Les Rois en exil/II

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Alphonse Lemerre (p. 33-68).

II
un royaliste


La tête rase et nue sous une petite pluie acérée de décembre, qui givrait de pointes d’aiguille la laine brune de leur froc, deux moines portant la cordelière et la capuce arrondie de l’ordre de Saint-François, descendaient à grands pas la pente de la rue Monsieur-le-Prince. Au milieu des transformations du quartier Latin, de ces larges trouées par lesquelles s’en vont en poudre de démolitions l’originalité, les souvenirs du vieux Paris, la rue Monsieur-le-Prince garde sa physionomie de rue écolière. Les étalages de libraires, les crémeries, les rôtisseries, les marchands fripiers, « achat et vente d’or et d’argent », y alternent jusqu’à la colline Sainte-Geneviève, et les étudiants l’arpentent à toute heure du jour, non plus les étudiants de Gavarni aux longs cheveux s’échappant d’un béret de laine, mais de futurs avoués, serrés du haut en bas de leurs ulsters, soignés et gantés, avec d’énormes serviettes en maroquin sous le bras, et déjà des airs futés et froids d’agents d’affaires ; ou bien les médecins de l’avenir, un peu plus libres d’allures, gardant du côté matériel, humain, de leurs études, une expansion de vie physique, comme la revanche de leur perpétuelle préoccupation de la mort.

À cette heure matinale, des filles en peignoir et en pantoufles, les yeux bouffis de veilles, les cheveux déroulés dans un filet ballant, traversaient la rue pour chercher le lait de leur déjeuner chez la crémière, les unes riant et galopant sous le grésil, les autres très dignes au contraire, balançant leur boîte en fer-blanc, et traînant leurs savates, leurs nippes fanées, avec la majestueuse indifférence de reines de féerie ; et comme en dépit des ulsters et des serviettes en maroquin les cœurs de vingt ans ont toujours leur âge, les étudiants souriaient aux belles. « Tiens, Léa. — Bonjour, Clémence ». On s’appelait d’un trottoir à l’autre, des rendez-vous se donnaient pour le soir : « À Médicis », ou bien « à Louis XIII » ; et tout à coup, sur un madrigal trop vif ou pris de travers, une de ces indignations de fille stupéfiantes éclatait dans la formule invariable : « Passez donc votre chemin, espèce d’insolent ! » Pensez que les deux frocs devaient se hérisser au contact de toute cette jeunesse, retournée et riant sur leur passage, mais riant en dessous, car l’un des franciscains, maigre, noir et sec comme une caroube, avait une terrible physionomie de pirate sous ses sourcils embroussaillés, et sa robe que la cordelière serrait à gros plis bourrus lui dessinait des reins et des muscles d’athlète. Ni lui, ni son compagnon ne semblaient d’ailleurs s’occuper de la rue dont ils secouaient l’atmosphère à grands pas, l’œil fixe, absorbés, uniquement tendus au but de leur course. Avant d’arriver au large escalier qui descend vers l’École de médecine, le plus âgé fit signe à l’autre :

— C’est ici.

Ici, c’était un hôtel meublé, de piètre apparence, dont l’allée précédée d’une barrière verte à sonnette s’ouvrait entre une boutique de journaux feuilletée de brochures, de chansons à deux sous, d’images coloriées où le chapeau grotesque de Basile se répétait dans une foule d’attitudes, et une brasserie en sous-sol portant sur son enseigne : « Brasserie du Rialto », sans doute parce que le service était fait par des demoiselles en coiffures vénitiennes.

— M. Élisée est-il sorti ? demanda l’un des Pères en passant au premier étage devant le bureau de l’hôtel.

Une grosse femme, qui avait dû rouler dans bien des garnis avant d’en tenir un pour son compte, répondit paresseusement de sa chaise et sans même consulter la rangée de clefs tristement alignées au casier :

— Sorti, à c’te heure !… Vous feriez ben mieux de demander s’il est rentré !…

Puis un coup d’œil aux robes de bure la faisait changer de ton, et elle indiquait, dans le plus grand trouble, la chambre d’Élisée Méraut :

— Numéro 36, au cinquième, au fond du couloir.

Les franciscains montaient, erraient parmi d’étroits corridors encombrés de bottes crottées et de bottines à hauts talons, grises, mordorées, fantaisistes, luxueuses ou misérables et qui en racontaient long sur les mœurs de « l’habitant » ; mais ils n’y prenaient pas garde, les balayaient au passage avec leurs jupes rudes et la croix de leurs grands chapelets, et s’émurent à peine quand une belle fille, vêtue d’un jupon rouge, la gorge et les bras nus dans un pardessus d’homme, traversa le palier du troisième étage, se pencha sur la rampe pour crier quelque chose au garçon, la voix et le rire éraillés dans une bouche singulièrement canaille. Pourtant ils échangèrent un regard significatif.

— Si c’est l’homme que vous dites, murmura le corsaire avec un accent étranger, il s’est choisi un singulier milieu.

L’autre, le plus vieux, visage intelligent et fin, eut un sourire velouté de malice et d’indulgence sacerdotales :

— Saint Paul chez les Gentils ! murmura-t-il.

Arrivés au cinquième, les moines eurent encore un moment d’embarras, la voûte de l’escalier abaissée et très sombre laissant à peine distinguer les numéros et quelques portes ornées de cartes comme celle-ci : « Mlle  Alice », sans autre signalement de profession, signalement bien inutile du reste, car elles étaient plusieurs concurrentes du même métier dans la maison ; et voyez-vous les bons Pères allant frapper chez l’une d’elles à l’improviste !

— Il faut l’appeler, parbleu ! dit le moine aux sourcils noirs, qui fit retentir l’hôtel d’un « Monsieur Méraut ! » militairement accentué.

Non moins vigoureuse, non moins vibrante que son appel, fut la réponse partie de la chambre tout au fond du couloir. Et quand ils eurent ouvert la porte, la voix continua joyeusement :

— C’est donc vous, Père Melchior ?… Pas de veine !… J’ai cru qu’on m’apportait une lettre chargée… Entrez tout de même, mes révérends, soyez les bienvenus… vous vous assiérez si vous pouvez.

