Les Rois/Chapitre XV

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Calmann Lévy, éditeur (p. 164-175).

XV

— Peut-on te dire un mot ?

Otto entra, visiblement agité. Mais son sourire d’éternelle gouaille restait figé sous sa moustache rousse.

— Le moment, dit Hermann, n’est peut-être pas des mieux choisis.

— C’est qu’on ne te voit pas comme on veut… Et puis… je vais te dire… je n’ai pas eu le choix du moment. D’ailleurs, aujourd’hui ou un autre jour… Pour moi, je suis bien tranquille.

— Tant que cela ?

— Oui, quoique tu ne fasses pas grand’chose pour rassurer les gens paisibles, soit dit sans reproche. Je connais tes idées. Tu te figures que tes douze ou quinze mille prolétaires vont faire gentiment leur petite promenade et qu’il n’y a qu’à ne pas les contrarier pour qu’ils restent sages… J’en doute très fort, mais je raisonne.

— Voyons.

— C’est bien simple. De deux choses l’une : ou tu vois juste (ce qui est possible), et tout se passera en douceur ; ou tu te trompes, et alors tu feras comme on a fait avant toi : tu te défendras,--un peu plus tard seulement. Il y aura un peu plus de casse que si tu t’étais défendu tout de suite ; mais ça reviendra au même. Nous aurons le dernier mot, cette fois-ci encore et quelques autres, parce que, provisoirement, nous sommes les plus forts ; je dis nous et notre bonne noblesse, et notre délicieuse bourgeoisie. Évidemment, nous n’en avons pas pour longtemps ; mais la machine durera bien autant que nous. Je n’en demande pas plus, moi.

— Brave cœur !

— Je ne suis pas un sentimental… Mais parlons de mon affaire. Je t’en ai déjà dit un mot, il y a quelques jours…

— Cette concession de mines ?

— Oui… Le baron Issachar donnerait la forte somme.

— Cela veut dire ?

— Mon Dieu !… cela est assez clair.

— Enfin, quoi ? Il m’offrirait de l’argent ?

— Je ne dis pas cela… Tu aurais le droit d’ignorer. Dans toute chose, il y a la façon… Mais les temps sont durs… Les têtes couronnées manquent d’argent de poche… Je crois que Wilhelmine elle-même ne serait pas fâchée… pour ses bonnes oeuvres… Enfin… trois millions sont bons à prendre…

— Inutile de continuer, tu sais.

— Pourquoi ?

— Tu ne comprends pas ?

— Non.

— C’est juste : tu ne peux pas comprendre, dit Hermann en haussant les épaules.

Le front d’Otto se plissa, et ses yeux devinrent méchants :

— Voyons, Hermann, ce n’est pas sérieux ? Qu’as-tu à reprocher au baron ?

— Je n’ai rien contre lui. Je ne veux pas, voilà tout. Je trouve que, dans cette affaire, les propriétaires du sol ont un droit de priorité, et, puisqu’ils présentent des garanties…

— Moins que le baron… Il possède en Alfanie soixante mille hectares de forêts… Nous lui devons les tramways de Marbourg…

— C’est-à-dire qu’il nous les doit. Malheureusement. J’estime, pour moi, qu’il a assez d’autres moyens de faire travailler son demi-milliard et que ce n’est pas le moment, quand la question sociale est arrivée à l’état aigu, d’accorder des privilèges à ceux qui sont déjà trop riches. Mes raisons sont limpides, comme tu vois.

— J’aurais bien des choses à te répondre, et même des choses sensées. Mais je perdrais mon temps. Aujourd’hui, tu es buté… Nous en reparlerons… Seulement, écoute : tu me mets dans une situation un peu fausse vis-à-vis du baron. Je lui avais fait espérer… Dans tous les cas, il me semble que nous lui devons bien une petite compensation.

— Une compensation à quoi ?

— A ce que ton refus lui fait perdre.

— Qu’est-ce que mon refus lui fait perdre ?

— Dame ! ce qu’il te demandait.

— Tu as une logique !

— Enfin, je me trouve un peu engagé avec Issachar… Et, quand ce ne serait que pour me tirer d’embarras… il me semble que tu pourrais faire pour lui quelque chose qui l’aidât à patienter, et surtout qui lui prouvât que je me suis occupé de lui… Songe que le baron est une puissance et qu’il serait maladroit de le mécontenter… Au reste, un rien le ravirait… une simple marque d’estime, et qui ne te coûterait pas un sou.

