Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/32

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Léon Techener (volume 3.p. 222-230).

XXXII.


Celui-ci s’était hâté de revenir chez la dame de Malehaut. Épuisé de fatigue, il s’était, en arrivant, jeté sur sa couche, sans toucher aux mets préparés pour lui. La dame de Malehaut, sachant de retour les chevaliers qu’elle avait envoyés à l’ost du roi Artus, son suzerain, n’eut rien de plus pressé que de demander les nouvelles de la journée. Elle apprit qu’une rencontre des plus meurtrières avait eu lieu entre les Bretons et les hommes du Premier roi conquis, et qu’un chevalier aux armes vermeilles avait eu la meilleure part à la victoire. En entendant cela, la dame regarda en dessous une cousine germaine à laquelle elle laissait le soin de sa maison, et sitôt qu’elle put lui parler sans témoins : « Belle cousine, dit-elle, ne serait-ce pas notre chevalier ? Je voudrais bien m’en assurer. S’il a tant combattu, on devra s’en apercevoir à ses armes et à ses meurtrissures. — Tenez-vous tant à le savoir ? fit la cousine. — Plus que je ne pourrais dire ; mais faites en sorte de n’en laisser rien deviner à personne. »

La cousine trouve alors moyen d’éloigner de la maison tous ceux qui la gardaient et, prenant plein son poing de chandelles[1], elles descendent à l’étable et voient le cheval de Lancelot couvert de plaies à la tête, au cou, aux jambes, étendu près de la mangeoire à laquelle il n’avait pas touché. « Dieu vous sauve, bon cheval ! dit la dame de Malehaut, vous semblez appartenir à prud’homme. Qu’en pensez-vous, cousine ? — Oh je pense comme vous qu’il a eu plus de travail que de loisir ; mais ce n’est pas le cheval que votre prisonnier avait emmené. — Apparemment, reprend la dame, il en aura perdu plusieurs : allons voir ses armes ; nous pourrons juger si elles ont été bien employées. » Elles remontent à la chambre où les armes étaient déposées ; le haubert était faussé, déchiqueté vers les bras, les épaules et ailleurs. L’écu était fendu, écartelé, percé en vingt endroits de trous où l’on aurait aisément passé les poings fermés. Le heaume était bosselé, barré ; le nasal détaché, le cercle traînant jusqu’à terre, à peine retenu par un dernier clou tordu.

« Voyez, cousine, dit la dame, que vous semble de ces armes ? — Que celui qui les porta n’est pas demeuré oisif. — Dites que le plus preux des hommes les a portées. — Puisque vous le dites, dame, cela peut bien être.

« — Venez, venez, reprend la dame, il faut aller le voir. Car enfin, avant de croire il faut voir. » Elles arrivent à l’entrée de la geôle demeurée entr’ouverte. La dame prend en sa main les chandelles, avance la tête dans la porte, et voit le chevalier étendu nu dans son lit, la couverture tirée jusqu’au dessous de la poitrine, les bras découverts en raison de la chaleur, les yeux entièrement fermés. Elle regarde, le visage était boursouflé, le cou froissé par la pression des mailles, le nez écorché, les épaules traversées de longues entailles, les bras tout à fait bleus des coups reçus, les poings enflés et rougis de sang.

Alors, revenant à la cousine : « À votre tour, regardez, et vous verrez merveilles. » Ce disant, elle entre dans la geôle pendant que la cousine passait sa tête dans la porte et ne semblait pas avoir assez de ses yeux. La dame lui donne à tenir les chandelles, et avance en relevant un peu sa robe. « Mon Dieu ! que voulez-vous faire ? dit la cousine. — Je ne serai pas contente si je m’en vais sans l’avoir baisé. — Ah ! dame, qu’avez-vous dit ? Gardez-vous-en bien ; s’il venait à s’éveiller, il nous priserait moins, vous, moi et toutes les femmes. Ne soyez pas assez folle pour vous oublier ainsi. — Quelle honte peut-on craindre en se donnant à un tel prud’homme ? — Aucune peut-être, s’il le prend en gré mais, s’il refuse le don, la honte en sera doublée. Tel peut avoir toutes les beautés du corps qui n’aura pas les bontés du cœur ; et peut-être, au lieu de tenir à déduit votre bonne volonté, la regardera-t-il comme une hardiesse outrageuse et vilaine. Ainsi, par votre faute, aurez-vous perdu tout le fruit de votre service. »

Tant lui dit la jeune cousine qu’elle l’entraîne sans faire plus. Et dès qu’elles sont revenues à leurs chambres, elles ne parlent que du chevalier, bien que la cousine fît tout ce qu’elle pouvait pour en abattre les paroles ; car elle avait en soupçon que le cœur du prisonnier n’était plus à prendre. « Ce chevalier, dit-elle, pense sans doute à toute autre chose que vous ne supposez. — Quant à ses pensées reprit la dame, je présume qu’elles sont les plus hautes du monde. Dieu, qui l’a fait le meilleur et le plus brave, doit avoir adressé son cœur vers ce que la terre a de plus grand et de plus parfait. C’est assurément pour l’avoir mis en haut lieu qu’on lui a vu faire tant de belles armes. » Mais ce cœur, en quel écrin l’avait-il placé ? Combien elle eut donné pour en être la trésorière ! Et s’il en avait disposé, au moins se promettait-elle de faire tout au monde pour découvrir qui le possédait.