C’était en effet, sur tous les meubles, des écroulements de livres, de journaux, de revues, habillant et cachant la sordide convention d’un garni de dix-huitième ordre, son carreau dérougi, son divan crevé, l’éternel secrétaire empire et les trois chaises en velours mort. Sur le lit, des papiers d’imprimerie confondus avec des vêtements et la mince couverture brune, des liasses d’épreuves que le maître du logis, encore couché, sabrait à grands coups de crayon de couleur. Ce misérable intérieur de travail, la cheminée sans feu, la nudité poudreuse des murs, étaient éclairés par le jour des toits voisins, le reflet d’un ciel pluvieux sur des ardoises lavées ; et le grand front de Méraut, sa face bilieuse et puissante, en recevaient l’éclat intelligent et triste qui distingue certains visages qu’on ne rencontre qu’à Paris.

— Toujours mon taudis, vous voyez, Père Melchior !… Que voulez-vous ? Je suis descendu ici à mon arrivée, il y a dix-huit ans. Depuis, je n’en ai plus bougé… Tant de rêves, d’espoirs enterrés dans tous les coins… des idées que je retrouve sous de vieilles poussières… Je suis sûr que si je quittais cette pauvre chambre, j’y laisserais le meilleur de moi-même… C’est si vrai que je l’avais gardée en partant là-bas…

— Eh bien ! au fait, votre voyage ? dit le Père Melchior avec un petit clignement d’œil vers son compagnon… Je vous croyais parti pour longtemps… Qu’est-il donc arrivé ? L’emploi ne vous a donc pas convenu ?

— Oh ! si nous parlons de l’emploi, répondit Méraut en secouant sa crinière, on n’en pouvait trouver de plus beau… Des appointements de ministre plénipotentiaire, logé au palais, chevaux, carrosses, domestiques… Tout le monde charmant pour moi, l’empereur, l’impératrice, les archiducs… Malgré tout, je m’ennuyais. Paris me manquait, le Quartier surtout, l’air qu’on y respire, léger, vibrant et jeune… Les galeries de l’Odéon, le livre frais, feuilleté debout avec deux doigts… ou la chasse aux bouquins, ces bouquins entassés sur la ligne des quais, comme un rempart abritant le Paris studieux contre la futilité et l’égoïsme de l’autre… Et puis, ce n’est pas encore tout ça — ici sa voix devint plus sérieuse — vous connaissez mes idées, Père Melchior. Vous savez ce que j’ambitionnais en acceptant cette place de subalterne… Je voulais faire un roi de ce petit homme, un roi vraiment roi, ce qu’on ne voit plus ; l’élever, le pétrir, le tailler pour ce grand rôle qui les dépasse, les écrase tous, comme ces armures moyen âge restées dans les vieilles salles d’armes pour humilier nos épaules et nos poitrines étriquées… Ah ! ben oui !… des libéraux, mon cher, des réformateurs, des hommes de progrès et d’idées nouvelles, voilà ce que j’ai trouvé à la cour de X… D’affreux bourgeois qui ne comprennent pas que si la monarchie est condamnée, il vaut mieux qu’elle meure en combattant, roulée dans son drapeau, plutôt que de finir dans un fauteuil de ga-ga poussé par quelque Parlement… Dès ma première leçon, ç’a été une clameur dans le palais… D’où sort-il donc ? Que nous veut ce barbare ? Alors on m’a prié avec toute sorte de mamours de m’en tenir aux simples questions de pédagogie… Un pion, quoi ! Quand j’ai vu ça, j’ai pris mon chapeau, et bonsoir les Majestés !…

Il parlait d’une voix forte et pleine dont l’accent méridional frappait toutes les cordes métalliques, et à mesure sa physionomie se transfigurait. La tête, au repos énorme et laide, bossuée d’un grand front au-dessus duquel se tordait dans un désordre invincible une chevelure noire aigrettée d’un large épi blanc, au nez épais et cassé, à la bouche violente sans un poil de barbe pour la cacher, car son teint avait les ardeurs, les crevasses, les stérilités d’un sol volcanique, la tête s’animait merveilleusement dans la passion. Figurez-vous le déchirement d’un voile, le rideau noir d’un foyer, qu’on relève sur la flambée joyeuse et réchauffante, le déploiement d’une éloquence attachée aux angles des yeux, du nez, et des lèvres, répandue avec le sang monté du cœur sur cette face ternie par tous les excès et les veilles. Les paysages du Languedoc, du pays natal de Méraut, pelés, stériles, d’un gris d’oliviers poussiéreux, ont, sous les couchers irisés de leur soleil implacable, de ces splendides flamboiements traversés d’ombres féeriques qui semblent la décomposition d’un rayon, la mort lente et graduée d’un arc-en-ciel.

— Alors, vous voilà dégoûté des grandeurs ? reprit le vieux moine, dont la voix insinueuse, sans résonance, formait un si grand contraste avec cette explosion d’éloquence.

— Certes !… répondit l’autre énergiquement.

— Pourtant, tous les rois ne se ressemblent pas… J’en connais à qui vos idées…

— Non, non, Père Melchior… C’est fini. Je ne voudrais pas tenter l’épreuve une seconde fois… À voir les souverains de près, j’aurais trop peur de perdre mon loyalisme.

Après un silence, le malin prêtre fit un détour et ramena sa pensée par une autre porte :

— Cet éloignement de six mois a dû vous faire du tort, Méraut ?

