Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/34

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XXXIV.



Le lendemain, la dame de Malehaut annonça l’intention de faire un nouveau voyage. Elle se rendit au camp du roi ; mais, avant de quitter Malehaut, elle avait recommandé à sa cousine de pourvoir à tout ce que pourrait demander le Bon chevalier. La pucelle, pour mieux lui faire honneur, le coucha dans le propre lit de la dame, et attendit pour quitter son chevet qu’il fut endormi. Au matin, elle vint l’aider à revêtir les armes noires, puis le suivit longtemps des yeux.

Arrivé devant la rivière, à peu de distance du camp des Bretons, il s’arrêta, le bras appuyé sur son glaive, les yeux tournés vers la bretèche où se trouvaient messire Gauvain alité, un grand nombre de dames et la reine elle-même. Déjà les gens du roi Artus passaient le gué et se mesuraient à ceux de Galehaut ; sur les deux rives se multipliaient les combats, les rencontres corps à corps. Cependant le Noir chevalier demeurait immobile, les yeux toujours arrêtés sur la bretèche, comme s’il eût attendu un commandement. À son cheval, à ses armes noires, la dame de Malehaut n’eut pas de peine à le reconnaître mais, feignant de n’en rien savoir : « Dieu ! dit-elle quel peut être ce chevalier, qui n’aide et ne nuit à personne ? » Tous et toutes regardent, Gauvain demande s’il ne peut aussi le voir. — « Oh ! dit la dame de Malehaut, il est aisé d’approcher votre lit de la fenêtre. » Et quand Gauvain eut regardé : « Dame, dit-il à la reine, vous souvient-il l’autre jour d’un chevalier qui, à cette même place, ainsi appuyé, ne semblait pas vouloir combattre ? Il fut pourtant le vainqueur de l’assemblée ; mais ses armes étaient vermeilles. — Cela peut être, reprit la reine ; pourquoi le dites-vous ? — Plût à Dieu que ce fût le même chevalier ! je n’avais pas encore vu de prouesses comparables aux siennes. » Comme ils devisaient ainsi, le roi Artus ordonnait ses batailles et en formait cinq échelles ; il confiait la première au roi Ydier, la seconde à Hervis de Rinel, la troisième à Aguisel d’Écosse, la quatrième au roi Yon, et la cinquième à Yvain de Galles. Galehaut suivait la même disposition : seulement, au lieu de quinze mille hommes, chacune de ses échelles en comprenait vingt ou trente mille. Malaquin, le roi des cent chevaliers, conduisit la première ; le Roi-premier conquis la seconde ; le roi de Val d’Ooan la troisième ; le roi Clamadès des Lointaines îles la quatrième ; la cinquième fut confiée au sage et prudent Baudemagus, roi de Gorre, le père de Meléagan. Pour Galehaut, il ne revêtit pas l’armure de chevalier ; il se contenta du court haubergeon et du chapeau de fer des écuyers, le bâton gros et court à la main. On ne pouvait le distinguer des autres valets que par le grand et beau cheval qui le portait.

« Ma dame, » dit à la reine la dame de Malehaut, toujours occupée du secret qu’elle voulait surprendre, « ne vous plairait-il pas mander à ce chevalier de faire des armes pour l’amour de vous ? — Belle amie, répond la reine, j’ai toute autre chose à penser, quand monseigneur le roi est en danger de perdre et sa terre et son honneur, quand je vois mon cher neveu en si mauvais point. Mandez-lui tout ce qu’il vous plaira : une de mes demoiselles sera votre messagère : mais, pour moi, je n’ai pas le cœur à ces fantaisies. » La dame de Malehaut accepte le service de la demoiselle, et Gauvain la fait accompagner d’un écuyer chargé d’offrir pour lui deux lances au Noir chevalier. « Vous lui direz, demoiselle, fait la dame de Malehaut, que toutes les dames et demoiselles de madame la reine le saluent en leur seul nom, et que, s’il aspire aux bonnes grâces de l’une d’entre elles ou de toutes ensemble, il fasse assez d’armes pour qu’on lui en sache gré. »

