Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/19

La bibliothèque libre.
Léon Techener (volume 3.p. 151-154).

XIX.



En prenant congé de la dame de Nohan, le Blanc chevalier conduisit son cheval vers une maison religieuse appelée la tombe Lucan[1], parce qu’elle renfermait le corps d’un filleul de Joseph d’Arimathie, autrefois chargé de la garde du Saint-Graal.

Il passa la nuit dans cette abbaye, et, comme il voulait chevaucher sans compagnons pour être plus sûr de rester inconnu, il laissa dans ce lieu ses écuyers, en leur recommandant de l’attendre un mois durant.

Une rivière formait la limite des terres de la dame de Nohan ; le Blanc chevalier s’avança vers le Gué de la reine, ainsi nommé depuis que la reine Genièvre l’avait passé la première, le jour où Keu le Sénéchal tua de sa main deux des sept rois Saisnes qui les poursuivaient[2].

Il descendit, s’assit sur l’herbe fraîche et déjà se perdait en rêveries, quand de l’autre bord accourt un chevalier qui pousse dans le gué son coursier et fait jaillir l’eau jusque sur lui. « Sire chevalier, dit le Blanc chevalier, vous m’avez fait deux ennuis. Vous avez mouillé mes armes et vous m’avez tiré de pensées où je me plaisais. — Et que m’importent vos armes et vos pensées ? » Sans daigner répliquer, le Blanc chevalier remonte et pousse son cheval dans le gué. L’autre l’arrête : « On ne passe pas ! Je le défends de par la reine. — Quelle reine ? — La femme du roi Artus. »

À ce mot, le Blanc chevalier retient son coursier sur la rive ; mais le prétendu gardien du gué pique jusqu’à lui et va saisir son cheval au frein. « Il est, dit-il, à moi. — Pourquoi ? — Pour être entré dans le gué. » Le Blanc chevalier allait descendre, quand en quittant l’étrier un doute lui vient : « Mais dites-moi, chevalier, au nom de qui venez-vous ? — Au nom de la reine. — Vous en a-t-elle donné la charge ? — Non, puisque vous insistez ; j’agis en mon nom. — Alors vous n’aurez pas mon cheval. Laissez le frein ! — Non. — Laissez le frein, ou vous vous en repentirez. — C’est là ce que nous allons voir. » Et ce disant, il quitte le frein, ramène son écu sur sa poitrine, lève son glaive et s’élance vers le Blanc chevalier, qui le reçoit en le faisant voler à terre. Puis, saisissant la bride abandonnée du cheval « Reprenez-la, dit-il, j’ai en vérité regret de vous avoir abattu. — Au moins, dit l’autre qui ne pouvait cacher son dépit, me direz-vous qui vous êtes. — Je n’en ai pas l’intention. — Eh bien nous allons recommencer. — Non, vous êtes en trop haut conduit [3]. — Je ne suis pas, vous dis-je, à la reine et je veux savoir votre nom. — Mais je n’entends pas vous le dire. — Défendez-vous donc. » Le combat se renouvelle, et cette fois dure plus longtemps ; à la fin, il fallut que pour sauver sa vie l’inconnu demandât merci.

C’était Alibon, le fils au Vavasseur du Gué de la reine. En rendant les armes, il pria de nouveau et vainement le vainqueur de lui dire son nom : « Au moins permettez moi d’aller m’en enquérir auprès de ceux qui ne peuvent l’ignorer. — Comme il vous plaira. »

Alibon se rendit à Carlion où étaient le roi et la reine. « Ma dame, dit-il, veuillez m’apprendre le nom d’un chevalier aux armes blanches et au cheval blanc. — Pourquoi le demandez-vous ? — Parce qu’il est entièrement à vous. » Et lui ayant conté ce qui s’était passé entre eux : « Si j’avais réclamé son cheval en votre nom, il me l’eût aussitôt abandonné. — Bien à tort, répond la reine, car vous n’aviez charge ni de garder le gué ni de prendre son cheval. Au reste, je ne sais rien de ce chevalier, sinon que monseigneur le roi l’arma à la dernière Saint-Jean et qu’on a déjà beaucoup parlé de lui. Est-il en santé ? — Oui, madame. — J’en suis bien aise[4]. »

  1. Saint-Graal, t. I, p. 188.
  2. Cette aventure du Gué de la reine est racontée dans la partie inédite du livre d’Artus, (Manuscrit de la Bibliothèque nationale, n° 337, p. 180.)
  3. Vous avez un trop bon sauf-conduit, dirait-on aujourd’hui.
  4. Le bon msc. 773 termine le récit de cette aventure par les mots : Et ci faillent les Enfances de Lancelot. »