Les Rois/Chapitre XXIV

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Calmann Lévy, éditeur (p. 250-261).

XXIV

Frida, radieuse,tenait à pleins bras une énorme gerbe de fleurs sauvages.

— Tenez, en voilà, des fleurs !

Elle les jeta sur le canapé et commença à les arranger en bouquets.

— C’est madame qui a cueilli tout ça ? dit Günther.

— Je pense !

— Ah ! bien, madame n’a pas perdu son temps.

Frida devint sérieuse :

— Ne dites pas comme cela, Günther, je vous en ai déjà prié. Dites : « Ah ! bien, madame, vous n’avez pas perdu votre temps. »

— Mais… c’était par respect, madame.

— Cela n’a rien à voir avec le respect. Günther… Et puis, moi, ce n’est pas votre respect que je veux : c’est votre amitié.

— Oh ! madame… fit Günther tout étourdi.

— C’est comme cela. Avez-vous fini de ranger ici ?

— A peu près, madame.

— Merci… Ah ! Kate, voulez-vous être gentille ?

— Mais oui, madame.

— Il n’y a plus du tout de gâteaux à thé, mon enfant. Voulez-vous aller en chercher à Steinbach ?

— J’y vais tout de suite, madame.

Kate n’était pas seulement ravie d’aller flâner un peu : elle était contente d’obéir à Frida, qu’elle aimait pour sa grâce et sa bonté, et pour d’autres raisons encore dont elle ne se rendait pas clairement compte. Par tout ce que Frida, dans ses propos familiers, laissait entrevoir de ses rêves humanitaires et de ses utopies charitables, Kate devinait confusément que les idées de sa maîtresse impliquaient une tolérance candide et presque illimitée. Sans doute la grâce chaste de Frida inspirait à la ribaude un respect involontaire, et elle eût été écrasée de honte, pensait-elle, si la dame avait su comment elle vivait : mais elle était sûre que, même alors, Frida ne l’eût pas traitée rudement. Et, enfin, depuis qu’elle soupçonnait Frida d’avoir un amant, sans croire pour cela la distance morale abrégée entre elles deux, Kate la chérissait encore davantage.

— Ça m’aurait surpris si elle s’était fait tirer l’oreille, grogna Günther. Allons, va, et ne t’attarde pas à causer avec les garçons.

— Ça lui arrive donc quelquefois ? dit Frida.

— Que trop, madame.

— Mais Kate est une fille sage, et elle sait ce qu’il est permis de dire et d’entendre.

— Pardi ! fit la ribaude.

— Vous croyez toujours le bien, vous, madame, dit le garde.

— C’est meilleur que de croire le mal, et ça ne coûte pas plus cher. Et, parfois, on fait naître le bien en y croyant… Allez, Kate, et ne soyez pas trop longtemps tout de même.

Quand la fille fut sortie :

— Vous êtes trop bonne pour elle, madame, dit le vieux.

— Et vous, un peu grondeur et défiant, Günther.

— J’ai mes raisons pour ça, madame… Elle n’a plus que moi ; je n’ai plus qu’elle. Sa sagesse est le plus clair de son bien. Aussi j’y veille. Je ne veux pas avoir de reproches à me faire ni en recevoir des morts…

— Eh bien, il faut lui dire cela, mais doucement, et, surtout, il faut lui faire sentir que vous l’aimez bien.

Frida finissait d’arranger les fleurs dans la jardinière. Elle se recula un peu pour juger de l’effet :

— Est-ce joli comme cela, Günther ?

— On peut le dire, madame !

— Cela lui fera, plaisir… J’ai si grand’peur qu’il ne soit triste !

— Pourquoi, madame ?

— Ces choses horribles qui se sont passées à Marbourg… Cela a tant dû lui coûter d’être obligé d’en venir là !

— Oh ! moi, madame, si j’étais à la place de monseigneur, ce n’est pas ça qui m’empêcherait de dormir.

— Günther !

— Voulez-vous mon opinion ? On n’en a pas encore assez dégringolé.

— Comment pouvez-vous dire cela, Günther ? Songez qu’on a ramassé, parmi les morts, des femmes et des enfants.

— C’est fâcheux, je ne dis pas. Mais c’est leur faute. Pourquoi se trouvaient-ils là ? Ce n’était pas leur place. Quant aux autres…

— Il y avait peut-être parmi eux bien des souffrants, des désespérés. Les riches sont quelquefois bien durs pour les pauvres. Tout n’est pas pour le mieux dans la société, Günther.

