Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/29

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Léon Techener (volume 3.p. 204-214).

XXIX.



Après avoir ainsi combattu et mis à mort malgré lui le vavasseur chez lequel il avait reçu une si courtoise hospitalité, le Chevalier erra tristement le reste du jour sans trouver aventure. Il passa la nuit chez une dame veuve, à l’entrée d’une forêt voisine de Kamalot, et se remit en chemin le lendemain matin, toujours accompagné de la demoiselle du Lac et de ses deux écuyers. Bientôt il fit rencontre d’un valet monté sur un grand chasseur. « Valet, lui dit-il, quelles nouvelles ? — L’arrivée à Kamalot de madame la reine. — Quelle reine ? — La reine Genièvre, la femme du roi Artus. » Et, cela dit, le valet s’éloigne.

Le bon chevalier, tout pensif, arrive dans Kamalot. Il abandonne les rênes et laisse le coursier aller à l’aventure, jusqu’en face d’une maison forte. Aux fenêtres était une dame, en simple chemise et surcot, les tresses répandues sur les épaules : elle plongeait les yeux sur les prés et les bois. Le bon chevalier, sortant tout à coup de sa rêverie, la regarde et retient son cheval pour la contempler plus longtemps.

Vint alors à passer un chevalier armé de toutes armes, qui lui demande ce qu’il a tant à regarder. L’autre ne l’entend pas et ne fait nulle réponse. « Je demande ce que vous regardez, » dit l’inconnu en le poussant du bras. — « Ce qui me plaît ; et vous n’êtes pas courtois de me jeter ainsi hors de mes pensées. — Je vous demande pourtant, par la chose que vous aimez le plus, quelle est cette dame que vous regardez si bien ? — C’est madame la reine. — Est-ce à vous de savoir quelle est la reine ? Bien m’est avis que vous ne regardez de ce côté que pour éviter de me parler. Après tout, auriez-vous le courage de me suivre ? – Oh ! répond le bon chevalier, si vous allez où je n’oserais aller, vous pouvez vous vanter de passer les plus renommés de prouesse. — Nous verrons bien. »

L’inconnu continue son chemin et le bon chevalier le suit. « Beau sire, lui dit l’inconnu, vous passerez la nuit chez moi, et demain matin nous irons où je vous ai dit. » Le bon chevalier se laissa héberger dans une maison qui longeait la rivière ; et, le lendemain de grand matin, il s’arme, sort avec son hôte, en annonçant à la demoiselle et à ses écuyers, qu’il viendra les reprendre dès que l’aventure sera mise à fin. Pour être sûr de n’être pas découvert, il avait passé à son cou un vieil écu enfumé, au lieu de celui qu’il avait apporté la veille. En continuant à suivre le cours de l’eau, ils se retrouvèrent à l’entrée de Kamalot. Les murs, les tours, les moulins, rappellent alors à notre chevalier le jour de son adoubement. Il arrête son cheval, en laissant l’autre chevalier aller en avant et arriver le premier devant la maison du roi, située, comme tous les autres manoirs d’Artus, sur la rivière. Une dame était aux loges ; c’était encore la reine qui suivait des yeux le roi partant pour la chasse. Elle avait levé sa guimpe[1] pour se défendre de la fraîcheur matinale, et était en simple surcot. Quand passa le premier des deux chevaliers, elle baissa sa guimpe, et celui-ci lui dit : « Madame, vous plairait-il me dire si vous êtes la reine ? — Oui ; pour quelle raison le demandez-vous ? — Dame, pour un chevalier, le plus fou des chevaliers. — Est-ce de vous que vous entendez parler ? — Oh ! non. — De qui donc ? » Il ne voulut pas répondre à cette question, dans la crainte de nuire au compagnon qu’il avait perdu de vue, et il poursuivit son chemin. Peu de temps après, le bon chevalier arrive en face de la maison du roi. Des femmes lavaient leur linge dans la rivière : « N’avez-vous pas vu, leur demande-t-il, passer un chevalier ? — Nenni, nous ne faisons que d’arriver. » Mais la reine, qui avait entendu la demande et la réponse, abaissant de nouveau sa guimpe : « Sire chevalier, dit-elle à haute voix, celui que vous cherchez est entré dans la forêt. Ne perdez pas un moment si vous voulez le rejoindre. » Il lève les yeux et reconnaît la reine. À ces mots Ne perdez pas un moment, il pique son cheval des éperons sans répondre, mais sans détourner les yeux du visage de la reine. Le cheval qu’il ne dirige plus cède alors à l’envie de s’abreuver et descend dans la rivière. Le lit était profond, si bien que la bête enfonce et nage jusqu’à l’autre bord, défendu par les murs du palais. Elle revient, perd ses forces ; le souffle lui manque ; elle va disparaître avec celui qu’elle porte, quand la reine, qui suivait des yeux le Chevalier avec une attention presque égale, dit : « Sainte Marie ! au secours ! » Messire Yvain de Galles sortait pour aller rejoindre le roi : « Ah ! messire Yvain, lui dit-elle, voyez ce chevalier ; il va mourir s’il n’est secouru. » Yvain aussitôt pousse dans l’eau et arrive au chevalier, dont les flots avaient déjà plusieurs fois recouvert les armes ; il le ramène à la rive. « Eh, beau sire ! lui dit-il, comment n’avez-vous pas retenu votre cheval ? — Vous voyez, sire, je le laissais boire. — Vous le laissiez plutôt noyer et vous noyer avec lui. Où alliez-vous donc ? – J’entendais à suivre un chevalier. »

