Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/35

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XXXV.



La réponse de la reine les fit tous longuement rire, et l’entretien enjoué se continua quelque temps, jusqu’à ce qu’enfin la reine s’étant levée annonça qu’elle allait regagner la bretèche, et pria Galehaut de la reconduire. Avant de monter sur son palefroi, elle le prit un peu à l’écart : « Galehaut, lui dit-elle, je vous aime beaucoup, et peut-être trouverai-je moyen de vous le prouver mieux que vous ne sauriez penser. Vous avez assurément dans votre tente le Noir chevalier, et il se pourrait bien que je le connusse déjà. Si vous comptez mon amitié pour quelque chose, faites tant, je vous prie, que je le voie. — Madame, je n’ai plus de pouvoir sur lui, depuis que la paix est faite. — Oh ! vous savez assurément où il est. — Peut-être : mais il ne dépendrait ni de vous ni de moi de l’amener ici, quand même il serait en ce moment dans ma tente. — Où donc est-il ? Ne pouvez-vous au moins le dire ? — Je pense qu’il est en mon pays : mais, puisque vous le demandez, croyez-le bien, madame, je ferai ce que je pourrai pour vous contenter. — Oh ! si vous le voulez, Galehaut, je le verrai, et aurai de nouvelles raisons de vous aimer. Oui, je désire le voir : est-il rien de plus désirable en effet que la vue et la conversation d’un prud’homme tel que lui ? Faites donc en sorte, cher sire, de nous le ramener, et, s’il est en votre pays, ne tardez pas d’un jour à l’envoyer quérir. »

La reine monta, et Galehaut s’en revint au roi qui lui proposa de faire des deux camps un seul. On convint de ranger les tentes sur les bords de la rivière, de façon à ne laisser entre les hommes de Galehaut et les Bretons que l’intervalle du gué. Puis, Galehaut revint raconter à son ami ce qu’il avait fait, les vœux exprimés par le roi et par Gauvain, la réponse enjouée de la reine, enfin le désir qu’elle avait témoigné de le voir. « J’ai soutenu que je vous croyais retourné dans mon pays ; la reine m’a fait promettre de vous inviter à revenir le plus tôt possible. Que ferez-vous maintenant ? Auriez-vous honte de voir la reine ? »

Le Noir chevalier ému de ce qu’il entendait fut quelque temps sans répondre. Enfin : « Cher sire, dit-il, vous avez tout pouvoir sur moi ; voyez ce qu’il me convient de faire. — Moi, je pense que vous devez répondre au vœu de la reine. — Que ce soit alors le plus secrètement du monde. — Oh ! remettez-vous sur moi du reste. » Galehaut mande aussitôt au Roi des cent chevaliers de faire replier les tentes, de lever les lices de fer et de tout disposer en face des tentes bretonnes, de façon qu’il n’y ait que la rivière entre deux.

Il reprend ensuite le chemin de la tente du roi. La reine, des fenêtres de la bretèche, le vit approcher et, descendant aussitôt au-devant de lui, elle s’informe des nouvelles : « Dame, j’en ai tant fait que je dois bien craindre de perdre, pour vous, ce que j’aime le plus au monde. – Oh ! ce que vous perdrez à cause de moi, je vous le rendrai au cent double : quand viendra-t-il ? — Le plus tôt qu’il pourra : je l’ai envoyé quérir. — Nous verrons : si vous le voulez bien, il sera demain ici. » Elle remonta dans la bretèche et Galehaut revint à son ami.

Plusieurs jours passèrent sans que l’impatience de la reine fût satisfaite. « Le Noir chevalier, lui disait Galehaut, est prévenu ; il est sans doute en chemin, le voyage est long, il ne tardera guère. » Et la reine, qui devinait la vérité, lui reprochait de vouloir lui faire perdre toute patience.