— Enfin, quoi ?

Otto laissa tomber d’un air négligent :

— Mais… le grand-cordon de l’Aigle-Bleu, par exemple.

— Le grand-cordon de l’Aigle-Bleu au baron Issachar ?

— Mon Dieu…

— Dis-moi ses titres.

— Mais… son argent.

— C’est tout ?

— Qu’est-ce qu’il te faut ? Tu refuses encore ?

— Ah ! oui, je refuse !

— Tu n’es pas aimable. Je te croyais plus… Voyons, qu’est-ce que tu as contre moi ?

— Tu veux le savoir ?

— Oui, j’aime autant.

— Tu y tiens beaucoup ?

— Mais va donc !

— Eh bien, j’ai que la pensée d’être ici ton complice me fait horreur. Veux-tu que je te dise pourquoi tu viens mendier pour ce pauvre baron Issachar ? C’est que ce juif te tient à la gorge, toi, deuxième prince du sang ; c’est que tu lui dois plus de douze millions et qu’il juge que l’heure est venue de t’acquitter ; c’est que, ce matin même, tu as reçu la visite de son homme d’affaires, qui t’apportait ses dernières sommations. L’ingrat ne se souvient plus qu’il a été ton cher ami, qu’en retour de l’honneur que tu lui faisais d’être son hôte tu te contentais d’un modeste bénéfice de deux mille louis, chaque soir, au baccara… Oui, c’était réglé comme un papier de musique. C’était ton indemnité de déplacement, et même tu ne te déplaçais que pour l’indemnité. Il trouve maintenant que c’est trop cher, surtout en y joignant les autres petites sommes que tu daignais lui emprunter. Il trouve que l’honneur de ton amitié ne vaut plus ça et qu’il a fait un marché de dupe. Et il te met en demeure de payer, n’importe de quelle façon… Ah ! oui, tu es un joli prince ! Ta pauvre femme, qui, pendant ce temps-là, vit comme une recluse, écrasée sous la honte et la douleur, sanglotait encore l’autre jour en me parlant de toi… Tu as si follement et si brutalement abusé de tout que tu en es à présent à rechercher les sensations… excentriques, celles qui mènent au bagne les simples particuliers. Tu as commencé par descendre aux jupes crottées, filles de la rue ou servantes, et tu te déguisais pour courir les aventures de taverne. Puis cela même ne t’a plus suffi… Une des occupations de la police est de te protéger… Non, non, je ne payerai pas à ton juif l’argent de tes vices. La royauté n’est pas un brigandage !

Les phrases tombaient sur Otto comme des soufflets. Il était livide, l’insolence de son sourire un moment tombée, la lèvre tremblante un peu. Mais il se contint :

— Qu’est-ce que tu veux ?… Quand on s’ennuie !… Et si tu savais comme je m’ennuie !… Je t’avertis d’ailleurs que tout ce que tu viens de dire est fort exagéré… Mais, enfin, puisque tu sais tout, et même un peu plus qu’il n’y en a, tire-moi de là ! Tu vois bien que, si je t’ai parlé, c’est que je ne pouvais faire autrement… Que veux-tu que je devienne ?

— Arrange-toi. Vends un château. Celui de Grotenbach est ta propriété personnelle.

— Grevé d’hypothèques, mon pauvre Hermann.

— Fais-toi l’ami intime de quelque autre banquier.

— Alors, tu ne veux rien faire pour moi ? Remarque comme je suis patient… Après tout, je suis ton frère, et, si cela te donne certains droits, comme de me dire des choses désagréables, cela te crée, ce me semble, certains devoirs…

— Eh ! qu’est-ce que cela fait que tu sois mon frère ? Comme si cela signifiait quelque chose chez nous autres ! Nous sommes-nous jamais aimés ? Nous sommes-nous seulement jamais connus ?… Est-ce que je ne sais pas, d’ailleurs, que tu me hais ?

— Moi ?…

A cet instant, un grand bruit, confus s’éleva du dehors. C’étaient sans doute des bandes attardées qui gagnaient le rendez-vous des manifestants. Les deux princes tendaient l’oreille ; les cris devenaient distincts.

— Entends-tu, dit Hermann, ce que crient ces gens-là ?

— Non.

— Ils crient : « Vive le prince Otto ! »

— Tiens, c’est ma foi vrai.