— Mais non, pas trop… D’abord, l’oncle Sauvadon m’est resté fidèle… vous savez, Sauvadon, mon richard de Bercy… Comme il rencontre beaucoup de monde chez sa nièce la princesse de Rosen et qu’il veut pouvoir se mêler aux conversations, c’est moi qu’il a chargé de lui donner, trois fois la semaine, ce qu’il appelle « des idées sur les choses ». Il est charmant de naïveté, de confiance, ce brave homme. « Monsieur Méraut, qu’est-ce qu’il faut que je pense de ce livre ? — Exécrable. — Pourtant il me semblait… j’entendais dire l’autre soir chez la princesse… — Si vous avez une opinion, ma présence ici est inutile. — Mais non, mais non, mon cher ami… vous savez bien que je n’en ai pas, d’opinion. » Le fait est qu’il en manque absolument et prend les yeux fermés tout ce que je lui donne… Je suis sa matière pensante… Depuis mon départ, il ne parlait plus, faute d’idée… Et quand je suis revenu, il s’est jeté sur moi, faut voir ! J’ai encore deux Valaques auxquels je donne des leçons de droit politique…Puis toujours quelque bricole en train… Ainsi je termine en ce moment un Mémorial du siège de Raguse d’après des documents authentiques… Il n’y a pas beaucoup de mon écriture là dedans… excepté un dernier chapitre, dont je suis assez content… J’ai les épreuves-là. Voulez-vous que je vous le lise ?… J’intitule ça : l’Europe sans rois !

Pendant qu’il lisait son factum royaliste, s’animant, s’émouvant jusqu’aux larmes, le réveil de l’hôtel garni mettait, tout autour, des rires de jeunesse, des gaietés de partie fine mêlées au choc des assiettes et des verres, aux notes cassées, sonnant le bois, d’un vieux piano qui jouait un air de bastringue. Contraste étonnant que les franciscains saisissaient à peine, tout à la joie d’entendre cette puissante et brutale apologie de royauté ; le grand, surtout, frémissant, piétinant, retenant des exclamations d’enthousiasme, avec un geste d’énergie qui lui serrait les bras sur la poitrine à la fracasser. La lecture finie, il se dressait, marchait à grands pas, débordant de gestes, de paroles :

— Oui ! c’est bien cela… voilà le vrai… le droit divin, légitime, absolu… (il disait lézitime et assolu). Plus de Parlements… plus d’avocats !… Au feu toute la séquelle !

Et son regard pétillait et flambait comme un fagot de la Sainte- Hermandad. Plus calme, le Père Melchior félicitait Méraut sur son livre.

— J’espère que vous le signerez, celui-là.

— Pas plus que les autres… Vous savez bien, Père Melchior, que je n’ai d’ambition que pour mes idées… Le livre me sera payé, — c’est l’oncle Sauvadon qui m’a procuré cette aubaine ; — mais je l’aurais écrit pour rien, d’aussi grand goût. C’est si beau de noter les annales de cette royauté à l’agonie, d’écouter le souffle décroissant du vieux monde battre et mourir dans les monarchies épuisées… Du moins, voilà un roi tombé qui leur a donné une fière leçon à tous… Un héros, ce Christian… Il y a dans ces notes au jour le jour le récit d’une promenade faite par lui sous les bombes, au fort Saint-Ange… C’est d’un crâne !…

L’un des Pères baissa la tête. Mieux que personne il savait à quoi s’en tenir sur cette manifestation héroïque, et ce mensonge plus héroïque encore… Mais une volonté au-dessus de la sienne lui commandait la discrétion. Il se contenta de faire un signe à son compagnon, qui dit tout à coup à Méraut en se levant :

— Eh bien ! c’est pour le fils de ce héros que je viens vous trouver… avec le Père Alphée, aumônier de la cour d’Illyrie… Voulez-vous vous charger d’élever l’enfant royal ?

— Vous n’aurez chez nous ni palais, ni grands carrosses, continua le père Alphée avec mélancolie… ni les générosités impériales de la cour de X… Vous servirez des princes déchus, autour desquels un exil déjà vieux de plus d’un an, et qui menace de se prolonger encore, a fait le deuil et la solitude… Vos idées sont les nôtres… Le roi a bien eu quelques velléités libérales, mais il en a reconnu le néant après sa chute. La reine… la reine est sublime… vous la verrez.

— Quand ? demanda l’illuminé, subitement repris par sa chimère de faire un roi de son génie, comme un écrivain fait son œuvre.

Et sur l’heure même on convint d’un prochain rendez-vous.

Lorsque Élisée Méraut pensait à son enfance, — il y pensait souvent, car toutes les impressions fortes de sa vie étaient là, — voici régulièrement ce qu’il voyait : une grande chambre à trois fenêtres, inondées de jour et remplies chacune par un métier Jacquart à tisser la soie, tendant comme un store actif ses hauts montants, ses mailles entre-croisées, sur la lumière et la perspective du dehors, un fouillis de toits, de maisons en escalade, toutes les fenêtres également garnies de métiers où travaillaient assis deux hommes en bras de chemise alternant leurs gestes sur la trame, comme des pianistes devant un morceau à quatre mains. Entre ces maisons, de petits jardins en ruelle grimpaient la côte, jardinets du Midi brûlés et pâles, arides et privés d’air, pleins de plantes grasses, de cougourdiers montants et que de grands tournesols larges épanouis vers le couchant, avec l’attitude penchée des corolles cherchant le soleil, remplissaient de l’odeur fade de leurs graines mûrissantes, odeur qu’après plus de trente ans Élisée croyait sentir encore quand il pensait à son faubourg. Ce qui dominait cette vue du quartier ouvrier bourdonnant et serré comme une ruche, c’était la butte pierreuse sur laquelle on l’avait bâti et quelques vieux moulins à vent abandonnés, anciens nourriciers de la ville, que l’on conservait pour leurs longs services, dressant là-haut le squelette de leurs ailes comme de gigantesques antennes brisées, et laissant se détacher et fuir leurs pierres dans le vent, le soleil et l’âcre poussière du Midi. Sous la protection de ces moulins ancêtres s’étaient gardées là des mœurs et des traditions d’un autre temps. Toute la bourgade, on appelle aussi ce coin de faubourg l’enclos de Rey, était, elle est encore ardemment royaliste, et dans chaque atelier on trouvait pendu à la muraille, bouffi, rose et blond, les cheveux longs bouclés et pommadés avec de jolies lumières sur leurs boucles, le portrait — à la mode de 1840 — de celui que les bourgadiers nommaient familièrement entre eux lou Goï (le boîteux). Chez le père d’Élisée, au-dessous de ce cadre il y en avait un autre plus petit où se détachait sur le bleu d’une feuille de papier à lettres un grand cachet de cire rouge avec ces deux mots « Fides, spes », en exergue autour d’une croix de Saint-André. De sa place, en faisant aller sa navette, maître Méraut voyait le portrait et lisait la devise foi… espérance… et sa large face aux lignes sculpturales, vieille médaille frappée sous Antonin, qui avait elle-même le nez aquilin et les contours arrondis de ces Bourbons qu’il aimait tant, se gonflait, s’empourprait d’une forte émotion.