Enfin, un matin, il dit à son ami : « Il n’y a plus à s’en défendre, il faut que vous voyiez la reine. — Faites alors que personne ne s’en aperçoive : maints chevaliers autour du roi m’ont déjà vu et ne manqueraient pas de me reconnaître. » Galehaut appelant alors son sénéchal : « Je vous avertirai bientôt, lui dit-il, de venir me joindre dans le camp du roi ; vous prendrez avec vous mon compagnon, sans vous laisser approcher l’un ou l’autre. — Je ferai votre plaisir. » Puis il se rend chez le roi, et dès que la reine le voit : « Quelles nouvelles ? — Dame, assez bonnes. La fleur des chevaliers est arrivée. — Je pourrai donc le voir sans que nul autre que vous le sache ? — Ainsi l’entendons-nous : il a toutes les peurs du monde d’être reconnu. — Il était donc déjà venu en cour ? Cela redouble mon désir de le voir. — Madame, il viendra cette nuit même, à la chute du jour. Voyez-vous là-bas, dans les prés, cet endroit ombragé d’arbrisseaux ? Nous pourrons nous y arrêter en petite compagnie. — Galehaut, vous parlez bien : plût à Dieu que la nuit fût déjà proche ! » Ils se mettent à rire, la reine lui prend les mains, et la dame de Malehaut, qui les suit de l’œil, remarque que l’intimité s’est faite entre eux bien vite.

Dans son impatience de voir arriver la fin du jour, la reine va et vient, parle et folâtre, pour tromper le temps. Après souper, aux premières approches de la nuit, elle prend Galehaut par les mains en faisant signe à la dame de Malehaut et à Laure de Carduel de l’accompagner. Ils se dirigent vers l’endroit désigné et, tout en marchant, Galehaut appelle un écuyer et lui dit d’aller avertir son sénéchal de venir les retrouver dans l’endroit où ils allaient s’arrêter. « Eh quoi ! dit vivement la reine, est-ce votre sénéchal que vous me présenterez ? — Non, madame, mais ils viendront ensemble. » Parlant ainsi, ils arrivèrent aux arbres et s’assirent ; Galehaut et la reine d’un côté, à peu de distance des deux dames, légèrement surprises de voir s’établir entre eux une telle privauté. Cependant l’écuyer joignait le sénéchal ; celui-ci prenait avec lui notre chevalier, et ils arrivaient à l’endroit que le valet avait indiqué. L’un et l’autre étaient grands et beaux ; on connaissait peu d’hommes à leur comparer.

La dame de Malehaut toujours inquiète reconnut son cher et ancien prisonnier. Pour n’être pas elle-même découverte, elle baissa la tête et se rapprocha de Laure de Carduel. Le sénéchal les salue en passant près d’elles, et Galehaut qui les voit approcher dit à la reine : « Dame, voici le meilleur chevalier du monde. — Lequel ? — Lequel vous semble-t-il ? — Tous deux sont beaux ; mais ils ne représentent pas la moitié de ce que je me figurais du Noir chevalier. — C’est pourtant l’un des deux. »

Arrivés enfin devant la reine, le Noir chevalier est saisi d’un tel tremblement qu’il peut à peine la saluer. Ils mettent le genou en terre : le Noir chevalier reste les yeux baissés, comme saisi de honte. La reine devine alors que c’est lui. Et Galehaut s’adressant au sénéchal : « Allez donc, sire, faire compagnie à ces dames : nous sommes ici trois, et elles n’ont pas un seul chevalier avec elles. » Le sénéchal s’éloigne ; la reine prend le chevalier par la main, le relève, le fait asseoir à ses côtés et, d’un air riant : « Sire, nous vous avons bien longtemps désiré ; enfin, grâce à Dieu et à Galehaut, il nous est permis de vous voir. Je ne sais pourtant pas encore si vous êtes celui que je demandais. Galehaut me l’a bien dit ; mais j’attends, pour en être sûre, que vous me l’assuriez de votre bouche. » L’autre répond, en bégayant et sans lever les yeux, qu’il ne sait que dire. La reine ne conçoit rien à son trouble, et Galehaut, qui déjà en soupçonne la cause, pense que son ami sera plus à l’aise sans témoins. D’une voix assez haute pour être entendu de l’autre cercle : « Assurément, dit-il, je suis bien discourtois de laisser ces deux dames en compagnie d’un seul chevalier. » Il se lève et va de leur côté ; les dames se lèvent à son arrivée, il les fait rasseoir et la conversation s’établit entre eux, pendant que la reine entre ainsi en propos avec le chevalier

« Pourquoi, beau doux sire, vous cacher de moi ? Je n’en puis deviner la raison. Au moins êtes-vous celui qui vainquit la première assemblée ? — Non, dame.

