Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/18

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Léon Techener (volume 3.p. 133-151).

XVIII.


Le jour de la Saint-Jean, le roi Artus était assis au dais de la grande table, entouré des jeunes adoubés de la veille. À peine eut-on servi, qu’un chevalier armé de toutes pièces, à l’exception du heaume, la ventaille du haubert abattue sur l’épaule, entra dans la salle et s’avançant jusqu’au roi : « Sire, Dieu te sauve, et toute la compagnie ! Je suis envoyé par ma dame, la dame de Nohan pour t’apprendre que le roi de Northumberland lui a déclaré la guerre et tient le siége devant un de ses châteaux. Ce roi réclame l’effet d’une promesse que ma dame lui aurait faite et dont elle ne garde aucun souvenir. Les deux partis s’en sont remis au jugement de clercs et chevaliers ; ils ont décidé que si le roi ne se désistait pas, ma dame pourrait charger de soutenir son droit un, deux ou trois chevaliers, contre ceux de Northumberland. Le combat serait d’un contre un, de deux ou de trois contre deux ou trois, ainsi qu’elle même en déciderait. Madame a donc recours à toi, son seigneur lige, pour te demander un chevalier capable de la défendre. — Chevalier, répondit Artus, je suis en effet tenu de porter aide à la dame de Nohan, et, quand sa terre ne dépendrait pas de ma couronne, elle a trop de gentillesse et de courtoisie pour ne pas être soutenue envers et contre tous ceux qui lui feraient une guerre injuste. »

Le chevalier en sortant de la salle fut conduit devant une autre table dressée pour lui. Les nappes ôtées, le Beau valet s’avança vers le roi et pliant le genou : « Sire, dit-il, vous m’avez adoubé hier, et je vous en rends grâce ; maintenant je vous requiers un don : c’est de me charger du soin de porter secours à la dame de Nohan. — Bel ami, dit le roi, vous ne savez pas ce que vous demandez ; votre jeunesse ne pourrait porter un si grand faix. Le roi de Northumberland est fourni de chevaliers éprouvés, et le meilleur de tous sera chargé de soutenir sa querelle. Je ne voudrais pas confier le soin de le combattre à celui qui la veille était encore un simple valet. Non qu’un jour vous ne puissiez égaler en prouesse les plus renommés ; mais, croyez-moi, l’âge seul vous donnera ce qui doit encore vous manquer de force et de résolution. Et puis, vous avez déjà pris un engagement dont vous aurez assez de peine à vous tirer. — Sire, reprit le Beau valet, c’est la première demande que je vous adresse depuis ma chevalerie. Votre refus peut nous couvrir tous deux de honte car on dira que vous avez donné les armes à celui que vous n’estimiez pas capable d’entreprendre ce qu’un autre pouvait mettre à fin. »

Messire Gauvain et Yvain de Galles engagèrent alors le roi à ne pas persister dans son refus : « Puisque tel est votre avis, dit Artus, approchez, bel ami : je vous charge de porter aide a la dame de Nohan ; Dieu fasse que vous en retiriez honneur et louange ! »

Pendant que le Beau valet retourne à l’hôtel de monseigneur Yvain, pour faire ses apprêts de voyage, le messager de la dame de Nohan vint prendre congé du roi. « J’envoie à votre dame, lui dit Artus, un bien jeune chevalier, et, s’il eût dépendu de moi, j’aurais fait choix d’un autre mieux éprouvé. Mais il a réclamé cet honneur comme don de premier adoubement, et je n’ai pu refuser. J’ai cependant bon espoir d’avoir remis en vaillantes mains la cause qu’il s’engage à défendre. D’ailleurs, si ma dame craignait l’issue d’un combat trop inégal je serai toujours prêt à lui envoyer un deux ou trois autres chevaliers, quand elle les réclamera. »

Le Beau valet s’armait cependant : « Ah ! monseigneur Yvain ! » s’écria-t-il tout à coup, comme s’il eut oublié quelque chose, « j’ai commis une grande faute. Je n’ai pas pris congé de la reine. — Eh bien ! dit Yvain, il est temps encore de le faire. Allons-y tout de suite. — C’est fort bien dit. Vous, mes écuyers, prenez les devants avec le chevalier en message ; je vous rejoindrai à l’entrée de la forêt. »