C’était, ce maître Méraut, un terrible homme, violent et despote, à qui l’habitude de dominer le bruit des battants et de la masse avait mis dans la voix des éclats et des roulements d’orage. Sa femme, au contraire, effacée et timide, imbue de ces traditions soumises qui font des Méridionales de la vieille roche de véritables esclaves d’Orient, avait pris le parti de ne plus prononcer une parole. C’est dans cet intérieur qu’Élisée avait grandi, mené moins durement que ses deux frères, parce qu’il était le dernier venu, le plus chétif. Au lieu de le mettre dès huit ans à la navette, on lui laissait un peu de cette bonne liberté si nécessaire à l’enfance, liberté qu’il employait à courir l’enclos tout le jour et à batailler sur la butte des moulins à vent, blancs contre rouges, catholiques contre huguenots. Ils en sont encore à ces haines, dans cette partie du Languedoc ! Les enfants se divisaient en deux camps, choisissaient chacun un moulin dont la pierraille croulante leur servait de projectiles ; alors les invectives se croisaient, sifflaient les frondes, et pendant des heures on se livrait des assauts homériques, terminés toujours tragiquement par quelque fente saignante sur un front de dix ans ou dans le fouillis d’une chevelure soyeuse, une de ces blessures d’enfance qui marquent pour toute la vie sur l’épiderme tendre, et comme Élisée, devenu homme, en montrait encore à la tempe et au coin des lèvres.

Oh ! ces moulins à vent, la mère les maudissait, quand son petit lui revenait au jour tombant, tout en sang et en loques. Le père, lui, grondait pour la forme, par habitude, pour ne pas laisser rouiller son tonnerre ; mais à table, il se faisait raconter les péripéties de la bataille et le nom des combattants :

— Tholozan !… Tholozan !… il y en a donc encore de cette race !… Ah ! le gueusard. J’ai tenu le père au bout de mon fusil en 1815, j’aurais bien mieux fait de le coucher.

Et alors une longue histoire racontée dans le patois languedocien, imagé et brutal, et qui ne fait grâce ni d’une phrase ni d’une syllabe, du temps où il était allé s’enrôler dans les verdets du duc d’Angoulême, un grand général, un saint…

Ces récits entendus cent fois, mais variés par la verve paternelle, restaient dans l’âme d’Élisée aussi profondément que les coups de pierre des moulins sur son visage. Il vivait dans une légende royaliste dont la Saint-Henri, le 21 janvier, étaient les dates commémoratives, dans la vénération de princes martyrs bénissant la foule avec des doigts d’évêques, de princesses intrépides montant à cheval pour la bonne cause, persécutées, trahies, surprises sous la trappe noire d’une cheminée dans quelque vieil hôtel breton. Et pour égayer ce que cette suite de deuils et d’exils aurait eu de trop triste dans une tête d’enfant, l’histoire de la Poule au pot et la chanson du « Vert-Galant » venaient y mêler des souvenirs glorieux et tout l’entrain de la vieille France. Elle était la Marseillaise de l’enclos de Rey, cette chanson du Vert-Galant ! Quand le dimanche, après vêpres, la table calée à grand’peine sur la pente du petit jardin, les Méraut dînaient au bon de l’air, comme on dit là-bas, dans l’atmosphère étouffante qui suit la journée d’été où la chaleur amassée au sol, au crépi des murs, se dégage plus forte, plus insalubre que de l’éclat du soleil plein, quand le vieux bourgadier entonnait d’une voix célèbre parmi les voisins : « Vive Henri Quatre, vive ce roi vaillant…, » tout se taisait alentour, dans l’enclos. On n’entendait que le déchirement sec des roseaux de clôture se fendant sous la chaleur, les élytres criards de quelque cigale attardée, et l’antique chant royaliste se déroulant majestueusement sur sa mesure de pavane avec des raideurs de chausses bouffantes et de jupes en vertugadin. Le refrain se chantait en chœur : « À la santé de notre roi, — c’est un Henri de bon aloi, — qui fera le bien de toi, de moi. » Ce « de toi, de moi », rythmé et fugué, amusait beaucoup Élisée et ses frères, qui le chantaient en se poussant, en se bousculant, ce qui leur valait toujours quelque bourrade du père ; mais la chanson n’était pas interrompue pour si peu et se continuait au milieu des coups, des rires, des sanglots, comme un cantique de possédés sur la tombe du diacre Pàris.

Toujours mêlé aux fêtes de famille, ce nom de roi prenait pour Élisée, en dehors du prestige qu’il garde dans les contes de fées et « l’histoire racontée pour les enfants, » quelque chose d’intime et de familial. Ce qui ajoutait à ce sentiment, c’étaient les lettres mystérieuses sur papier-pelure qui arrivaient de Frohsdorf deux ou trois fois par an pour tous les habitants de l’enclos, des autographes d’une fine écriture à gros doigts, où le roi parlait à son peuple pour lui faire prendre patience… Ces jours-là, maître Méraut lançait sa navette plus gravement que d’ordinaire, et le soir venu, les portes bien closes, il commençait la lecture de la circulaire, toujours la même proclamation douceâtre aux mots vagues comme l’espoir : « Français, on se trompe et l’on vous trompe… » Et toujours le cachet immuable : fides, spes. Ah ! les pauvres gens, ce n’étaient pas la foi ni l’espérance qui leur manquaient.

— Quand le roi reviendra, disait maître Méraut, je m’achèterai un bon fauteuil… Quand le roi reviendra, nous changerons le papier de la chambre.

Plus tard, après son voyage, à Frohsdorf, la formule fut changée :

— Quand j’ai eu l’honneur de voir le roi… disait-il à tout propos.

