Les Rois/Chapitre XXV

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Calmann Lévy, éditeur (p. 262-272).

XXV

Kate, très essoufflée, se précipita en criant dans le salon désert, serrée de près par Otto. Il l’avait aperçue traversant la place de Sleinbach avec son panier, l’avait suivie et était entré derrière elle par la petite porte du parc.

Elle se blottit dans un coin, faisant mine de se défendre, moitié riant, moitié fâchée, les cheveux sur les yeux, le corsage en révolte et de petites gouttes de sueur aux tempes.

Otto l’empoigna par la taille :

— Ah ! ah ! je te tiens, petite gueuse !

— Lâchez-moi, je vous dis ! lâchez-moi !

Elle appela :

— Grand-père !

— N’appelle pas si fort : il entendrait.

— Vous êtes farce, dit-elle avec une nuance de considération.

— Mon Dieu… fit-il modestement.

Il reprit :

— Et, s’il t’entendait, il se croirait obligé de venir, et, s’il venait… moi, je me tirerai toujours d’affaire : j’ai une histoire pour ces occasions-là. Mais toi, tu serais grondée…

— Et battue.

— Et battue.

Il la quitta et s’approcha d’une des fenêtres :

— Heureusement, il est déjà loin, ton grand-père… Il est là, au tournant, avec une dame… Comment est-elle, la dame ? Son ombrelle empêche de voir… Ils ont tourné l’allée : plus personne… Qui c’est, cette dame ?

— C’est madame.

— Madame qui ?

— Vous êtes bien curieux.

— Et puis, ça m’est égal.

Il la reprit d’une main par la taille, et son autre main se faisait familière.

— Mais lâchez-moi donc ! dit la fille, chatouillée.

— Te rappelles-tu ce que je t’ai promis hier ?

Il tira une boîte de sa poche :

— Tiens.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Regarde.

C’étaient des bijoux d’un goût violent, pas chers. Le moyen n’était pas neuf ; mais cela l’amusait, ce sage, de jouer la scène classique de la séduction villageoise :

— Trouves-tu ça joli ?

— Sûr !

— Alors, garde-les.

— Pas la peine : je ne pourrais pas les mettre.

— Pourquoi ?

— -Dame ! qu’est-ce que je dirais au vieux ?

— Alors, n’en parlons plus.

Il remit la boîte dans sa poche.

— N’en parlons plus, dit Kate avec un soupir. Et maintenant, il faut vous en aller.

— Tout à l’heure.

Il s’assit, la prit sur ses genoux, la palpa avec soin et dit :

— C’est dommage.

— Qu’est-ce qui est dommage ?

— Ce qui t’attend si tu continues à rouler de mains en mains…

— Dites donc, vous !

—… Avec des gars qui ne te donnent jamais un sou et qui te battent comme plâtre quand ils ont bu… Tu vois que je sais tout.

— Oh ! on dit tant de choses !…

— Voudrais-tu insinuer que tu es honnête ? Alors, ma fille, tu épouseras un butor, tu travailleras du matin au soir, tu auras une douzaine d’enfants, tu deviendras laide et tu iras en guenilles.

— Eh bien, vrai ! dit la fille suffoquée.

— Par bonheur, il y a dans tes yeux quelque chose qui me rassure… Sais-tu ce qu’ils disent, tes yeux ?

— Quoi, pour voir ?

— Ils disent que tu aimerais bien avoir une gentille petite chambre à Marbourg…

— À Marbourg !

Les yeux de Kate luisaient. Otto reprit, élégiaque :

— Là, on vivrait tous les deux, serrés l’un contre l’autre…

Il la serra plus fort. Elle se débattait faiblement.

— Et puis, le dimanche, on irait se promener à la campagne, on dînerait au bord de l’eau…

— En écoutant de la jolie musique, continua-t-elle d’un ton sentimental.

— En écoutant de la jolie musique. Et la petite femme aurait de jolies robes, et des chapeaux, et des bijoux…

Kate n’y put tenir :

— Montrez la boîte, dit-elle.

— Et ton grand-père ?

— Oh ! je les cacherai bien… Mais je les mettrai quand je serai toute seule.

— Tu es exquise.

Elle mit vivement la boite dans sa poche et fourra son mouchoir par-dessus.

— Et, à présent, il faut vous en aller.

Mais Otto ne bougeait pas.

— J’ai bien le temps… Et puis, maintenant que nous voilà bons amis… car nous sommes bons amis ?…

Il respirait la nuque penchée de Kate, une nuque renflée, qu’un pli gras coupait obliquement quand elle se retournait un peu, et son long nez frôlait les frisons de la fille.

— Vous me chatouillez, gloussa-t-elle.

— Écoute, je ne m’en irai pas avant de savoir où je te reverrai.

— Où vous me reverrez ? Ce n’est pas facile, cette affaire-là.

— Ce serait facile si tu voulais.

— Si je voulais… Mais si je ne veux pas ?

— Tu ne veux pas ? pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas mon idée.

— Et pourquoi ce n’est-il pas ton idée ?

— Je ne peux pas dire. Ça vous fâcherait.

— Va toujours.

Elle hésita un instant, et puis :

— Eh bien ! je vous trouve trop vieux, voilà !