Ils reviennent lui et messire Yvain au palais, traversent la chambre du roi, arrivent à celle de la reine. En approchant, le Beau valet se mit à genoux, muet, les yeux baissés. Messire Yvain vit bien qu’il fallait parler pour lui : « Madame, voici le valet que le roi fit hier chevalier ; il vient prendre congé de vous. Comment ! il nous quitte déjà ! — Madame, il a été choisi pour le secours de la dame de Nohan. — Oh ! le roi n’aurait pas dû le désigner ; il n’a déjà que trop entrepris. — Assurément ; mais monseigneur le roi n’a pu refuser le premier don de nouvel adoubement. »

La reine alors le prit par la main : « Relevez-vous, beau sire : je ne sais qui vous êtes ; peut-être d’aussi bonne ou de meilleure race que nous, et je suis vraiment peu courtoise de vous avoir souffert à genoux devant moi. — Madame, répond-il à demi-voix, pardonnez la folie que j’ai faite. — Quelle folie ? — Je suis sorti du palais avant de vous en demander congé. — Oh ! bel ami, à votre âge, il est permis de commettre un aussi gros méfait. — Madame, si vous y consentiez, je me dirais, à compter de ce jour, votre chevalier. — Assurément je le veux bien. — Madame, grand merci ! Maintenant je vous demande congé. — Je vous le donne, beau doux ami ; à Dieu soyez-vous recommandé ! »

La reine en disant ces derniers mots lui tend la main, et, quand cette main vient à toucher sa chair nue, il ne sent plus, à force de trop sentir. Il se relève pourtant, sort en saluant, sans regarder les dames et demoiselles qui se trouvaient à l’autre bout de la chambre ; il revient ainsi à l’hôtel avec monseigneur Yvain qui achève de l’armer. Mais quand il ne reste plus à ceindre que l’épée : « Par mon chef ! dit messire Yvain, vous n’êtes pas chevalier : le roi ne vous a pas ceint l’épée. Hâtons-nous d’aller la lui demander. — Messire Yvain, répond le Beau valet, j’ai laissé la mienne aux mains de mes écuyers, je vais aller la reprendre avant de me présenter au roi ; car je ne veux pas en recevoir d’autre. — Comme il vous plaira ; je vous attendrai chez le roi. »

Mais il aurait attendu longtemps : ce n’est pas au roi que le valet voulait la demander. Yvain, après plus d’une heure d’attente, dit enfin au roi : « Sire, le valet nous a trompés. Il aura suivi le chemin qui conduit à Nohan sans attendre que vous lui ayiez ceint l’épée. — Peut-être, ajouta messire Gauvain, aura-t-il senti quelque dépit de ne l’avoir pas reçue en même temps que les autres chevaliers. » L’avis de Gauvain fut partagé par la reine et ceux qui entouraient le roi.

Le Beau valet avait, à l’entrée du bois, rejoint ses écuyers et le chevalier messager de Nohan. Ils chevauchèrent longtemps ensemble, et, comme la chaleur était grande, il ôta son heaume, le tendit à un écuyer, et donna librement cours à ses pensées. Il s’y complut même au point de ne pas demander pourquoi le chevalier de Nohan leur faisait laisser le droit chemin pour suivre un étroit sentier, et il ne s’en aperçut qu’en sentant une branche d’arbre le frapper au front. « Qu’est-ce, dit-il à son guide, et pourquoi avons-nous quitté la voie droite ? — Parce qu’elle était moins sûre. — Pourquoi ? — Je n’entends pas vous le dire. — Je le veux savoir. — Vous ne le saurez pas. » Le valet va prendre son épée aux mains d’un écuyer et revenant au chevalier : « Vous le direz, ou vous êtes mort. — Mort ? répond l’autre en riant, oh ! je ne suis pas si facile à tuer. Mais je pense que vous devez vous réserver pour ma dame. Reprenons, puisque vous le voulez, le droit chemin, et vous verrez bientôt si j’avais mes raisons pour ne pas le suivre. »