Le bonhomme avait en effet accompli son pèlerinage, vrai sacrifice de temps et d’argent pour ces ouvriers de la bourgade, et jamais Hadji revenant de la Mecque n’en rapporta un pareil éblouissement. L’entrevue avait été pourtant bien courte. Aux fidèles introduits en sa présence, le prétendant avait dit : « Ah ! vous voilà… », sans que personne pût trouver rien à répondre à cet accueil affable, Méraut encore moins que les autres, suffoqué par l’émotion et les yeux tellement brouillés de larmes qu’il ne put pas même voir les traits de l’idole. Seulement, au départ, le duc d’Athis, secrétaire des commandements, l’avait longuement interrogé sur l’état des esprits en France ; et l’on se figure ce que dut répondre l’exalté tisserand qui n était jamais sorti de l’enclos de Rey :

— Mais qu’il vienne, coquin de bon sort ! qu’il vienne vite, notre Henri… on se languit tant de le voir…

Là-dessus, le duc d’Athis, enchanté du renseignement, le remerciait beaucoup et brusquement lui demandait :

— Avez-vous des enfants, maître Méraut ?

— J’en ai trois, monsieur le duc.

— Des garçons ?

— Oui… trois enfants… répétait le vieux bourgadier (car dans le peuple là-bas les filles ne comptent pas pour des enfants).

— Bien… J’en prends bonne note… Monseigneur s’en souviendra le jour venu.

Alors M. le duc avait tiré son calepin, et cra… cra… Ce cra… cra… avec lequel le brave homme exprimait le geste du protecteur écrivant le nom des trois fils Méraut faisait invariablement partie du récit collectionné dans ces annales de famille attendrissantes par l’immuabilité de leurs moindres détails. Désormais, aux temps de chômage, quand la mère s’effraya de voir son mari vieillir, et s’épuiser la petite réserve du ménage, ce cra… cra… répondit à ses inquiétudes timidement exprimées pour l’avenir des enfants :

— Sois donc tranquille, va !… le duc d’Athis a pris bonne note.

Et, devenu subitement ambitieux pour ses fils, le vieux tisserand, qui voyait les aînés déjà partis et enserrés dans l’étroite route paternelle, reporta sur Élisée toutes ses espérances et ses désirs de grandeur. On l’envoya à l’institution Papel, tenue par un de ces réfugiés espagnols qui remplirent les villes du Midi après la capitulation de Marotto. C’était au fond du quartier des Boucheries, dans une maison délabrée, moisie, à l’ombre de la cathédrale, comme le témoignaient ses petites vitres verdies et les lézardes salpêtrées de ses murs. Pour y arriver, on suivait la file des boutiques hérissées de grilles et de fers de lance, d’où pendaient d’énormes quartiers de viande entourés d’un bourdonnement malsain, un lacis de rues étroites aux pavés toujours gluants et rouges de quelque détritus. En y songeant, plus tard, il semblait à Élisée avoir vécu son enfance en plein moyen âge, sous la férule et la corde à nœuds d’un terrible fanatique dont le latin en ous alternait dans sa classe sordide et noire avec les bénédictions ou les colères des cloches voisines tombant sur le chevet de la vieille église, sur ses assises, ses rinceaux de pierre et les têtes bizarres de ses gargouilles. Ce petit Papel — face énorme et huileuse, ombragée d’un crasseux béret blanc enfoncé jusqu’aux yeux pour cacher une grosse veine bleue et gonflée qui lui partageait le front des sourcils à la naissance des cheveux, — ressemblait à un nain des tableaux de Velasquez, moins les tuniques éclatantes et le sévère bronzage du temps. Brutal avec cela et cruel, mais gardant sous son large crâne un prodigieux emmagasinement d’idées, une encyclopédie vivante et lumineuse, fermée, aurait-on dit, par un royalisme entêté comme une barre au milieu du front, et que figurait bien le gonflement anormal de l’étrange veine.

Le bruit courait dans la ville que ce nom de Papel en cachait un autre plus fameux, celui d’un cabecilla de don Carlos, célèbre par sa féroce façon de faire la guerre et de varier la mort. Si près de la frontière espagnole, sa honteuse gloire le gênait et le forçait à vivre anonyme. Qu’y avait-il de vrai dans cette histoire ? Pendant les nombreuses années qu’il passa près de son maître, Élisée, bien qu’il fût l’élève favori de M. Papel, n’entendit jamais le terrible nain prononcer une parole, ne le vit jamais recevoir une visite ou une lettre qui pût confirmer ses soupçons. Seulement, lorsque l’enfant devint homme et que, ses études finies, l’enclos de Rey se trouvant trop étroit pour ses lauriers, ses diplômes et les ambitions paternelles, il fut question de l’envoyer à Paris, M. Papel lui donna plusieurs lettres d’introduction pour les chefs du parti légitimiste, lourdes lettres scellées d’armoiries mystérieuses qui semblaient donner raison à la légende du cabecilla masqué.

Maître Méraut avait exigé ce voyage, car il commençait à trouver que le retour de son roi tardait trop. Il se saigna aux quatre veines, vendit avec sa montre d’or et le clavier d’argent de la mère, la vigne que possède tout bourgadier, et cela simplement, héroïquement, pour le parti.

— Va-t-en voir un peu ce qu’ils font, dit-il à son cadet… qu’est-ce qu’ils attendent ? l’enclos se fatigue à la fin des fins.

À vingt ans, Élisée Méraut arriva à Paris, tout bouillonnant de convictions exaltées où l’aveugle dévouement de son père se fortifiait du fanatisme armé de l'Espagnol. Il fut accueilli dans le parti comme un voyageur montant à mi-route, la nuit, dans un wagon de première classe, où chacun a fait son coin pour dormir. L'intrus vient du dehors, le sang activé par l’air vif et la marche, avec un désir communicatif de s’agiter, de causer, de prolonger l’insomnie du voyage ; il se heurte à la mauvaise humeur renfrognée et somnolente de gens pelotonnés dans leur fourrure, bercés par le mouvement du train, le petit rideau bleu tiré sur la lampe, et dont la moiteur alourdie ne craint rien tant que les vents coulis et les invasions dérangeantes. C’était cela l’aspect du clan légitimiste sous l’empire, dans son wagon en détresse sur une voie abandonnée.

