Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/31

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Léon Techener (volume 3.p. 216-222).

XXXI.



Le conte le laisse ici dans sa geôle pour nous ramener au roi Artus, qui vient d’être averti par le message d’une dame de ses vassales[1] que Galehaut, le fils de la géante, le prince des Îles étranges, se




préparait à passer outre avec une armée de cent mille fervêtus. « Dites à la dame qui vous envoie, répondit le roi, que je partirai cette nuit ou demain au plus tard. À Dieu ne plaise que j’attende un seul jour, quand on ose mettre le pied sur nos terres ! » Et sans écouter les remontrances de ses chevaliers, il partit de grand matin avec environ sept mille hommes d’armes. Que pouvait un si faible nombre devant l’armée de Galehaut ? Cependant, grâce aux merveilleuses prouesses de messire Gauvain, le Roi des cent chevaliers fut obligé de céder le terrain à plusieurs reprises ; mais le prince Galehaut, qui dédaignait de combattre en personne un ennemi si faiblement soutenu, contraignit enfin les Bretons à sonner la retraite. Il y eut devant les deux camps un furieux combat ; Gauvain, couvert de blessures, arrêta les ennemis devant les premiers retranchements : mais à peine les assaillants se furent-ils retirés que lui-même tomba sanglant, inanimé, et le bruit de sa mort se répandit dans l’armée. Rien ne peut exprimer la douleur qu’en ressentirent la reine et tous ceux qui tenaient à l’honneur du roi.

Le camp des Bretons s’étendait le long d’une rivière, à sept lieues environ de la cité de Malehaut. La jeune et riche dame qui retenait le Bon chevalier dans sa geôle avait perdu naguère son baron ; mais elle était aimée de tous ses hommes, et quand on demandait aux gens du pays ce qu’ils pensaient d’elle, ils répondaient : « C’est la reine de toutes les dames. »

On a vu que, de la geôle où il était enfermé, le Bon chevalier pouvait entendre et voir tout ce qu’on faisait dans la grande salle. Plusieurs vassaux, au retour de la bataille livrée par Galehaut aux Bretons, ne manquèrent pas de raconter les grandes prouesses et les blessures dangereuses de monseigneur Gauvain. Le Bon chevalier fit alors signe à celui d’entre eux qui paraissait avoir le plus d’autorité sur la dame de Malehaut : « Je vous prie, dit-il, d’aller demander à votre dame la faveur d’un entretien. » Le prud’homme obéit, et bientôt vint tirer le prisonnier de la geôle pour l’amener dans la chambre haute.

« Beau sire, dit la dame, que me voulez-vous ? — Dame, que vous me mettiez à rançon. Je suis un pauvre chevalier ; mais il en est plus d’un, parmi les hommes du roi Artus, qui volontiers me rachèteraient. — Beau sire, répond la dame, je ne vous ai pas retenu dans l’espoir d’une rançon, mais pour la justice que je dois à mon sénéchal, dont vous avez tué le fils. — Je l’ai fait, dame, pour ne pas être parjure ; mais, croyez-moi, s’il vous plaisait me mettre à rançon, vous n’en auriez pas regret. J’apprends que les échelles du roi Artus et du prince Galehaut doivent encore se rencontrer demain ; laissez-moi prendre part à l’assemblée, et je promets de rentrer la nuit même en votre prison, s’il me reste assez de force pour y revenir. — Chevalier, je vous l’accorderai volontiers, à une seule condition : vous me direz votre nom. — Hélas ! je ne le puis. — Vous n’irez donc pas à l’assemblée. — Je veux bien prendre l’engagement de vous satisfaire, dès que je le pourrai. — Eh bien, partez dès cette nuit, si vous voulez. — Grand merci, dame. » Et il fut reconduit à la geôle.