— Oh ! moi, madame, je n’en cherche pas si long. Il faut des riches et des pauvres, parce que ça s’est toujours vu, que ça se verra toujours et que ça ne cesserait que pour recommencer. Il est probable que c’est dans la nature… Ceux qui veulent tout changer dans le gouvernement sont, la plupart, des fainéants et des pas-grand’chose, je l’ai souvent remarqué. D’ailleurs, si vous voulez mon idée, ce n’est peut-être pas pour être heureux que nous avons été mis sur la terre. Et, d’un autre côté, si chacun acceptait son lot et faisait son devoir dans le coin où il est, il resterait peut-être encore bien de la misère, mais il y en aurait moins, c’est moi qui vous le dis.

— En d’autres termes, Günther, si on ne cherche pas à rendre les hommes meilleurs et plus charitables, on n’arrivera jamais à les rendre moins malheureux ?

— C’est bien ce que je pense, madame.

— Oui, mais, pour que les pauvres puissent devenir meilleurs, ne faut-il pas que les riches le deviennent d’abord eux-mêmes ? N’est-ce pas à eux de commencer ?

— C’est vrai. Mais, qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas les forcer.

— Qui sait ? On peut du moins les obliger à réfléchir… Je crois que c’est là l’idée du prince… Il veut être avant tout le roi des pauvres gens.

— Qu’il soit béni pour cette idée-là ! Mais, voyez-vous, il y a tout de même bien des malheureux qui le sont par leur faute, parce qu’ils ne veulent pas travailler ni obéir. Et ça, on ne peut rien y faire. Enfin, selon moi, monseigneur est trop bon ; il rêve des choses qui ne sont pas possibles, il a des idées qu’on n’a jamais eues dans son rang… Je ne vous fâche pas, madame ?

— Non, Günther…

Frida se taisait. Les réflexions du garde l’avaient frappée. La vie avait été plutôt dure à ce vieil homme : à partir de quatorze ou quinze ans, le travail de la terre, des journées de douze heures pour des récoltes souvent maigres et dont le plus clair était emporté par les fermages ; puis quinze ans à l’armée, trois campagnes où il avait risqué sa peau pour la poignée d’écus de son réengagement ; le retour au pays et, de nouveau, pendant trente-cinq ans, la pauvreté laborieuse jusqu’au jour où Hermann lui avait confié la garde du château. Or, Günther était résigné ; il l’avait même été avant la modeste aubaine échue à sa vieillesse. « Ce n’est peut-être pas pour être heureux que nous avons été mis sur la terre, » avait-il dit. Si c’était vrai ? Si les résignés seuls avaient raison ?

Mais leur résignation supposait un dieu-providence et la survivance personnelle des âmes. Frida n’y croyait point, et, dès lors, la foi des pauvres gens lui semblait une duperie vraiment trop forte. Elle se désolait et s’irritait en pensant à l’effroyable quantité de maux que l’attente d’une justice éternelle leur faisait accepter, aux traites lamentables tirées par la misère humaine sur un dieu qui se déroberait à l’échéance. Et, ne dût-il point se dérober, les hommes en auraient-ils moins souffert ? L’injustice et la douleur, même transitoires, gonflaient d’indignation le cœur de la jeune révoltée, et les créatures bonnes et simples qui se soumettaient, comme Günther, l’emplissaient à la fois de surprise et d’une indicible compassion.

Et, toutefois, bien qu’elle n’obéît elle-même à aucune croyance ni à aucune loi imposée ou révélée, l’antiquité et l’efficacité merveilleuses de la foi et de la règle qui dirigeaient les rudes pensées et l’humble vie du vieil homme imposaient à Frida. Plusieurs fois, elle s’était demandé ce que pensait d’elle, dans le secret de sa conscience, cet honnête et fruste représentant de la tradition. Cette idée lui était intolérable qu’il pût croire qu’elle était la maîtresse du prince. Pourtant, elle admettait en théorie, avec ses amis les révolutionnaires, la légitimité de l’amour libre, et elle ne le condamnait point chez les autres. Mais elle était invinciblement chaste. Sa chair était aussi endormie qu’une chair d’enfant ; même aux côtés d’Hermann, la langueur dont elle était quelquefois enveloppée était pure de désirs : c’était un charme qui avait comme peur des caresses et qu’en effet toute caresse trop expressive et trop appuyée eût désagréablement rompu. Et ainsi, quoiqu’elle repoussât les principes séculaires au nom desquels le vieux soldat la jugeait sans doute, elle ne pouvait supporter la pensée d’être condamnée par lui.