Ce forcené aux yeux noirs, avec sa tête de lion maigre, découpant chaque syllabe à l’emporte-pièce, chaque période à coups de gestes, possédant en lui, prête à tout, la verve d’un Suleau, l’audace d’un Cadoudal, causa dans le parti un étonnement mêlé d’effroi. On le trouva dangereux, inquiétant. Sous l’excessive politesse, les marques d’intérêt factice de la bonne éducation, Élisée, avec cette lucidité que garde le Midi français au fond de ses emportements, sentit vite ce qu’il y avait d’égoïste, de maté chez ces gens-là. Selon eux, rien à faire pour le moment ; attendre, se calmer surtout, se garder des entraînements et des inconséquences juvéniles. « Voyez Monseigneur… quel exemple il nous donne ! » Et ces conseils de sagesse, de modération, allaient bien avec les vieux hôtels du Faubourg, ouatés de lierre, sourds au train de la rue, capitonnés de confort et de paresse derrière leurs portes massives lourdes du poids des siècles et des traditions. On l’invita par politesse à deux ou trois réunions politiques qui se tenaient en grand mystère, avec toutes sortes de peurs et de précautions, au fond d’un de ces anciens nids à rancunes. Il vit là les grands noms des guerres vendéennes et des fusillades de Quiberon, tout le vocable funèbre inscrit au champ des martyrs, portés par de bons vieux messieurs près rasés, veloutés de drap fin comme des prélats, la parole douce, toujours empoissée de quelque jujube. Ils arrivaient avec des airs de conspirateurs, ayant tous la prétention d’être filés par la police, laquelle en vérité s’amusait beaucoup de ces rendez-vous platoniques. Le whist installé sous la lumière discrète des hautes bougies à abat-jour, les crânes penchés, luisant comme les jetons, quelqu’un donnait des nouvelles de Frohsdorf, on admirait l’inaltérable patience des exilés, en s’encourageant à l’imiter. Tout bas, chut ! on se répétait le dernier calembour de M. de Barentin sur l’impératrice, on fredonnait une chansonnette sous le manteau : « Quand Napoléon, — vous donnant les étrivières, — aura tout de bon — endommagé vos derrières… » Puis, effarés de leur audace, les conspirateurs se défilaient un par un, rasant les murs de la rue de Varenne, large et déserte, qui leur renvoyait le bruit inquiétant de leurs pas.

Élisée vit bien qu’il était trop jeune, trop actif, pour ces revenants de l’ancienne France. D’ailleurs on nageait alors en pleine épopée impériale, le retour des guerres d’Italie promenait par les boulevards des volées d’aigles victorieuses sous les fenêtres pavoisées. Le fils du bourgadier ne fut pas long à comprendre que l’opinion de l’enclos de Rey n’était pas universellement partagée et que le retour du roi légitime serait plus tardif qu’on ne le supposait là-bas. Son royalisme n’en fut pas entamé, mais il s’éleva, s’élargit dans l’idée, puisque l’action n’était plus possible. Il rêva d’en écrire un livre, de jeter ses convictions, ses croyances, ce qu’il avait besoin de dire et de répandre, au grand Paris qu’il eût voulu convaincre. Son plan fut tout de suite fait : gagner la vie de tous les jours en donnant des leçons, et celles-ci furent vite trouvées ; écrire son livre dans les intervalles, ce qui demanda beaucoup plus de temps.

Comme tous ceux de son pays, Élisée Méraut était surtout un homme de parole et de geste. L’idée ne lui venait que debout, au son de sa voix, comme la foudre attirée aux vibrations des cloches. Nourrie de lectures, de faits, de constantes méditations, sa pensée, qui s’échappait de ses lèvres à flots bouillonnants, les mots entraînant les mots dans une sonore éloquence, sortait lentement, goutte à goutte, de sa plume, venue d’un réservoir trop vaste pour cette filtration mesurée et toutes les finesses de l’écriture. Parler ses convictions le soulageait, puisqu’il ne leur trouvait pas d’autre moyen d’écoulement. Il parla donc aux popottes, aux conférences, il parla surtout dans les cafés, ces cafés du quartier Latin qui, dans le Paris accroupi du second empire, quand le livre et le journal se taisaient muselés, faisaient seuls de l’opposition. Chaque buvette alors avait son orateur, son grand homme. On disait : « Pesquidoux du Voltaire est très fort, mais Larminat du Procope est bien plus fort que lui. » De fait, il venait là toute une jeunesse instruite, éloquente, l’esprit occupé de choses élevées, renouvelant avec plus de verve les belles discussions politiques et philosophiques des brasseries de Bonn et d’Heidelberg.

Dans ces forges d’idées, fumeuses et bruyantes, où l’on criait ferme, où l’on buvait plus ferme encore, la verve singulière de ce grand Gascon, toujours monté, qui ne fumait pas, se grisait sans boire, cette parole imagée et brutale s’exerçant sur des convictions aussi démodées que les paniers et la poudre, aussi discordantes dans le cadre où elles s’exprimaient que le goût d’un antiquaire au milieu d’articles de Paris, tout cela conquit très vite à Élisée la renommée et un auditoire. À l’heure où le gaz flambe dans les cafés bourrés et ronflants, quand on le voyait paraître sur le seuil avec sa longue taille déhanchée, ses yeux de myope un peu hagards dont l’effort de vision semblait rejeter ses cheveux au vent, son chapeau en arrière, et toujours sous le bras quelque bouquin ou revue d’où sortait un énorme coupe-papier, on se levait, on criait : « Voilà Méraut ! » Et l’on se serrait pour lui faire une grande place où il pût jouer des coudes et gesticuler à son aise. Dès en entrant, ces cris, cet accueil de jeunesse l’exaltaient, puis la chaleur, la lumière, cette lumière du gaz, congestionnante et grisante. Et sur un sujet, un autre, le journal du jour, le livre ouvert sous l’Odéon en passant, il partait, s’échappait, assis, debout, tenant le café avec sa voix, ramenant, groupant les auditeurs du geste. Les parties de dominos s’arrêtaient, les joueurs de billard de l’entresol se penchaient sur l’escalier, la pipe aux dents, la longue queue d’ivoire à la main. Les vitres, les chopes, les soucoupes tremblaient comme au passage d’une voiture de poste, et la dame du comptoir disait avec orgueil à tous ceux qui entraient : « Arrivez vite… nous avons M. Méraut. » Ah ! Pesquidoux, Larminat pouvaient être forts, il les enfonçait tous. Il devint l’orateur du quartier. Cette gloire qu’il n’avait pas cherchée lui suffit, si bien qu’il s’y attarda fatalement. Tel fut le sort de plus d’un Larminat à cette époque, — belles forces perdues, moteurs ou leviers laissant partir à grand bruit leur vapeur inutile, par désordre, incurie ou direction mauvaise du volant conducteur. Chez Élisée, il y eut encore autre chose : sans intrigue, sans ambition, ce Méridional, qui n’avait pris à son pays que la fougue, se considérait comme le missionnaire de sa foi, et il montrait bien en effet du missionnaire le prosélytisme infatigable, la nature indépendante et vigoureuse, le désintéressement qui fait bon marché du casuel, des prébendes, d’une vie même livrée aux plus durs hasards de la vocation.