Du moment qu’il n’avait décidément rien à attendre de son frère, Otto reprenait son attitude naturelle, et, dandinant son grand corps, les mains enfoncées dans ses poches :

— Qu’est-ce que j’y peux ?… Ce n’est pas un cri séditieux. Si j’étais l’aîné, et toi le cadet, ils crieraient : « Vive le prince Hermann ! » C’est clair comme le jour.

— Sais-tu qui les a payés ?

— Ce n’est toujours pas moi : je ne suis pas assez riche.

— C’est toi ! Et c’est toi qui as fait afficher dans la ville les placards que j’ai fait déchirer ce matin, où l’on me dénonçait au peuple comme jouant un double jeu, libéral dans mes déclarations publiques, mais secrètement allié à la réaction… Ne nie pas : j’ai les preuves.

— Quelles preuves ? Des rapports de policiers qui font du zèle ?… Tu me dis tout cela pour te dispenser de me rendre le petit service que je te demandais… Tu as tort, Hermann ; je t’assure que tu as tort.

— Écoute, dit Hermann.

C’était la sonnerie du téléphone dans la pièce voisine. Deux ou trois minutes s’écoulèrent ; les deux princes se taisaient. L’officier d’ordonnance entra et, apercevant Otto, parut hésiter.

— Vous pouvez parler, dit Hermann.

L’homme répéta, du ton uni et impersonnel d’un officier au rapport, la communication qu’il venait de recevoir :

— La manifestation s’est mise en marche vers dix heures et demie. Douze mille hommes environ ; quelques centaines de femmes et d’enfants. Ç’a été très calme d’abord. Mais, tout à coup, à l’angle du quai Saint-Pierre et de la rue des Tanneurs, Audotia Latanief a déployé le drapeau noir.

— Encore elle ! murmura Hermann.

Le visage d’Otto s’éclairait.

L’officier continua :

— On le lui a arraché. Il y a eu des coups échangés. Rien de grave. Audotia, qui résistait, a été conduite au poste avec trois ou quatre ouvriers grévistes. La foule continue son chemin, pacifique en apparence, presque silencieuse. Le général gouverneur de Marbourg dit que ce silence ne présage rien de bon. Il pense qu’on pourrait, sans trop de peine, diviser et refouler les manifestants au moment où ils déboucheront sur le rond-point du pont Saint-Gabriel. Quels sont les ordres de Votre Altesse royale ?

— Les mêmes. Qu’on laisse faire.

L’officier se retira.

Mais Hermann n’était plus si tranquille. Toujours cette Audotia ! Elle devenait singulièrement encombrante, cette sainte. Il est vrai que l’incident était prévu, et, sans doute, il n’aurait pas de suites. Pourquoi donc, si confiant tout à l’heure, Hermann avait-il maintenant le coeur serré d’angoisse ?

Il tournait le dos à son frère ; mais il sentait derrière lui le grand nez, les yeux à pochettes, toute la personne d’Otto le railler méchamment. Il se retourna d’un mouvement brusque :

— Qu’as-tu à sourire ?

— Je songe, dit Otto, que tu auras beau faire : tu finiras, bon gré mal gré, par où tu aurais dû commencer. Va, va, j’aurai le plaisir exquis de te voir tirer sur ce bon peuple en qui tu as tant de confiance et que tu aimes tant.

— Mais c’est abominable, ce que tu dis là !

— En quoi ? Je constate ce qui est. Qui espères-tu tromper ? Les sentiments que tu affiches sont contradictoires à ta fonction. Si tu les éprouvais réellement, ou si tu étais capable de les suivre jusqu’au bout, tu n’aurais qu’une chose à faire : t’en aller. Or tu ne t’en iras pas. Tu resteras pour nous défendre--à coups de fusil s’il le faut--et tu massacreras de pauvres diables, parmi lesquels il y aura certainement quelques braves gens, parce que tu ne pourras pas faire autrement. Te voir patauger dans ces contradictions, ce sera ma première vengeance, à moi qui ne fais pas de phrases et qui ne me pique pas de justice ni de pitié. Et puis… j’attendrai… Je te parle bien tranquillement, selon ma coutume. Mais tu m’as dit tout à l’heure des choses que je ne permets à personne de me dire, pas même à toi… Et je t’avertis que je m’en souviendrai.

— A la bonne heure, dit Hermann, je reconnais mon frère.