Ainsi passa-t-elle plusieurs jours, se nourrissant d’espérances vaines, et ne sachant comment amener le prisonnier à lui découvrir ses pensées. Une seconde fois, elle le fit sortir de la geôle et conduire près d’elle : il voulut s’asseoir à ses pieds ; elle ne le souffrit pas, et lui offrit un siége aussi élevé que le sien. « Sire chevalier, dit-elle, je vous ai fait tenir prison, pour satisfaire à mon sénéchal mais, tant que j’ai pu, j’ai adouci la rigueur de votre captivité ; et si votre bonté égale votre prouesse, vous m’en saurez un peu de gré. — Assurément, dame, répond le prisonnier, comptez-moi pour votre chevalier en tout temps, en tous lieux et dans toutes vos nécessités. — Grand merci ! Or voici le guerdon que je demande ; vous me direz qui vous êtes et où s’adressent vos vœux. Si vous désirez que la chose reste secrète, je promets de n’en jamais parler. — Dame, je ne puis le dire, à vous ni à personne au monde. — En vérité ! résignez-vous donc à tenir prison jusqu’à la prochaine assemblée du prince Galehaut contre le roi Artus. Au lieu d’attendre près d’une année, si vous l’aviez voulu, vous seriez libre dès aujourd’hui. Mais je trouverai moyen de savoir ce que vous voulez cacher. — Comment ferez-vous ? — J’irai à la cour du roi Artus, où l’on ne doit pas manquer de le savoir. — Dame, je ne puis vous retenir. »

Elle le renvoya avec de grands signes de ressentiment dont elle était pourtant bien éloignée, chaque jour augmentant au contraire le penchant qui l’entraînait vers lui. Elle fit bientôt ses préparatifs de départ, et, avant de quitter Malehaut, elle dit à sa cousine — « Je m’en vais trouver le roi Artus ; et, bien que j’aie témoigné au chevalier grand dépit de n’avoir pu apprendre son nom, je sens trop que je ne puis le haïr. Je vous prie donc, cousine, d’aller pendant mon absence au-devant de tout ce qu’il pourra désirer : surtout gardez-le, en tout honneur de vous et de lui. » La demoiselle le promit, et la dame de Malehaut se rendit à Londres où séjournait alors le roi Artus, qui l’accueillit, ainsi que la reine, avec tous les honneurs possibles. Il n’y eut pas un seul de ses chevaliers, une seule de ses dames, qui ne reçût les plus beaux dons. La reine voulut même qu’elle n’eût d’autre hôtel que le sien, tant on lui savait gré du secours qu’elle avait envoyé à la dernière assemblée.

Le lendemain, le roi voulut savoir le motif de son voyage. « Sire, répondit-elle, j’ai une cousine dont l’héritage est menacé par un voisin redoutable pour sa vaillance personnelle et pour sa nombreuse parenté ; nul n’ose se mesurer à lui, et je viens vous prier de me donner pour champion le Chevalier aux armes vermeilles, qui l’autre jour fit tant de belles armes.

« — Belle douce amie, répondit le roi, j’en atteste madame la reine, la chose que j’aime le plus au monde ; je ne sais rien de ce chevalier. Il n’est de ma maison ni de ma terre, et mon plus grand désir serait de le voir et de me l’attacher. »

Ici, la dame de Malehaut ne put s’empêcher de sourire ; la reine s’en aperçut et lui dit : « En vérité, je crois que vous savez mieux que nous quel est ce chevalier. — Non, madame, et je vous dirai, sur la foi que je dois à vous et au roi mon seigneur lige, que je ne venais ici que pour en savoir des nouvelles. Rien maintenant ne doit plus me retenir, et je vous demande congé. »

Les instances de la reine ne lui permirent pas de partir avant le troisième jour : mais il lui tardait bien de revoir le beau chevalier qu’elle gardait et que tant d’autres eussent désiré posséder. À peine arrivée, elle le fit sortir de la geôle, et d’un air affectueux : « Sire chevalier, dit-elle, je viens d’en apprendre tant de vous que je me sens toute disposée à vous mettre en liberté. Je vous laisse le choix de trois rançons. — Dame, dites votre plaisir. — Écoutez-moi donc :

« Vous me direz ou qui vous êtes et quel est votre nom, — ou quelle est la dame que vous aimez d’amour, — ou si vous comptez faire à la prochaine assemblée autant d’armes que dans la précédente.

« — Ah ! dame, c’est me causer un grand ennui de me soumettre à un pareil choix. Quand vous m’aurez fait parler à contre-cœur, quelle sûreté me donnerez-vous de ma délivrance ?

« — Les portes de la geôle et de ma maison vous seront ouvertes ; je vous le promets.

« — Je vais donc parler comme je n’aurais jamais voulu le faire. Je ne vous dirai pas mon nom, et, si j’aime d’amour, ce n’est pas de moi que vous l’apprendrez ; mais j’avouerai, puisqu’il le faut, que je compte, à la première assemblée, faire plus d’armes que jamais. Suis-je libre, maintenant ? — Oui ; dès aujourd’hui vous pouvez sortir ; mais si vous me savez quelque gré de vous avoir accordé prison courtoise, vous m’accorderez à votre tour de demeurer, jusqu’au jour de la grande assemblée dont je vous donnerai avis. Je vous fournirai un bon cheval et telles armes que vous désignerez. — Je suis prêt, dame, à faire votre volonté. — Grand merci ! Voici comment nous vivrons : vous resterez dans cette geôle où rien ne vous manquera. Nous vous ferons souvent compagnie, moi et ma cousine. Quelles armes voulez-vous porter ? — Des armes noires. »

  1. Cette expression qui revient encore ici semble indiquer un faisceau de petits cierges qu’on tenait à la main.