Certes, depuis dix-huit ans qu’il jetait ses idées en semaille dans le Paris de la jeunesse, plus d’un maintenant arrivé très haut et qui disait avec dédain : « Ah ! oui, Méraut… un vieil étudiant ! » avait fait le meilleur de sa gloire des bribes insouciamment dispersées à tous les coins de table où ce singulier garçon s’asseyait. Élisée le savait, et quand il retrouvait sous l’habit vert à palmes d’un grand seigneur lettré quelqu’une de ses chimères réduite à la raison dans une belle phrase académique, il était heureux, du bonheur désintéressé d’un père qui voit mariées et riches les filles de son cœur, sans avoir aucun droit à leur tendresse. C’était l’abnégation chevaleresque du vieux tisseur de l’enclos de Rey, avec quelque chose de plus large encore, puisque la confiance au succès manquait, cette confiance inébranlable que le brave père Méraut garda jusqu’à son dernier souffle. La veille même de sa mort, — car il mourut presque subitement d’une insolation, après un de ses dîners au bon de l’air, — le vieux chantait à pleine voix : « Vive Henri IV ! » Près de passer, les yeux brouillés, la langue lourde, il disait encore à sa femme : « Tranquille pour les enfants… duc d’Athis… pris bonne note… » Et de ses mains mourantes, il essayait de faire « cra… cra… » sur le drap du lit.

Quand Élisée, prévenu trop tard de ce malheur foudroyant, arriva le matin de Paris, son père était étendu, les mains en croix, immobile et blême, le chevet à la muraille attendant toujours sa tenture neuve. Par la porte de l’atelier laissée ouverte par le passage de la mort qui écarte, délie, élargit tout autour d’elle, on apercevait les métiers au repos, celui du père, abandonné, pareil à la mâture échouée d’un navire où ne soufflera plus le vent ; puis le portrait du roi et le cachet rouge qui avaient présidé à cette vie de travail et de fidélité, et là-haut, tout en haut de l’enclos de Rey, étagés et bourdonnant sur la côte, les vieux moulins toujours debout, levant leurs bras, au clair du ciel, en des signaux désespérés. Jamais Élisée n’oublia le spectacle de cette mort sereine prenant le travailleur au gîte et lui fermant le regard sur l’horizon accoutumé. Il en demeura frappé d’envie, lui qui se sentait saisi par le rêve et l’aventure, et qui incarnait toutes les illusions , chimériques du beau vieillard endormi là.

C’est au retour de ce triste voyage qu’on lui proposa la place de précepteur à la cour de X… Sa déconvenue fut si vive, les petitesses, les compétitions, les calomnies envieuses auxquelles il s’était trouvé mêlé, le grand décor de la monarchie regardé de trop près, du côté des coulisses, l’avaient si fort attristé, que, malgré son admiration pour le roi d’Illyrie, une fois les moines partis, la première fièvre d’entraînement tombée, il regretta de s’être décidé aussi vite. Toutes ses tracasseries de là-bas lui revenaient, le sacrifice à faire de sa liberté, de ses habitudes ; puis son livre, ce fameux livre toujours en rumeur dans sa tête… Bref, après de longs débats avec lui-même, il se résolut à dire non, et la veille de Noël, l’entrevue toute proche, il écrivit au père Melchior pour le prévenir de sa décision. Le moine ne protesta pas. Il se contenta de répondre :

« Ce soir, rue des Fourneaux, à l’office de nuit… J’espère encore vous convaincre ».

Le couvent des franciscains de la rue des Fourneaux, où le père Melchior avait les fonctions d’économe, est un des coins les plus curieux, les plus inconnus du Paris catholique. Cette maison mère d’un ordre célèbre, cachée mystérieusement dans le faubourg sordide qui grouille derrière la gare Montparnasse, s’intitule aussi : « Commissariat du Saint-Sépulcre. » C’est là que des moines à tournure exotique, mêlant leur bure voyageuse aux noires misères du quartier, apportent — pour le commerce des reliques — les morceaux de la vraie croix, les chapelets en noyaux d’olives du jardin des Oliviers, les roses de Jéricho, arides et ligneuses, attendant une goutte d’eau bénite, toute une pacotille miraculeuse changée dans les larges poches invisibles des cagoules en bel argent muet et lourd qu’on dirige ensuite sur Jérusalem pour l’entretien du tombeau sacré. Élisée avait été conduit rue des Fourneaux par un sculpteur de ses amis, un pauvre artiste en chambre nommé Dreux, qui venait de faire pour le couvent une sainte Marguerite d’Ossuna et amenait le plus de monde possible devant sa statue. L’endroit était si curieux, si pittoresque, flattait si bien les convictions du Méridional en les rattachant — pour les sauver de la lucidité moderne — au plus lointain des siècles et des pays de tradition, qu’il y revint souvent depuis, à la grand joie de l’ami Dreux, tout fier du succès de sa Marguerite.