La pucelle et l’écuyer se rendent près du Noir chevalier, qui, entendant le nom de monseigneur Gauvain, demande où il se trouve. — « Sire, dans cette bretèche, avec bon nombre de dames et demoiselles. » Aussitôt il serre ses étriers, il allonge les jambes et semble grandir d’un demi-pied. En passant devant la bretèche, il lève un instant les yeux vers les loges, puis s’avance dans le champ. « Madame dit messire Gauvain à la reine, regardez ce chevalier ; quelqu’un a-t-il jamais mieux porté ses armes ? »

Les dames coururent aux créneaux, aux fenêtres, pour mieux le voir. Il passait de l’un à l’autre, renversant tous sur son passage. Le nombre était grand des jeunes chevaliers du parti de Galehaut qui s’étaient jetés en avant des échelles, pour faire essai de prouesse. Il en arrivait là dix, là vingt : quand ils chevauchaient en plus grand nombre, le Noir chevalier tournait et les esquivait. Cependant il attendit sans broncher une échelle de cent fervêtus, fondit comme un lion affamé au milieu d’eux, renversa le chevalier qui les conduisait, et s’ouvrit un passage. Sa lance brisée, il fait redouter le tronçon qui lui reste, revient aux écuyers qui lui tendent un autre glaive et, après avoir rompu deux lances, il retourne vers la rivière à l’endroit d’où il était parti, en levant de nouveau les yeux vers la bretèche. Messire Gauvain dit à la reine : « Ma dame vous avez suivi ce chevalier dans la course qu’il vient de fournir, mais vous avez mépris en ne vous associant pas à notre message. Il s’est arrêté, apparemment pour avoir pensé que vous l’aviez en dédain. — Il a fait, dit la dame de Malehaut, tout ce qu’il entendait faire pour nous, ce n’est plus à nous à lui rien mander ; qui voudra le fasse ! – Ma dame, reprit Gauvain, n’ai-je pas raison ? — Eh ! beau neveu, qu’attendez-vous donc de moi ? — Je vais vous le dire. C’est grande chose qu’un prud’homme ; et souvent ce que mille autres n’avaient pas fait, un seul le conduit à bonne fin. Mandez salut à ce chevalier ; conjurez-le de venir en aide au royaume de Logres et à monseigneur le roi ; et s’il aspire à mériter honneur et joie, qu’il fasse assez d’armes pour qu’on lui en sache gré, et pour que le roi ne laisse pas l’honneur de la journée à Galehaut. Je lui enverrai de mon côté dix glaives au fer tranchant, à la hampe grosse et roide j’y joindrai trois bons chevaux couverts de mes armes, et vous pourrez voir de merveilleuses prouesses.

« — Ce qu’il vous plaira, répond la reine ; je vous laisse toute liberté. » La dame de Malehaut écoutait et avait peine à contenir sa joie ; elle va connaître enfin ce qu’elle a tant cherché. La demoiselle qu’on avait chargée du premier message part avec six écuyers, conduisant trois des meilleurs chevaux de Gauvain et dix de ses plus fortes lances. Elle aborde le Noir chevalier qui, après l’avoir écoutée, lui demande où est la reine. — « Là, sire, à la même bretèche que monseigneur Gauvain. — Dites à ma dame qu’il sera fait ainsi qu’elle désire, et remerciez monseigneur Gauvain de sa grande courtoisie. » Cela dit, il confie les trois chevaux aux écuyers, saisit la plus forte lance et pique des éperons.