Yvain l’eût aisément reconnu s’il eût eu la ventaille abaissée et s’il eût gardé l’écu qu’il avait porté à la dernière assemblée. Mais celui qu’il avait choisi le matin ne donnait pas grande idée de lui. Yvain lui demande s’il tenait toujours à rejoindre son compagnon : « Assurément. — Repassez donc la rivière, vers le gué, un peu plus haut ; suivez dans la forêt le chemin qui sera devant vous. » Cela dit, il le laisse, et le bon chevalier qui ne pouvait détourner ses yeux de la reine, au lieu de gagner le gué, suit les maisons sans penser où il va. Bientôt arrive Dagonnet, le sot chevalier, qui lui demande ce qu’il cherche ; et, n’obtenant pas de réponse, saisit le cheval au frein et l’emmène, sans trouver la moindre résistance.

« Assurément, disait la reine à Yvain, ce chevalier vous doit la vie ; sans vous il se fût noyé. — Et c’eût été dommage, répondait Yvain, car, malgré son écu enfumé, on voit qu’il est jeune et de bonne nature. — Mais voyez donc ; n’est-ce pas encore lui qui se laisse arrêter ? Allez voir, je vous prie, messire Yvain. » Yvain obéit, va reconnaître Dagonnet et les conduit en riant devant la reine. « En vérité, madame, vous aviez bien deviné ; notre chevalier a été pris par Dagonnet. — Oui, dit le sot, je l’ai rencontré près du gué ; je lui ai parlé, il n’a pas répondu : j’ai saisi le frein de son cheval, il m’a laissé faire, et je vous l’amène prisonnier. — C’est fort bien, Dagonnet, dit messire Yvain ; si vous voulez, il restera sous ma garde. — J’y consens, dit le sot, mais en répondez-vous ? — N’en soyez pas inquiet. »

Tout cela fit assez rire la reine et les dames et demoiselles qui l’entouraient car on connaissait Dagonnet pour la plus couarde pièce de chair qu’on pût imaginer.

La reine cependant regardait le bon chevalier. Son grand air et sa bonne tenue n’échappaient pas à son attention. « Savez-vous, Dagonnet, dit-elle, le nom de votre prisonnier ? — Non, madame ; je n’ai pu tirer un seul mot de lui. » Au son de la voix de la reine, le bon chevalier, qui tenait sa lance par le milieu de la hampe, lève la tête, écarte les doigts de la main ; le glaive tombe et va déchirer la soie du manteau de la reine. Surprise étrangement, elle dit à demi-voix : « Ce chevalier ne semble pas avoir en lui toute la sagesse du monde. — S’il en eût eu quelque peu, reprend Yvain, Dagonnet ne l’eût pas ramené jusqu’ici. Voyons, chevalier, qui êtes-vous ? — Qui je suis ? un chevalier. — Je le vois bien ; et que demandez-vous ? — Je ne sais. — Attendez-vous quelqu’un ou quelque chose ? — Vraiment, je ne sais que dire. »

« Madame, dit Yvain, j’ai promis à Dagonnet de le garder ; mais, si vous voulez me servir de garant, je le laisserai partir. — Oh ! je puis, sans trop m’engager, répondre de lui à Dagonnet. » Messire Yvain relève la lance, la rend au prisonnier de Dagonnet, le conduit au bas des degrés, et lui montrant le gué : « Beau sire, voici le chemin qu’a pris celui que vous vouliez rejoindre. »