Cependant, l’armée des Bretons étant devenue plus forte, Galehaut crut pouvoir, sans en être blâmé, défier tout de bon le roi Artus. Il chargea le Roi-premier conquis (ainsi désigné pour avoir fait son hommage avant les autres) de conduire la première bataille, forte de quarante mille hommes d’armes. Elle occupa le côté de la rivière d’Hombre opposé au camp d’Artus. Avant que les Bretons ne fussent armés, le chevalier de la dame de Malehaut était arrivé, monté sur un grand destrier et couvert d’armes vermeilles que la dame de Malehaut lui avait préparées. Il s’était arrêté en face de la bataille du Roi-premier conquis ; mais, au lieu de regarder devant lui, ses yeux se portaient sur les loges d’une tourelle que le roi Artus avait fait dresser assez près du gué, pour être mieux en état de suivre tous les mouvements de ses hommes. Aux loges était la reine avec ses demoiselles, puis, au fond de la tourelle, monseigneur Gauvain, condamné au repos par ses récentes blessures. Bientôt le Roi-premier conquis pousse dans le gué son cheval pour avoir l’honneur du premier coup ; le Chevalier vermeil, appuyé sur son glaive, ne semble pas songer à le recevoir. Alors les hérauts, les goujats de la partie des Bretons, se demandent que vient faire un fervêtu si peu pressé de combattre. « Chevalier ! crient-ils, ne voyez-vous pas le Roi-premier conquis ; n’irez-vous pas à lui ? » Il ne les entend pas. Un ribaud plus insolent s’approche, détache l’écu et le passe à son cou, sans que notre chevalier ait l’air de s’en apercevoir. Un autre se baisse, prend une motte de terre mouillée et la lance sur le nasal du heaume, en criant : « À quoi songez-vous, fainéant ? »

L’eau pénétrant dans les yeux, le Bon chevalier reprend ses esprits et voit le Roi premier conquis, comme il touchait la rive bretonne. Il pousse à lui, lance baissée, et reçoit la première atteinte : mais, à défaut de l’écu, le haubert était de bonne trempe et ne fut pas entamé. Le roi brisa sa lance contre les mailles, et, plus vigoureusement touché, tomba lourdement à terre. Ce premier coup étonna grandement les hérauts qui avaient d’abord si mal jugé du Bon chevalier ; et celui qui s’était emparé de l’écu revenant vers lui : « Sire, reprenez votre écu, il sera bien employé avec vous. » Le Bon chevalier laissa, sans daigner regarder, repasser l’écu à son cou ; et cependant, la grande bataille du Roi-premier conquis, voyant le danger de leur seigneur, passait tout entière sur l’autre rive. Les premiers arrivés payèrent cher leur impatience : puis avancèrent les batailles du roi Artus, et la mêlée devint générale. Cette fois, l’avantage ne demeura pas aux plus nombreux, grâce aux surprenantes prouesses du Chevalier vermeil, qui rompait lances, abattait chevaux et cavaliers, tranchait têtes, bras et poitrines. La fin du jour put seule mettre un terme au carnage. Les gens du Roi-premier conquis s’éloignèrent en assez mauvais ordre, et ceux du roi Artus donnèrent au Chevalier vermeil tout l’honneur de la journée. Mais il avait disparu, et personne ne put dire ce qu’il était devenu.

Galehaut apprit du Roi-premier conquis que le roi Artus avait engagé tout ce qu’il avait amené d’hommes d’armes, et que la victoire des Bretons était due à la prouesse incomparable d’un seul chevalier. Le lendemain, il envoya au camp des Bretons le Roi des cent chevaliers et le Roi-premier conquis. Artus les reçut avec grand honneur : « Sire, dit le premier, Galehaut, le seigneur des Îles lointaines, nous envoie vers vous : il s’étonne d’avoir vu un si petit nombre d’hommes défendre les terres dont il réclame l’hommage. Il vous offre une année de trêve, pour vous donner le temps de rassembler tous vos chevaliers. Ce terme passé, tenez-vous pour averti de ne plus compter sur un second délai ; et sachez que notre seigneur Galehaut se fait fort de retenir dans son parti le Chevalier vermeil, auquel vous avez dû l’honneur de la première assemblée. »

Cela dit, les messagers se retirèrent, laissant le roi Artus satisfait de la longue trêve qu’on lui accordait, humilié d’être contraint de l’accepter, inquiet surtout de cette menace de lui enlever le Chevalier à l’écu vermeil.

  1. Les mss. 341, fo 60, et 773, fo 82, vo, disent : « La demoiselle des marches de Sezile. » Le no 339, fo 19, porte seulement « la demoiselle. »