Nous ne voulons pas raconter ses innombrables prouesses. Sans broncher une seule fois, il abat, il démonte quiconque ose affronter le fer de sa lance ou l’acier de son épée ; il voit tomber, sans tomber lui-même, et son cheval et les trois chevaux, présent de monseigneur Gauvain ; il brise ses dix lances ; vingt fois les échelles et l’armée du roi Artus, obligées de céder devant des masses plus épaisses, sont par lui ramenées et reprennent l’avantage. Enfin, il venait de quitter son dernier cheval mortellement frappé enfermé dans un profond cercle d’ennemis, il avait devancé ses plus hardis compagnons, Keu le sénéchal, Sagremor le desréé, Giflet fils de Do, Yvain l’avoutre, Brandelis et Gaheriet ; quand le prince Galehaut, auquel on vint raconter tant de beaux faits d’armes, pousse son cheval au milieu des batailles, et parvient jusqu’à lui ; il le voit entouré d’ennemis qu’il retenait à distance. « Chevalier, dit-il, vous n’avez rien à craindre. — Je le sais, répond-il fièrement. — Je viens défendre à mes chevaliers de vous attaquer, tant que vous serez à pied. Prenez mon cheval ; je veux cette fois être votre écuyer. — Grand merci, sire ! » Et, montant aussitôt, il broche des éperons ; on lui ouvre passage, et il rejoint les bataillons d’Artus qui, ranimés par sa présence, obligent les échelles opposées à reculer en désordre. Galehaut suivait le Noir chevalier dans ses nombreuses évolutions : il n’eût pas voulu, disait-il, pour l’empire du monde, qu’il arrivât malheur à un si preux vassal. Il se contenta de rendre la retraite moins désastreuse, et, quand le coucher du soleil mit fin à la lutte, il reprit les traces du Noir chevalier qui voulant éviter d’être reconnu, avait suivi le sentier frayé autour de la montagne voisine. Galehaut le rejoignit comme il tournait du côté opposé : « Dieu vous bénisse, sire ! » lui dit-il. L’autre se contente de rendre le salut. « Sire, reprend Galehaut, veuillez me dire qui vous êtes. — Beau sire, vous le voyez, un chevalier. – Je le sais, et le meilleur des chevaliers ; celui auquel je voudrais porter tout l’honneur du monde. Je vous ai suivi dans l’espérance de vous voir revenir avec moi. — Qui êtes-vous pour faire une telle offre ? — Sire, je suis Galehaut, le fils de la géante, le seigneur de tous les hommes d’armes contre lesquels vous avez soutenu l’honneur du roi de Logres. — Vous êtes l’ennemi de monseigneur le roi Artus, et vous m’invitez à revenir avec vous ? N’y comptez pas, beau sire. — Ah ! sire, je suis à vous plus que vous ne pouvez penser, et, si vous consentez à m’accompagner, je promets d’accorder tout ce qu’il vous plaira demander.

— « Voilà, fait le Noir chevalier, de belles paroles ; puis-je croire à leur sincérité ? — Je vous en donnerai toutes les sûretés que votre bouche demandera. — Sire, je sais qu’on vous tient pour prud’homme ; il ne serait pas de votre honneur de promettre ce que vous n’auriez pas l’intention de tenir. — Je ne le ferais pas au prix du royaume de Logres. J’y engage ma foi de chevalier ; car, pour roi, je ne le suis pas encore. Oui, si j’ai cette nuit votre compagnie, j’entends vous donner tout ce que vous me demanderez.

— « Sire, puisque vous tenez à me garder cette nuit, je m’y accorde : donnez-moi sûreté du don que vous m’offrez. » Galehaut met sa main dans la sienne. Ils reviennent en se tenant ainsi vers les tentes.