Ils regagnent le grand chemin, et ne tardent pas à atteindre un perron ou pilier[1], près d’une fontaine. L’œil pouvait de là apercevoir un beau pavillon tendu au milieu d’une grande prairie. « Apprenez, dit alors le messager de Nohan, que dans le pavillon que vous voyez est une pucelle de grande beauté qu’y retient un chevalier plus fort, plus grand d’un demi-pied que les plus grands chevaliers. Il ne craint personne, il est sans pitié pour ceux qu’il abat. Voilà pourquoi je voulais éviter sa rencontre. — Et moi, dit le Beau valet, je veux aller au-devant de lui. — Comme il vous plaira ; mais je n’entends pas vous suivre. — Restez donc ! » Disant cela, le Beau valet descend de cheval, prend l’épieu d’une main, le heaume de l’autre et s’avance seul jusqu’au pavillon dont il essaye d’ouvrir la porte. Le grand chevalier était assis dans une chaire élevée : « Que diable venez-vous faire ici ? dit-il. — Je viens voir la demoiselle que vous tenez enfermée. — Oh ! je ne la montre pas au premier venu. — Que je sois ou non premier venu, je la verrai. » Et il fait de nouveaux efforts pour ouvrir le pavillon. — « Un instant, beau sire ! La demoiselle dort, attendez son réveil. Si vous avez tant envie de la voir, je ne veux pas vous tuer pour cela ; j’y aurais trop peu d’honneur. — Pourquoi y auriez-vous peu d’honneur ? — En vérité, vous êtes trop petit, trop jeune pour valoir mes coups. — Peu m’importent, après tout, vos mauvaises paroles, si vous me montrez la pucelle, quand elle s’éveillera. — Je vous le promets. »

Le valet va et vient en attendant ; il approche d’une loge galloise devant laquelle étaient deux demoiselles parées « Voilà, dit la première, un beau chevalier ! — Oui, dit l’autre, mais il faut qu’il soit bien couard, quand la peur du grand chevalier lui fait manquer l’occasion de voir la plus belle dame du monde. — Vous avez peut-être raison, demoiselles, dit le valet, de parler ainsi. » Et il revient sur ses pas, mais le chevalier n’était plus dans sa chaire. Le pavillon étant défermé, il entre et ne trouve dame ni demoiselle : tout était silencieux autour de lui.

Plein de dépit, il reprend le chemin du perron où il avait laissé ses gens. — « Qu’avez-vous fait et vu ? lui demande le messager de Nohan. — Rien ; la pucelle m’est échappée, mais je ne quitterai pas avant de l’avoir trouvée. — Oubliez-vous donc le service de madame de Nohan ? — Non ; j’y penserai quand j’aurai vu la pucelle : j’ai du temps de reste, puisque le jour de la bataille n’est pas encore fixé. Continuez votre chemin si tel est votre plaisir ; vous saluerez de ma part votre dame et vous lui direz qu’elle peut compter sur moi. »

Le messager de Nohan s’éloigna, laissant le Beau valet avec les écuyers. À la chute du jour, un chevalier armé de toutes armes s’arrête et lui demande où il va. — « À mes affaires. — Quelles affaires ? — Que vous importe ? — Oh ! je sais que vous désirez voir une belle demoiselle gardée par le grand chevalier. Eh bien, je puis vous satisfaire ; non pas ce soir, mais demain matin. D’ici là, je vous conduirai, si vous voulez, vers une autre demoiselle non moins belle. Mais, il faut tout vous dire : la demoiselle repose sur une pelouse au milieu d’un lac, un sycomore la défend des rayons du soleil. À l’entrée de chaque nuit deux chevaliers arrivent, passent le lac, l’emmènent et le lendemain matin la ramènent où ils l’avaient prise. Pour la délivrer il faut que deux chevaliers osent défier ceux qui la retiennent et qui sont d’une vaillance éprouvée. Voulez-vous tenter l’aventure ? Je m’offre pour votre second. »

Le Beau valet n’hésite pas à suivre l’inconnu. Ils arrivent devant le lac à l’entrée de la nuit, et ne tardent pas à entendre le pas des deux chevaliers. « Les voici, dit l’inconnu, hâtez-vous de prendre épée et glaive, et de vous couvrir d’écu. » Le Beau valet lace son heaume, et saisit un épieu de la main de ses écuyers. Il n’avait pas d’épée, dans son impatience il oublia même de prendre un écu. Le défi fut jeté aux deux gardiens de la demoiselle. Du premier choc, un d’eux atteignit le Beau valet en plein haubert ; celui-ci, tout rudement ébranlé qu’il fût, vise et frappe assez vigoureusement de l’épieu pour abattre son adversaire. Mais le fer resta dans les mailles du haubert : alors l’inconnu qui lui servait de second se rapproche et lui offre son propre glaive. « Je le prendrai à une condition, c’est que vous me laisserez le soin de les combattre tous deux.