Cette fois, le prisonnier de Dagonnet passa le gué et entra dans la forêt, tandis que messire Yvain, curieux de savoir ce qui adviendrait de lui, montait à cheval sans chausser d’éperons, et le suivait à distance. Il le vit approcher d’un tertre sur lequel flottait un gonfanon. C’était l’enseigne du chevalier dont il avait perdu la trace, et qui justement alors descendait de leur côté. « Ah ! sire, lui dit le prisonnier de Dagonnet, je vous rejoins enfin. Que me vouliez-vous, en m’engageant à vous suivre ? — Avant tout, je veux savoir quelle est votre prouesse. — C’est là ce que je montrerai volontiers. » Le chevalier s’éloigne un peu, va prendre son écu et sa lance, et pique vers le prisonnier de Dagonnet qui le reçoit comme il convient, et le fait sauter par-dessus les arçons. Puis, arrêtant au frein le cheval, il le présente au vaincu : « Reprenez-le, dit-il. J’ai mieux à faire que de vous l’enlever. — Non, il n’en sera pas ainsi ; vous m’avez abattu, mais vous n’aurez pas le même avantage à l’escrime. — Vous le voulez ? Voyons donc. » Il descend à son tour, met en avant l’écu, tire son épée et attend le chevalier. Les coups retentissent sur les écus et les heaumes ; le prisonnier de Dagonnet gagne du terrain, pousse et fait reculer l’autre, qui, reconnaissant qu’il n’est pas de force, dit : « Je vous rends les armes ; vous pouvez venir où je vous conduirai ; le chemin ne sera pas long. — J’irai volontiers. » Ils remontent tous deux et chevauchent, suivis de près par messire Yvain car ce qu’il avait déjà vu lui donnait envie d’en voir la suite.

Après avoir cheminé quelque temps, le chevalier vaincu dit : « Nous sommes ici près de la demeure de deux géants. Personne n’ose les aborder, s’il ne veut se déclarer ennemi du roi Artus et de la reine Genièvre. Voici le sentier qui conduit à eux ; allez-y, si vous voulez. »

Le prisonnier de Dagonnet ne répond pas, mais pique des deux éperons, la lance sur feutre et l’écu devant la poitrine. Il est bientôt aperçu par un des deux géants, qui, d’une voix bruyante :

« Chevalier, si tu as en haine le roi Artus et la reine Genièvre, avance et sois le bienvenu. Si tu les aimes, viens recevoir la mort. — Par ma foi ! je les aime, et je vais te punir de ne pas les aimer. » Le géant avance, lève une lourde massue ; mais il était si grand, il avait les bras si longs, qu’il la fait porter au-delà du cheval du prisonnier de Dagonnet ; elle ne frappe que la terre, pendant que notre bon chevalier, de la pointe de sa lance, le jette mort devant lui. L’autre géant arrive en ce moment, lève son énorme massue et la fait retomber sur la croupe du cheval ; l’animal s’affaisse, les deux jambes rompues. Le prisonnier de Dagonnet se dégage couvert de son écu, il marche sur le géant qui hausse une deuxième fois sa massue. Elle rencontre l’écu, l’écartèle et le met en pièces. Mais d’un revers de lance, le prisonnier de Dagonnet fait tomber le poing qui tenait la massue et quand le géant hausse l’autre bras pour l’assommer d’un coup de poing, il est lui-même atteint du tranchant de l’épée qui, après lui avoir ouvert le ventre, descend sur son pied et le sépare de la jambe. Il fléchit et tombant de son haut ne peut continuer la lutte. Le vainqueur ne daigne pas lui arracher la vie. En ce moment Yvain se découvre au prisonnier de Dagonnet, qui lui dit en le reconnaissant : « Avez-vous vu comment ces gloutons ont tué mon cheval ? J’enrage de me trouver à pied. — Calmez-vous, chevalier voici le mien, que je vous prie de monter ; dites seulement au chevalier que vous avez vaincu de me prendre en croupe jusqu’à Kamalot. — Grand merci de votre offre, sire ! Vous, chevalier, descendez ; laissez les arçons à monseigneur Yvain, et montez en croupe derrière lui. » C’est ainsi que rentra messire Yvain dans Kamalot. Il y arriva comme la reine revenait du moutier, appuyée sur messire Gauvain. Une grande compagnie les attendait dans la salle du palais ; Yvain descendit au bas des degrés, laissa retourner le chevalier vaincu, et s’approchant de Gauvain : « Sire, dit-il on parle beaucoup des aventures de Kamalot ; mais je ne crois pas qu’il en soit arrivé de plus merveilleuses que celles dont je viens d’être témoin. — Contez-nous-les donc, dit messire Gauvain. » Yvain dit comment le prisonnier de Dagonnet avait réduit à merci l’autre chevalier ; comment il avait attaqué deux géants, tué l’un, rendu l’autre incapable de nuire. — « En vérité, fit alors messire Gauvain, le prisonnier de Dagonnet, le vainqueur des géants, ne peut être que le nouveau seigneur de la Douloureuse garde. »

Dagonnet cependant faisait un bruit insupportable : « Le vainqueur de la Douloureuse garde et des assemblées de Galore, le dompteur de géants, est mon prisonnier ! messire Gauvain lui-même n’a jamais fait pareille conquête. Je suis le premier chevalier du monde ! »

  1. La guimpe ou guimple était, comme on doit le savoir, une sorte de voile épais passé sur le cou, tombant sur la poitrine quand on le baissait, couvrant le nez et même les yeux quand on le tenait levé. Il ne faut pas l’oublier, ni prendre le change quand on voit des dames lever ou baisser leur guimpe.