Le soir du rendez-vous, il était près de minuit, lorsque Élisée Méraut quitta les rues grondantes du quartier Latin, où les chaudes rôtisseries, les charcuteries enrubannées, les boutiques de victuailles ouvertes, les brasseries à femmes, les garnis d’étudiants, tous les débits de prunes de la rue Racine et du « Boul Mich » mettaient pour jusqu’au matin l’odeur et le flamboiement d’une ripaille universelle. Sans transition, il tombait dans la tristesse des avenues désertes où le passant, rapetissé par le reflet du gaz, semble ramper plus qu’il ne marche. Le carillon grêle des communautés tintait par-dessus leurs murs dépassés de squelettes d’arbres ; des bruits et des chaleurs de paille remuée, d’étables en sommeil, venaient des grandes cours fermées des nourrisseurs ; et pendant que la rue large gardait de la neige tombée durant le jour, des blancheurs vagues et piétinées, là-haut, dans les étoiles aiguisées par le froid, le fils du bourgadier marchant en plein rêve d’ardeur croyante, s’imaginait reconnaître celle qui guida les rois à Bethléem. En la regardant, cette étoile, il se rappelait les Noëls d’autrefois, les blancs Noëls de son enfance célébrés à la cathédrale, et le retour par les rues fantastiques du quartier des Boucheries, découpées de toits et de lune, vers la table familiale de l’enclos de Rey où les attendait le réveillon : les trois bougies traditionnelles dans la verdure du houx piqué d’écarlate, les estevenons (petits pains de Noël) sentant bon la pâte chaude et les lardons frits. Il s’enveloppait si bien de ces souvenirs de famille, que la lanterne d’un chiffonnier longeant le trottoir lui semblait celle que balançait le père Méraut, marchant en tête de la troupe, à ces retours de messe de minuit.

Ah ! pauvre père qu’on ne reverra plus !…

Et tandis qu’il causait du passé tout bas avec des ombres chères, Élisée arrivait à la rue des Fourneaux, un faubourg à peine bâti, éclairé d’un réverbère, avec de longs bâtiments d’usine surmontés de leurs cheminées droites, des palissades en planches, des murs faits de matériaux de démolitions. Le vent soufflait avec violence des grandes plaines de la banlieue. D’un abattoir voisin venaient des hurlements lamentables, des coups sourds, un goût fade de sang et de graisse ; c’est là qu’on égorge les porcs sacrifiés à Noël, comme aux fêtes de quelque Teutatès.

Le couvent qui tient le milieu de la rue avait son portail large ouvert, et dans sa cour deux ou trois équipages dont les somptueux harnais étonnèrent Méraut. L’office était commencé ; des bouffées d’orgues, des chants sortaient de l’église, déserte pourtant et tout éteinte, avec la seule lueur des petites lampes d’autel et les pâles reflets d’une nuit de neige sur la fantasmagorie des vitraux. C’était une nef presque ronde, parée des grands étendards de Jérusalem à croix rouge qui pendaient le long des murailles, de statues coloriées un peu barbares, au milieu desquelles la Marguerite d’Ossuna en marbre pur flagellait sans pitié ses épaules blanches, car — ainsi que vous le disaient les moines avec une certaine coquetterie : « Marguerite fut une grande pécheresse de notre ordre ». Le plafond de bois peint, croisillé de petites poutres, le maître-autel sous une sorte de dais soutenu par des colonnes, le chœur en rotonde boisé de stalles vides avec un rayon de lune sur la page ouverte du plain-chant, tout se devinait, rien n’était distinct ; mais par un large escalier caché sous le chœur, on descendait à l’église souterraine, où — peut-être en souvenir des catacombes — l’office religieux se célébrait.

Tout au bout du caveau, dans la maçonnerie blanche soutenue d’énormes piliers romans, était reproduit le tombeau du Christ à Jérusalem, sa porte basse, sa cryte étroite éclairée d’une quantité de petites lampes sépulcrales clignotant — au fond de leurs alvéoles de pierre — sur un Christ en cire teintée, de grandeur naturelle, ses plaies saignant d’un rose vif dans l’écartement du linceul. À l’autre bout du caveau, comme une singulière antithèse résumant toute l’épopée chrétienne, s’étalait une de ces reproductions enfantines de la Nativité dont la crèche, les animaux, le bambin, enguirlandés de couleurs tendres, de verdures en papier frisé, sont tirés tous les ans de la boîte aux légendes, tels qu’ils sortirent jadis — plus mal taillés, sans doute, mais bien plus grands — du cerveau d’un illuminé. Comme alors, un troupeau d’enfants et de vieilles femmes avides de tendresse et de merveilleux, de ces pauvres qu’aimait Jésus, se serraient autour de la crèche, et parmi eux, ce qui surprit Élisée, au premier rang de ces humbles fidèles, deux hommes de tenue mondaine, deux femmes élégantes en toilette sombre agenouillées profondément sur les dalles, l’une d’elles tenant un petit garçon qu’elle enveloppait de ses deux bras croisés dans un geste de protection et de prière.

— C’est des reines ! lui dit tout bas une vieille, haletante d’admiration.

Élisée tressaillit, puis, s’étant rapproché, reconnut le profil fin, l’allure aristocratique de Christian d’Illyrie, et près de lui, la tête brune, osseuse, le front encore jeune et dépouillé du roi de Palerme. Des deux femmes on ne voyait que des cheveux noirs, des cheveux fauves, et cette attitude de mère passionnée. Ah ! qu’il connaissait bien Méraut, le rusé prêtre qui avait pour ainsi dire mis en scène l’entrevue du jeune prince et de son futur gouverneur. Ces rois dépossédés venant rendre leur hommage au Dieu qui pour le recevoir semblait se cacher, lui aussi, dans cette crypte, cet assemblage de la royauté tombée et d’un culte en détresse, la triste étoile de l’exil guidant vers un Bethléem de faubourg ces pauvres mages déchus, sans cortège et les mains vides, tout cela lui gonflait le cœur. L’enfant, l’enfant surtout, si attendrissant avec sa petite tête penchée vers les animaux de la crèche, la curiosité de son âge tempérée d’une réserve souffrante… Et devant ce front de six ans où l’avenir tenait déjà comme le papillon dans sa coque blonde, Élisée songeait combien de science, de soins tendres, il faudrait pour le faire éclore splendidement.