— « Il n’est pas nécessaire, dit alors le chevalier désarçonné : voici mon épée, bel ami, prenez-la, nous n’entendons pas continuer. — Vous nous laissez donc la belle demoiselle ? — Assurément. Vous êtes blessé, le repos vous est nécessaire ; une nouvelle lutte pourrait mettre en danger votre vie, et vous avez si grand cœur qu’il y aurait dommage à votre mort. »

Ce disant, le chevalier tire une clef, la lance vers la pelouse et crie « Demoiselle, vous êtes conquise. Détachez la nacelle et conduisez-la vous-même à bord. » La pucelle obéit : elle entre dans la barque, détache la chaîne qui la retenait au sycomore et arrive devant les chevaliers. Ceux qui l’avaient jusque-là gardée la présentent au Beau valet, saluent et s’éloignent. Alors les sergents du chevalier inconnu étendent un beau pavillon sous les arbres, et le couvrent de mets succulents. Après manger, la demoiselle avertit les sergents de disposer trois lits. — « Pourquoi trois ? demande en souriant le Beau valet. — Pour vous l’un, pour ce chevalier l’autre, pour moi le troisième. — Mais ne vous ai-je pas conquise, demoiselle ? — Oui, je vous appartiens : il en sera ce que vous exigerez. — Ah ! demoiselle, je vous tiens quitte. » Et tous trois dormirent séparément jusqu’au lendemain matin.

Au point du jour le Beau valet vint au chevalier inconnu : « Allons où vous savez. — Volontiers ; mais promettez-moi de me laisser la dame, si vous venez à la conquérir. — Soit ! » Ils montent en selle et reviennent au premier pavillon. L’inconnu lui dit : « Ceignez votre épée et n’oubliez pas comme hier votre écu. — Je prendrai l’écu et la lance ; quant à l’épée, je ne puis la ceindre avant d’en avoir reçu le commandement d’autre que vous. — Mais ne vous ai-je pas averti que votre adversaire était des plus redoutables ? — Nous verrons bien. » Aussitôt, l’écu sur la poitrine, la lance au poing, le Beau valet s’avance à portée du grand chevalier. — « Tiendrez-vous, lui dit-il, la promesse que vous m’avez faite de me montrer la belle demoiselle ? — Oui, mais après combat. — Je le veux bien : armez-vous sans délai, j’ai grande affaire ailleurs. — Mon Dieu ! quel grand besoin de m’armer contre vous ? » Cependant il prend écu, épée et glaive. Lancés l’un contre l’autre, ils échangent plusieurs rudes coups ; mais l’épieu éclate dans la main du grand chevalier, qui sent en même temps celui du Beau valet pénétrer rudement dans ses côtes et le jeter hors des arçons. — « Verrai-je maintenant la demoiselle ? dit le valet. — Oui, et que maudite soit l’heure où je la pris en garde ! » Le pavillon s’ouvre, la demoiselle en sort et vient tendre la main au vainqueur qui, la présentant à son compagnon : « Vous voilà, lui dit-il, maître de ces deux belles demoiselles. — Non ; elles méritent mieux que moi : vous les avez seul conquises, elles sont à vous seul. — Vous oubliez nos conventions. — Eh bien ! que souhaitez-vous que je fasse d’elles ? — Vous les conduirez à la cour du roi Artus, et vous les présenterez à madame la reine, de la part du valet parti pour secourir la dame de Nohan. Puis vous la prierez de m’envoyer une épée, pour me donner le droit d’être appelé chevalier. »