Gauvain avait vu s’éloigner le Noir chevalier, et, s’il eût pu quitter le lit, il eût suivi ses traces : il avait déjà prié le roi de se mettre lui-même à la voie pour le joindre, quand reportant les yeux dans la campagne il vit revenir Galehaut, le bras droit posé sur le cou du Noir chevalier, et prêt à passer la rivière. « Ah ! madame, dit-il à la reine, vous pouvez bien dire que nos hommes en auront le pire ; Galehaut a conquis le Noir chevalier. » La reine regarde et, dans sa douleur, elle ne prononce pas un seul mot. Cependant avant d’entrer dans le camp opposé, le Noir chevalier mettait encore à raison Galehaut : « Sire, je vous prie d’abord de me faire parler aux deux hommes en qui vous vous fiez davantage. » Galchaut mande aussitôt le Roi des cent chevaliers et le Roi-premier conquis : « Approchez leur dit-il, venez voir le plus riche homme du monde. — Comment sire, n’est-ce pas vous le plus riche ? — Non, mais je le serai avant de dormir. » Les rois reconnurent aisément à ses armes le Noir chevalier qui leur dit : « Seigneurs, vous êtes les deux princes que votre seigneur honore le plus ; il vous en croit de tout ce que vous lui conseillez. Il m’a promis, si je consentais à passer la nuit avec vous, de m’accorder ce que je viendrais à réclamer de lui. Demandez-lui si je dis vrai ? — Oui, répond Galehaut. — De plus, reprend le Noir chevalier, j’entends que ces deux prud’hommes, si vous manquez à votre parole s’engagent à vous laisser et à me suivre partout où je les conduirai, même à votre détriment et à mon profit. Galehaut les invite à donner leur foi. « Mais, fait le Roi des cent chevaliers, vous ne pouvez exiger de nous rien de semblable. — Je sais, répond Galehaut, ce que je fais et ce que je puis faire. » Ils ne résistent plus et prononcent le serment qui leur est demandé. « Allez maintenant, dit Galehaut, avertir mes barons de se rendre ici, dans le meilleur appareil ; dites-leur que j’ai gagné tout ce que je pouvais souhaiter. » Le Roi-premier conquis brocha son cheval et s’éloigna pendant que Galehaut entretenait le Noir chevalier. Bientôt approchèrent plus de deux cents vassaux du prince des Îles lointaines, vingt-huit rois au premier rang.

Le camp prit un air joyeux de fête : on entendait de tous côtés : « Bienvenue la fleur des chevaliers ! » Celui auquel on faisait tant d’honneur en rougissait de confusion. Quand il fut désarmé, Galehaut lui présenta une robe des plus riches et des plus belles. Dans sa chambre furent disposés quatre lits, l’un très-grand, très-haut, très-large ; le second de moindre dimension ; les deux autres de grandeur égale, mais moindre encore. Le grand lit fut garni le plus richement du monde et quand l’heure de reposer arriva : « Sire, dit Galehaut, ce grand lit sera le votre. — Pour qui seront les deux autres ? dit le Noir chevalier. Pour deux de mes hommes qui vous feront compagnie. Je me tiendrai dans la chambre voisine, afin de moins vous gêner. — Ah ! sire, je vous le demande en grâce ; ne me faites pas reposer plus haut que vos chevaliers : j’en aurais trop de honte. — Sire, ne me demandez rien qui puisse abaisser votre prix. »

À peine couché, le Noir chevalier, qui avait si bien travaillé le jour, dormit d’un profond sommeil. Galehaut entra dans sa chambre le plus doucement qu’il put, et se coucha dans le second lit. Le matin venu, il se leva le premier pour n’être pas vu. Ils entendirent ensemble la messe, puis le Noir chevalier demanda ses armes. « Et pourquoi, sire ? dit Galehaut. — Pour prendre congé. — Ah, bel ami, demeurez encore ; ne suis-je pas toujours prêt à vous accorder ce qu’il vous plaira demander ? Vous pourrez rencontrer ailleurs un compagnon plus digne de vous, mais non qui vous aime davantage. — « Je demeurerai donc, sire, car je ne trouverais pas ailleurs meilleure compagnie que la vôtre. Et puis, voici le moment de parler du don que vous me devez. — Dites, et vous l’aurez. Les deux rois sont là que vous avez demandés pour garants. — Voici ma demande, sire. Dès que, dans la troisième journée, le roi Artus aura épuisé tous ses moyens de défense, vous irez à lui et vous vous mettrez en sa merci. »

