne possèdent que le capital personnel, mais leur salaire d’une année arrive à représenter une fortune : 10 pour 100 sur les bénéfices au gérant de cette société métallurgique, qui occupe des milliers d’ouvriers, est-ce trop payer sa valeur ? Non sans doute, puisqu’il est seul responsable du succès. Mais, d’après le dividende moyen depuis vingt ans, cela équivaut à un traitement de 700 000 francs ; le triple de ce que Charles-Quint, dans sa magnificence, donnait au prince gouverneur des Pays-Bas. Colbert n’avait pas autant lorsqu’il réformait la France ; encore se servait-il lui-même et prenait-il dans la caisse à l’insu du Roi !

Au XVIIIe siècle, lorsque l’on imagina de faire des routes dans le royaume, pour aller ailleurs que de Paris à Versailles ou à Fontainebleau, le gouvernement de Louis XV, soucieux d’obtenir les hommes compétens dont il avait besoin, leur assura un traitement honorable : le directeur général des Ponts et Chaussées, à Paris, toucha 45 000 francs (1736) ; l’ingénieur en chef d’une province reçut 11 400 francs. Mais, dans l’industrie privée, le directeur d’une mine de charbon du Midi était payé 2 660 fr. en 1754, au lieu qu’aujourd’hui son successeur, dans la même exploitation, est payé 30 000 francs.

Ainsi, non seulement la société actuelle se montre plus prodigue que les États anciens et modernes, envers ces travailleurs à tous risques que nous nommons ses « actionnaires, » mais elle récompense aussi plus généreusement ses « obligataires, » les employés à salaire convenu. Car, si nous voulions continuer le parallèle entre les fonctions officielles et les fonctions privées, au-dessous des chefs de colonnes, des individualités chanceuses et le plus souvent précieuses, levain d’intelligence et de volonté par qui la pâte humaine fermente, nous trouverions en sous-ordre un peuple de laborieux agens : les uns font mouvoir les organes délicats de ces vastes machines à fabriquer, à vendre, à prêter, à transporter, dont les noms sont partout connus ; les autres — moins en évidence mais en majorité sans doute — secondent, à titre de « fondés de pouvoirs, » d’« intéressés » et de lieutenans de confiance, les 19 000 patrons du haut commerce et les 193 000 industriels français.

L’étiage des traitemens est, pour ceux-là, deux et trois fois plus élevé que pour les serviteurs de l’Etat ; ce qui s’explique économiquement par la différence des mérites respectifs : dans les emplois privés, il y a peu d’incapables ; il ne pourrait guère y en avoir. Ceux qui occupent ces emplois sont trop surveillés, trop sous l’œil de patrons ou de supérieurs hiérarchiques, eux-mêmes talonnés par le souci de leurs intérêts ou les exigences des bailleurs de fonds. On s’aperçoit très vite des défauts d’un subordonné, et on le renvoie parce que ces défauts causent un préjudice.

La machine nationale, qu’elle s’appelle « gouvernement, » « administration » ou « magistrature, » est aujourd’hui montée de telle sorte qu’elle laisse peu de place à l’initiative, et impose peu de responsabilité aux individus qui président à ses rouages. Il est beaucoup plus facile d’être, je ne dirai pas député, — cela va de soi, — mais ministre ou trésorier général, que d’être directeur d’un chemin de fer ou d’une compagnie d’assurances. Il semble même que le premier venu soit apte à remplir une fonction publique parce que, s’il la remplit mal ou médiocrement, son incompétence, pourvu qu’elle soit discrète, est peu apparente. Il n’y a pas de sanction pour la révéler comme dans les affaires privées, où l’action s’impose, où la lutte des concurrens est âpre et où le bilan sert de critérium.

Un juge, un sous-préfet, un ingénieur même de l’Etat, peuvent impunément commettre des fautes lourdes ; un ingénieur industriel ou un chef d’agence du Crédit Lyonnais ne le pourrait pas. Avec de la prudence et de la respectabilité, le salarié officiel, couvert par ses chefs, encadré par ses collègues, fortement tenu en lisières par des règlemens minutieux, a toute chance d’arriver sans encombre à la retraite. Pour le salarié privé, quel que soit son grade, — sauf en certaines administrations déjà cristallisées sur le modèle de l’Etat, — la paresse est voyante, l’incompétence est coupable, les bévues sont personnelles, et il les paie… de sa place.

En revanche, ses ambitions peuvent se donner carrière. Celui-ci, comme un homme d’armes féodal, est l’officier en campagne, soumis aux bons et mauvais hasards ; l’autre est le militaire en garnison, dont les espoirs sont bornés comme les périls.