Grande fut la surprise de l’inconnu, en apprenant que le vainqueur des deux chevaliers du pavillon et du lac était si nouvellement adoubé. — « Où vous retrouverai-je, pour vous rendre compte de mon message ? — À Nohan. »

Arrivé à la cour, l’inconnu apprit à la reine tout ce qu’il avait vu faire au Beau valet. Madame Genièvre en ressentit grande joie et s’enquit aussitôt d’une excellente épée qu’elle enferma dans un riche fourreau, et qu’elle garnit de renges richement émaillées. L’inconnu, après avoir reçu le don, se hâta de revenir à Nohan. Il ne faut pas demander si le Beau valet saisit avec joie l’épée de la reine ; il la ceignit aussitôt et remit au chevalier qui la lui apportait celle que la Dame du lac lui avait donnée. « Dieu merci, s’écria-t il, et madame la reine ! je suis maintenant chevalier. » À partir de ce moment l’histoire ne doit plus l’appeler le Beau valet mais, en raison de l’éclatante blancheur de ses armes, elle le désignera sous le nom du Blanc chevalier.

Grâce aux récits qu’avait déjà faits de lui le messager de la dame de Nohan, il en avait reçu le meilleur accueil en arrivant, sans penser même à remarquer sa grande beauté. « Monseigneur le roi, lui dit-il, m’a envoyé pour défendre votre droit. Je suis prêt à le faire. » Mais la dame, voyant son haubert faussé, lui fit avouer qu’il avait reçu une blessure grave à l’épaule. « Sire chevalier, dit-elle, ne faut-il pas avant tout panser vos plaies ? — Oh Madame, elles ne sont pas assez fortes pour m’empêcher de vous rendre mon service. — Au moins faut-il vous laisser désarmer et nous permettre d’en juger. » La blessure s’était envenimée pour n’avoir pas été recouverte. Un bon mire fut appelé et la dame lui confia le Blanc chevalier, en déclarant qu’elle ne songerait pas à prendre jour pour le combat, avant que la plaie ne fût entièrement fermée. On le conduisit dans une chambre écartée d’où il consentit à ne pas sortir avant sa parfaite guérison.

Cependant la nouvelle s’était répandue à la cour que la dame de Nohan n’était pas encore délivrée. Keu s’en alla dire au roi : « Sire, comment avez-vous pu confier une telle besogne à si jeune chevalier ? C’est un prud’homme qu’il fallait choisir. Si vous le voulez bien, j’irai. — J’y consens. » Et Keu de partir, d’arriver à la hâte, comme la dame de Nohan conversait avec le Blanc chevalier dont la plaie était enfin cicatrisée. « Dame, lui dit messire Keu, monseigneur le roi m’envoie pour être votre champion. Il eût, dès l’abord, désigné quelque prud’homme ; mais ce nouvel adoubé avait réclamé en premier don l’honneur d’être choisi. Et quand le roi a su que vous n’étiez pas délivrée, il a compris le besoin que vous aviez de moi. — Grand merci, répondit la dame, à mon seigneur le roi et à vous ; mais, loin de refuser de me défendre, le nouveau chevalier voulait combattre dès le premier jour. Je ne l’ai pas permis, avant de le savoir guéri d’une blessure dont il ne prenait pas assez de soin. Aujourd’hui il est prêt à soutenir mon droit. — Dame, reprit Keu, cela ne peut être. Puisque je suis venu, c’est à moi de vous défendre ; autrement j’en aurais quelque honte, et monseigneur le roi assez peu d’honneur. »

Le Blanc chevalier intervint alors : « Sire Keu, madame a dit vrai, j’étais prêt dès le premier jour ; et comme je suis venu le premier, c’est à moi de combattre le premier. — Cela ne peut être, bel ami, dit Keu, puisque je suis arrivé. — Il est vrai que le meilleur chevalier doit être le champion de madame. — Vous parlez sagement, dit Keu. — Eh bien, combattons d’abord l’un contre l’autre ; madame de Nohan choisira qui aura le mieux fait. — Oh ! j’y consens. — Il est, dit la dame de Nohan, un autre moyen de vous accorder. Je puis proposer un combat d’un contre un ou deux contre deux. Il me suffira de mander au roi de Northumberland qu’il ait à choisir deux chevaliers ainsi pourrez-vous tous deux montrer ce que vous savez faire. »