Galehaut à ces mots parut surpris ; il resta quelque temps silencieux. Les deux rois prirent la parole : « Pourquoi balancer, sire ? vous avez promis, il n’est plus temps de revenir. — Croyez-vous dit Galehaut, que j’en sois au repentir ? Je pensais seulement à la grande et belle parole qui vient d’être dite. » Et se nant vers le Noir chevalier : « Sire vous aurez le don ; je ne puis rien retenir de ce qu’il vous convient de réclamer. Je vous demande seulement à mon tour de ne jamais préférer aucune compagnie à la mienne. » Le Noir chevalier prit cet engagement. Et la nouvelle d’une paix prochaine s’étant répandue aussitôt, le camp retentit de chants et de transports d’allégresse, tandis que celui du roi Artus était plongé dans la consternation.

Le lendemain, jour de la dernière assemblée, le Noir chevalier revêtit les mêmes armes que son nouveau compagnon, sauf le heaume et le haubert, trop grands pour sa tête et ses épaules.

Le roi Artus avait défendu à ses hommes de s’aventurer et de provoquer les gens de Galehaut ; mais les jeunes bacheliers ne tinrent pas compte de ses ordres, et bientôt les rencontres se multiplièrent assez pour entraîner les grandes échelles. Longtemps l’avantage parut incertain entre les deux partis ; quand l’un faiblissait, un renfort venait rétablir la balance. Mais dès que le chevalier couvert des armes de Galehaut parut, le cœur sembla défaillir aux gens d’Artus, et messire Gauvain, qui de son lit suivait tous les mouvements des deux armées, dit à haute voix que ce guerrier n’était pas Galehaut, mais le chevalier qui, la veille, portait les armes noires. C’était, d’un côté, à qui le suivrait, de l’autre à qui éviterait de le rencontrer. Les Bretons peu à peu lâchèrent pied, retournèrent à leur camp où ils ne tardèrent pas à être poursuivis. Bientôt les lices sont emportées ; plus d’espoir d’échapper à la complète déroute. Le roi Artus, résigné au sort qui semblait lui être réservé, avait fait approcher un palefroi pour ramener la reine dans la tour de Londres ; messire Gauvain avait refusé de se laisser conduire en litière à la suite de la reine, ne voulant pas survivre, dit-il, à la perte de tout honneur terrestre. Cependant l’ami de Galehaut retenait les vainqueurs devant les tentes les plus avancées ; puis, regardant autour de lui, il fit signe au prince des Îles lointaines ; Galehaut approcha : « Sire, lui dit-il, est-ce assez ? » – « Oui ; dites votre plaisir. — C’est que vous teniez nos conventions, le temps en est venu. — Puisqu’il vous plaît, je les tiendrai sans regret. » Et, ce disant, il pique des deux vers l’étendard du roi Artus, qui voulait vendre chèrement sa vie. Il demande à lui parler : le roi, qui n’avait déjà plus l’espoir de garder sa couronne, fait quelques pas en avant. Dès que Galehaut le voit, il met pied à terre, s’agenouille, et, les mains jointes : « Sire, dit-il, je viens vous faire droit de ce que j’ai méfait ; j’en ai regret, et me mets en votre merci. » À ces paroles si peu attendues, le roi lève les mains au ciel ; il croit rêver, et ne laisse pas de s’humilier à son tour devant son vainqueur. Galehaut le relève, lui tend les bras ; ils s’entre-baisent. « Faites de moi votre plaisir, dit Galehaut ; j’irai où vous ordonnerez. Seulement accordez-moi le temps d’avertir mes gens de se retirer. — Allez ! dit le roi, et ne tardez pas à revenir ; car j’ai beaucoup à dire et apprendre de vous. »