Naturellement cette justice distributive qui fait, à chaque époque, les profits compagnons des peines, n’est pas plus parfaite aujourd’hui qu’autrefois : elle souffre des exceptions. Le roi avait ses favoris, le peuple a les siens, que sa faveur dispense de mérite ; mais seulement dans le champ borné des dignités politiques. Le citoyen-électeur votera peut-être par caprice ; mais c’est par raison que le citoyen-plaideur et le citoyen-malade choisiront leur avocat ou leur médecin. Et ce sont aussi des mobiles raisonnables qui feront estimer et repu ter tels ou tels peintres, architectes, écrivains, professeurs ou artistes dramatiques.

Exercer une profession dite « libérale, » être médecin, avocat, artiste, homme de lettres ou même officier ministériel, c’est se livrera une industrie dont les produits sont purement intellectuels, puisque l’on tire ici toute la matière de son cerveau. Il est clair qu’il faut un peu plus de génie pour écrire un drame que pour grossoyer des conclusions ; mais, dans les deux cas, c’est le travail de l’auteur qui constitue l’unique valeur de l’ouvrage ; c’est l’effort et la peine que l’un vend et que l’autre acheté, et, par là, l’individu a donné aux professions libérales ressemble aux employés.

Il ressemble aux industriels et commerçans en ceci : qu’il fait valoir en « actionnaire de la vie » son capital-humain, sujet comme tel à plus de chances bonnes ou mauvaises que celui du capitaliste à traitement fixe, du fonctionnaire petit ou grand. Dans les entreprises innombrables que le siècle dernier vit éclore, l’« employé » n’a pas eu sa part des succès éclatans : des distilleries comme la Bénédictine, qui partit de 2 millions pour arriver à 31 ; ni des compagnies d’assurances comme la Générale, qui, de 5 millions — incendie et vie réunis — monta à 187 millions ; ni des charbonnages qui débutèrent à 6, 3 ou 1 million, comme Courrières, Bruay ou Lens, pour atteindre 170, 207 ou 230 millions ; ni d’aucune autre de ces affaires heureuses qui servent d’appâts au capital coureur d’aventures et d’exemples aux ennemis du capital, pour flétrir son avidité.

Mais cet « employé » n’a pas été atteint dans son budget, dans ses économies, par le désastre des valeurs mortes, mourantes et avariées, dont les unes disparaissent de la cote après faillite ou liquidation, dont les autres continuent d’y figurer avec un dividende rongé ou spasmodique. Telles sont des douzaines de compagnies de traction, de gaz, d’électricité, d’armement, de navigation, d’imprimerie, de verrerie, de brasserie, d’assurances, de produits chimiques et autres, dont le capital s’est évaporé.

S’il est permis d’avancer, après une étude attentive, que, pour l’industrie et le commerce pris en bloc depuis cinquante ans, du moins pour cette portion connue des affaires, qui ont été organisées en sociétés et cotées à la Bourse, les bénéfices et les pertes, de 3 ou 4 milliards chacun, se balancent ; s’il est permis d’en conclure que les capitalistes, pris en bloc, n’ont ni gagné ni perdu, il est clair aussi que cet équilibre global recouvre autant de défaites que de triomphes partiels et que la chance d’autrui est une mince consolation pour l’actionnaire ruiné.

Semblables sont les destinées de ceux qui, n’ayant d’autre capital que leur personne, sont jaloux de l’exploiter eux-mêmes. Beaucoup ici rêvent la renommée, cette gloire viagère, plus encore que la fortune ; en tous cas nul n’atteindra la fortune qu’avec et par la renommée. Cette fortune, suivant les diverses carrières, sera très différente ; et, dans la même carrière, elle variera fort suivant la nature de l’ouvrage, beaucoup plus que suivant son mérite.

Seulement, toutes les professions « libérales, » soit qu’elles répondent à un besoin, soit qu’elles procurent un plaisir, sont aujourd’hui gratifiées d’honoraires et d’appointemens tout à fait supérieurs à ceux des fonctionnaires de l’Etat ; tandis qu’aux siècles anciens c’était le contraire. L’Etat n’a donc plus la même importance ; il ne joue plus le même rôle dans notre vie. Certes il a grandi, mais plus encore que lui, plus que la « France publique, » a grandi la « France privée ; » et il est tout de même plus facile à un homme de talent, — hors du terrain sacrifié aux passions politiques, — d’être quelque chose aujourd’hui malgré le peuple que naguère malgré le roi.


Ve G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 mars et 1er juin.