Elle cessa un moment d’arranger ses fleurs, regarda Günther bien en face et reprit avec beaucoup de gravité :

— Non, Günther, vous ne me fâchez pas… Et même je vous demande de vous enhardir tout à fait… J’ai un poids sur le cœur dont je veux me délivrer… Vous aimez le prince Hermann ? Vous lui êtes tout dévoué ?

— J’appartiens à monseigneur. Il peut me demander ce qu’il voudra, y compris mon sang.

— Et non seulement vous l’aimez, mais vous l’estimez ?

— Oh ! madame, ce mot-là… de moi à lui !

— Répondez. Vous le croyez incapable de faire une mauvaise action, de manquer à ce que vous regardez, vous, dans votre condition, comme un devoir essentiel ?

— Oui, madame… Mais je ne comprends pas bien.

Ce que Frida avait à dire était encore plus embarrassant qu’elle n’avait cru. Enfin, elle trouva ceci :

— Quelle est votre idée au sujet de la princesse Wilhelmine ?

— Je n’en ai pas, madame. Je ne l’ai jamais guère vue. On dit qu’elle est un peu fière, et qu’elle ne se montre pas souvent.

— Est-ce que vous croyez qu’elle a lieu d’être malheureuse ?

— Comment saurais-je cela, madame ?

— Je vous supplie de répondre, Günther. Votre réponse m’importe beaucoup, mais beaucoup ! parce que vous avez l’âme droite et que, moi, je vous estime.

Et, prenant tout à coup son parti :

— Quand le prince vient ici, que pensez-vous de lui et de moi ?

Günther était fort troublé :

— Je ne pense rien, madame. Les grands sont les grands, et je ne sais pas ce que je ferais si j’étais prince…

Elle l’arrêta sur ce mot :

— Il ne faut pas dire cela, Günther. Les princes sont des hommes, et vous avez le droit de les juger d’après l’idée que vous vous faites du bien et du mal.

Mais Günther se dérobait :

— Je suis entièrement dévoué à monseigneur. J’exécute les consignes qu’il me donne, sans faire d’observation, même au dedans de moi. Je n’ai pas besoin de savoir pour obéir.

Il ajouta, comme malgré lui :

— Et, même, j’aime autant ne pas savoir.

— Ah ! vous voyez bien que vous pensez quelque chose !

Le vieux garde rougit comme une jeune fille :

— Moi, madame ?

Alors, Frida :

— Vous me reprochiez tout à l’heure de croire toujours le bien. Et moi, je vous dis : « Günther ! Günther ! ne croyez pas le mal ! »

La pureté de son regard et la franchise de son accent témoignaient pour elle. Ce fut du moins l’avis de Günther. Il se rendit compte que ce singulier appel à son jugement et cette justification inattendue étaient le plus grand honneur qu’on lui eût fait dans sa vie de pauvre homme. Très ému, il balbutiait :

— Quoi ! c’est vous qui… à moi… à moi…

Les yeux brouillés et ne sachant plus ce qu’il faisait, il prit l’une des petites mains et la baisa :

— Non, non, madame, je ne le crois plus.

Frida était rayonnante :

— Merci, Günther, dit-elle… Et, maintenant, savez-vous ce que nous allons faire ? Je n’ai pas assez de fleurs pour mettre dans tous les vases, et j’en ai vu de si belles, là-bas, au bord de l’étang… Mais je n’ai pas pu les atteindre. Venez avec moi : vous me les cueillerez…

— Tout ce que vous voudrez, madame, dit le vieux avec effusion.

— Il est admirable, cet étang, et si bleu ! si bleu !

— Oui, l’étang de la Dame.

— On l’appelle comme cela ? je parie qu’il y a une histoire ?

Günther fit signe que oui.

— Une histoire d’amour ?

— Naturellement.

— Et de mort ?

— Dame !… C’est bien souvent la même chose.

— C’est vrai… c’est souvent la même chose… Vous me la raconterez en marchant, Günther.