Pendant que Galehaut retourne à son camp, et annonce à ses chevaliers l’accord conclu entre lui et le roi Artus, celui-ci fait avertir la reine de revenir sur ses pas, la paix étant faite et l’honneur sauf. Galehaut donne congé à ses alliés et demandant à son compagnon s’il est content : « J’ai fait ce que vous avez désiré ; le roi attend mon retour. — Sire, vous avez plus fait pour moi que je ne devais espérer. Il me reste à vous prier de ne dire à personne où je puis être. » Galehaut le promit, se désarma, revêtit une de ses meilleures robes et revint au camp du roi.

Déjà le roi Artus était désarmé, et la reine revenue avec la dame de Malehaut et les autres dames et demoiselles. Tous étaient réunis dans la bretèche où gisait monseigneur Gauvain, qui, voyant arriver Galehaut, se dressa sur sa couche et lui fit belle chère. « Sire, lui dit-il, soyez cent fois le bienvenu vous êtes l’homme que je désirais voir le plus, comme le prince le plus justement prisé et le mieux aimé de ses gens ; comme celui qui sait distinguer les preux entre tous, ainsi que nous avons vu. » — Galehaut lui demandant comment il se trouvait : — « J’ai été près de la mort, mais la joie de notre accommodement m’a guéri. »

Ils passèrent ainsi la journée ; le roi, la reine et Gauvain ne croyaient jamais pouvoir assez bien recevoir Galehaut ; ils ne lui parlèrent pas de son ami le Noir chevalier. Vers le soir, Galehaut dit à celui-ci : « Le roi m’a fortement pressé de lui revenir : mais j’aimerais bien mieux demeurer avec vous. — Ah ! sire, faites plutôt ce que vous demande le roi : il pourra vous conjurer de lui dire mon nom ; n’insistez pas pour le savoir, avant que moi-même je ne vous l’apprenne. — Je vous obéirai à regret : c’est la première chose que je vous eusse demandée. Quant au roi Artus, c’est le plus preux, le plus loyal des rois ; et mon seul regret est de ne l’avoir pas connu plus tôt, lui, son neveu messire Gauvain, et madame la reine, la plus vaillante dame du monde. »

En entendant parler de la reine, le Bon chevalier baisse la tête et s’oublie au point de laisser couler ses larmes. Galehaut s’en aperçoit et cherche à le distraire d’une pensée qu’il ne devinait pas encore. « Cher sire, lui dit le Bon chevalier, allez retrouver le roi et monseigneur Gauvain ; vous prendrez garde à ce qu’ils pourront dire de moi et me le rapporterez. » Galehaut s’éloigne en le recommandant à Dieu.

La nuit venue, il arriva dans la tente du roi : son lit y fut dressé non loin de ceux du roi et de monseigneur Gauvain. La reine demeura dans la bretèche, avec la dame de Malehaut qui continuait à avoir l’éveil sur tout.

Pour l’ami de Galehaut, il n’y a pas d’honneur que ne lui rendent les deux rois auxquels avait été remis le soin de l’entretenir. Ils lui laissent le grand lit et se tiennent dans la chambre voisine, pour être prêts à le servir. Durant toute la nuit, ils l’entendent gémir, et, quand de grand matin Galehaut revient, il s’inquiète en lui voyant les yeux rouges et mouillés de larmes. « Beau compain, lui dit-il, vous avez un chagrin secret ; pourquoi ne m’en voulez-vous pas dire la cause ? Auriez-vous reçu quelque offense ; auriez-vous à vous plaindre de quelqu’un ? Un mot de vous, et tout ce qui m’appartient serait employé à vous venger. — Ah ! sire, répond-il, croyez-moi, si j’avais un grand chagrin, ce serait de ne pouvoir reconnaître votre douce et simple courtoisie. Je n’ai pas de peines à confesser ni d’offenses à venger, mais je suis assez sujet, tout en dormant, à me plaindre et pleurer sans le vouloir ; on ne doit pas s’en inquiéter. »