Et, comme si elle avait dit quelque chose d’extraordinairement comique, elle éclata de rire, prise d’une gaieté animale qui lui secouait toute la chair.

Otto la ressaisit par la taille, la pétrit lentement, et, la serrant contre lui, il l’obligea à le regarder en face :

— Tu es bête, dit-il ; tu ne sais pas ce que tu refuses…

Kate ne riait plus.

— Où demeures-tu ? demanda-t-il.

— Dans le pavillon de chasse, auprès de la grille.

Elle l’entraîna vers la fenêtre :

— Tenez, on aperçoit un bout du toit entre les arbres.

— Et ça, de l’autre côté de la grille ?

— C’est l’écurie et le grenier à fourrage.

Une vision de valet de ferme culbutant une vachère dans le foin et de brins de paille emmêlés dans une toison--avec la sensation de chaumes pointus piquant la peau--traversa subitement le cerveau de Son Altesse.

— Excellent, ce grenier… Et… peux-tu sortir la nuit sans réveiller personne ?

— Oh ! monsieur !

— Peux-tu ?

— Tout de même.

— Qu’est-ce que tu dirais du grenier ?

— Oh ! monsieur, ce serait mal.

— Puisque je t’épouserai ! Je ne te l’ai pas dit ?

— Non, vous ne m’épouserez pas.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes quelqu’un de très bien.

— Ah ! tu as deviné ça, petite gueuse ? fit-il, très égayé… Ecoute : je m’en vais sortir par la petite porte du parc. Tu as oublié la clef dans la serrure. Je l’emporterai. Et, après la nuit tombée… je t’attendrai… dans le beau grenier… Tu viendras ?

— Et le vieux ? Il est méfiant, vous savez. S’il nous surprenait, il ne badinerait pas.

— Tant mieux. Ça m’excitera.

— Vous êtes rigolo.

— Tu l’as déjà dit… Tu viendras ?

— Je ne peux pas me décider.

— Si ! si ! tu viendras. J’en suis sûr.

— Il faut vous en allez, monsieur. Moi, je vais débarrasser mon panier et finir de ranger par là…

Elle entra dans la salle à manger, dont elle laissa la porte entr’ouverte. Otto, resté seul, regarda tout autour de lui. Il fut frappé de la beauté des meubles, très fanés, mais très riches. Une antique console rocaille portait dans la complication de ses entrelacs un écusson aux armes des Marbourg. Et partout, au milieu de ces vieilles choses, des fleurs fraîchement cueillies : un air de fête et d’attente.

— Ah ça ! murmura-t-il, on diable suis-je, moi ?

Il appela :

— Kate !

— Vous n’êtes pas encore parti ? répondit-elle de la pièce voisine.

— Comment s’appelle-t-elle, ta maîtresse ?

— Qu’est-ce que ça vous fait ?

— Et toi, qu’est-ce que ça te fait de me le dire ?

— Quand vous saurez qu’elle s’appelle la comtesse Leïlof ?…

— Il y a longtemps qu’elle demeure ici ?

— Quatre mois à peu près.

Otto se souvint que Frida avait quitté la cour depuis quatre mois. En même temps, le souvenir lui revint de l’inconnue qu’il avait aperçue un jour dans la forêt et qui ressemblait si fort, de tournure, à mademoiselle de Thalberg.

— Est-elle seule ?

— Oui.

— Comment est-elle ?

— Pas grande, mais jolie !… et une voix !

— Brune ?

— Non.

— Blonde ?

— Si on veut.

— Depuis quatre mois… seule… pas grande… blonde si on veut… et une voix ! Non, ce serait trop beau, songea-t-il… Je ne le mérite pas, mon Dieu !

Il interrogea :

— Elle est veuve ?

— Non.

— Connais-tu son mari ?

— Je ne l’ai jamais vu… Grand-père l’a vu, lui.

— Vient-il souvent ?

— Je ne sais pas.

— Avoue qu’il vient ce soir.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Ces fleurs attendent quelqu’un, c’est clair comme le jour.

— Je ne sais pas, répéta la fille, étonnée, un peu tard, de l’insistance d’Otto et soudainement méfiante… Mais voulez-vous bien vous en aller ?

— Oui, mon amour, je veux bien à présent.

Otto sortit par la terrasse, gagna, en se dissimulant derrière les arbres, la petite porte du parc et oublia de la refermer à clef.

Un homme, avec un cheval, l’attendait à Steinbach, dans une auberge : un ancien policier qui avait coutume de l’accompagner, à distance, dans ses expéditions.

Otto traça quelques lignes sur une feuille de carnet en déguisant son écriture, cacheta et dit à l’homme :

— Il faut que ceci soit remis secrètement, avant la nuit, à la princesse Wilhelmine.

Cela lui semblait amusant de jouer ainsi les traîtres de mélodrame. Cependant, il réfléchit qu’il avait rendez-vous, ce soir-là même, avec la petite-fille du garde et que, si, en effet, il se passait quelque chose dans la maison mystérieuse, peut-être serait-il trop près, pour sa tranquillité, du « théâtre des événements ». Mais il en prit vite son parti :

— Au contraire, ce sera plus drôle… D’ailleurs, qu’est-ce que je risque ?… Et puis peut-être que je me trompe et qu’il n’y aura rien du tout… Enfin, nous verrons bien… Je crois que, cette fois, je tiens une émotion…