Les conditions agréées de part et d’autre, la dame désigna la journée, et le combat eut lieu dans la plaine de Nohan. Keu et le premier chevalier de Northumberland rompirent leurs lances en même temps, et continuèrent le combat l’épée à la main. Le Blanc chevalier reçut la pointe de son adversaire dans le haut de son écu, et d’un coup mieux asséné il atteignit sur la boucle l’écu opposé, le traversa, le cloua au bras, à la poitrine de celui qui le portait, et le fit sauter rudement par-dessus la croupe de son cheval. Mais son glaive éclate comme il le voulait tirer à lui ; et, tandis que le chevalier abattu se relève à graud’peine, le Blanc chevalier se rapproche de Keu : « Prenez ma place, messire Keu, et laissez-moi la vôtre. » Keu ne répond pas et soutient comme il peut le combat commencé. Le Blanc chevalier revient à celui qu’il avait désarçonné, l’épée en main, l’écu sur la tête : il ménage ses coups pour ne pas vaincre le premier. Cependant il gagnait du terrain, et ceux qui le suivaient des yeux voyaient bien qu’il ne tenait qu’à lui d’en finir. Une seconde fois il retourne à messire Keu, comme il se relevait furieux d’avoir été jeté à terre : « Cédez-moi, criait-il, votre place et prenez la mienne. » — Honteux de l’offre, Keu répondait « Restez où vous êtes, je n’ai pas besoin d’aide. » Le Blanc chevalier n’en tardait pas moins, et volontairement, à réduire son adversaire à merci. Enfin le roi de Northumberland, témoin du double combat, se hâta de prévenir la défaite inévitable de ses champions en demandant la paix. Il jura de ne plus rien réclamer de la dame de Nohan, et retourna dans ses terres avec tous les hommes d’armes qu’il avait amenés.

Ainsi délivré des réclamations de son puissant ennemi, la dame de Nohan rendit grâce aux deux chevaliers qu’Artus lui avait envoyés. Messire Keu reçut ces témoignages de reconnaissance comme s’il les eût seul mérités, et reprit le chemin de Logres pour aller conter au roi Artus ce qu’il avait fait, sans toutefois oublier ce qu’avait fait le Blanc chevalier. Celui-ci consentit à demeurer quelques jours à Nohan, et quand enfin il prit congé, la dame qui n’avait pu le retenir le fit convoyer par plusieurs de ses hommes, au nombre desquels se trouva le chevalier qui avait rapporté l’épée de la reine. « Veuillez me pardonner, » dit-il au Blanc chevalier, en s’humiliant devant lui. « — Et pourquoi ? — Sire, c’est moi qui vous avais ménagé les dangers du voyage dont vous vous êtes si bien tiré. Vous avez combattu deux chevaliers, parce que j’avais pressé madame de Nohan de vous soumettre à des épreuves qui témoigneraient de ce que vous pouviez faire. Il en avait été de même de la rencontre du grand chevalier, qu’on renommait tant pour sa prouesse. Son nom est Antragais ; le premier, il avait offert à madame de prendre en main sa défense : avant d’y consentir, madame avait souhaité qu’il se mesurât avec le champion qu’enverrait le roi Artus. De là les épreuves auxquelles vous avez été soumis. — Je ne vois en cela, reprit le Blanc chevalier, aucune offense, et s’il y en eut, je ne vous en sais pas mauvais gré. — Grand merci ! sire ; et puisqu’il en est ainsi, permettez-moi à l’avenir de dire que je vous appartiens. — J’y consens. À Dieu soyez recommandé ! » Et ils se séparèrent les meilleurs amis du monde.

  1. « Un perron lés une moult bele fontaine ». Le perron doit toujours s’entendre d’un pilier ou fût de colonne. Ainsi le perron à l’enclume d’où Artus avait détaché l’épée. Je crois que M. Viollet-le-Duc, dans son excellent Dictionnaire de l’architecture française, a confondu le sens de perron avec celui de degré. Tous les exemples qu’il cite du perron doivent s’entendre de pilier ou colonne, et non pas d’escalier. De là le sens inexact qu’il a donné à un passage de Joinville.