Ils allèrent entendre la messe : au moment où le prêtre faisait trois parties du corps de Notre-Seigneur, Galehaut, prenant son ami par la main, lui montre les morceaux que le prêtre tenait : « Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit ici le corps de Notre-Seigneur ? — Assurément, je le crois. — Soyez donc sans crainte car, par ces trois parties de chair que vous voyez en semblance de pain, je ne ferai jamais en ma vie chose qui puisse vous causer d’ennui. — Grand merci, sire ! vous me l’avez déjà trop bien prouvé, pour le peu que je vaux et que je puisse vous rendre. »

Au sortir de la messe, Galehaut retourna à la cour du roi Artus. Après dîner, comme ils conversaient autour du lit de monseigneur Gauvain, celui-ci dit à Galehaut : « Sire, s’il ne vous déplaisait, je vous ferais une demande. La paix que vous êtes venu conclure avec monseigneur le roi, par qui fut-elle conseillée ? Veuillez me le dire, au nom de ce que vous aimez le mieux. — Sire, vous m’avez conjuré de façon à ne pas recevoir de refus. Elle fut faite par un chevalier. — Et ce chevalier, quel est-il ? — J’atteste Dieu que je ne le sais. — N’est-ce pas, dit la reine, le Chevalier aux armes noires ? — Allons, reprend Gauvain, vous pourrez bien au moins nous le dire, si vous tenez à vous acquitter. — Je me suis acquitté, en vous disant que c’était un chevalier, et je ne vous en aurais même pas tant dit, si vous ne m’aviez conjuré par la chose que j’aimais le mieux. La chose que j’aime le mieux fit la paix. — Cette chose, reprit la reine, est donc le Chevalier noir, et vous ne pouvez vous défendre de nous le présenter. — Il faut d’abord que je sache où le trouver. — Taisez-vous ; il est dans votre tente : c’est lui qui portait hier vos armes. »

GALEHAUT.

Cela est vrai. Mais je ne connais pas même son nom.


ARTUS.

Comment ! vous ne connaissez pas le Chevalier aux armes noires ? Je le croyais de votre terre.

GALEHAUT.

Sire, il n’en est rien.

ARTUS.

Je doute qu’il soit de la mienne : il n’y a pas un prud’homme parmi mes chevaliers dont je ne connaisse le nom et la race.

GAUVAIN.

N’en parlons plus, sire ; nos questions pourraient fatiguer monseigneur Galehaut.

GALEHAUT.

Ne le croyez pas ; mais je demanderai à mon tour au roi s’il a jamais vu un chevalier plus vaillant, plus digne de louange que celui qui porta les armes noires.

ARTUS.

Non ; il n’est pas d’homme que j’aie plus grand désir de voir et garder à ma cour.

GALEHAUT.

Vraiment ? Eh bien, dites-moi, vous, sire, madame la reine et monseigneur Gauvain : que voudriez-vous donner pour gagner sa compagnie ?

ARTUS.

Je prends Dieu à témoin que je partagerais avec lui tout ce que je possède, sauf le corps de madame, dont je tiens à garder seul la possession.

GALEHAUT.

Le partage que vous offrez est assez beau. Et vous, messire Gauvain, si Dieu vous rendait la santé, quel sacrifice feriez-vous pour avoir la compagnie d’un tel prud’homme ?

GAUVAIN.

Si je revenais en santé, je voudrais être la plus belle dame du monde, à la condition d’être aimée de lui toute ma vie.

GALEHAUT.

Voilà encore assurément un beau vœu. Vous, maintenant, ma dame, que donneriez-vous pour avoir constamment à votre service un tel chevalier ?

LA REINE.

En vérité, messire Gauvain a fait toutes les offres que dame pourrait faire ; il ne m’a laissé rien à dire.