« — Comment ! ne portiez-vous pas les armes noires ? N’avez-vous pas reçu les trois chevaux de messire Gauvain ? — Oui, dame, je portais les armes noires et, je reçus les chevaux.

« — Vous aviez les armes de Galehaut dans la dernière assemblée ? — Il est vrai, dame. — Vous avez donc été vainqueur le premier, vainqueur le second jour ? — Non, dame, je ne le fus pas. » Alors la reine devine qu’il ne voulait pas dire qu’il eût été vainqueur, et elle l’en prise davantage.

« Maintenant, reprend-elle, me direz-vous qui vous fit chevalier ? — Vous, ma dame. — Moi ! et quand donc ? — Dame, il peut vous souvenir du jour qu’un chevalier vint à Kamalot devant mon seigneur le roi : il était navré parmi les flancs, une épée lui séparait le corps en deux. Ce même jour un valet vint à lui et fut chevalier le dimanche.

« — De cela me souvient-il bien. Seriez-vous celui qu’une dame présenta au roi, vêtu de la robe blanche ? — Dame, oui.

« Pourquoi dites-vous donc que je vous fis chevalier ? — Au royaume de Logres, la coutume est telle : on ne peut faire sans épée un chevalier ; qui donne l’épée fait le chevalier. Je tiens de vous la mienne et non pas du roi.

« — En vérité j’en ai beaucoup de joie. Mais où allâtes-vous en nous quittant ? — J’allai porter secours à la dame de Nohan, et j’eus à défendre mon droit contre messire Keu, qui était venu dans la même intention.

« — Et alors ne m’avez-vous rien mandé ? — Dame, je vous ai adressé deux demoiselles. — Oui, je m’en souviens. Et quand vous revîntes de Nohan, n’avez-vous pas rencontré quelqu’un se réclamant de moi ? — Dame, oui. Un chevalier gardien d’un gué, me dit de descendre de cheval. Je lui demandai à qui il était ; il me dit : À la reine. — Descendez, descendez, ajouta-t-il. Je lui demandai en quel nom il parlait ; il répondit : En mon seul nom. Alors je remis le pied à l’étrier et joutai contre lui. Ce fut de ma part grand outrage, ma dame, et je vous en crie merci ; prenez-en l’amende, telle que vous la marquerez. — Certes, bel ami, vous n’avez en rien méfait ; c’est à lui que j’en sais mauvais gré, car je ne lui avais pas donné telle charge. Enfin, de là, où allâtes-vous ? — À la Douloureuse garde. — Qui parvint à la conquérir ? — Dame, j’y entrai. — Vous y ai-je vu ? — Dame, oui, plus d’une fois. — En quel endroit ? — Dame, devant la porte : je vous demandai s’il vous plaisait d’entrer ; vous dites que oui. — Oh ! vous paraissiez bien troublé ; car je vous l’ai demandé deux fois inutilement. Et quelles armes portiez-vous alors ? — La première fois j’avais un écu blanc à la bande vermeille de belic ; la seconde j’avais deux bandes. — Je me souviens de les avoir distinguées. Vous ai-je encore vu une autre fois ? — Dame, oui ; la nuit où vous croyiez avoir perdu monseigneur Gauvain et ses compagnons. Les gens du château criaient au roi : Prenez-le ! prenez-le ! Je sortis cependant, portant au cou l’écu à trois bandes vermeilles de belic. Et quand je fus près du roi, les mêmes gens criaient : Roi, prends-le ! roi, prends-le ! Le roi me laissa pourtant aller. — À notre grand regret ; car, en vous arrêtant, il eût mis fin aux enchantements du château. Mais, dites-moi : est-ce vous qui avez jeté de prison monseigneur Gauvain et ses compagnons ? « — Dame, j’y aidai comme je pus. »

La reine, à cette dernière réponse, devina qu’il était bien Lancelot du Lac. Elle reprend : « Du jour où vous fûtes chevalier, jusqu’au temps de notre séjour à la Douloureuse garde, vous avais-je vu ? — Dame, oui : sans vous, je ne serais plus en vie car vous avez averti monseigneur Yvain de me tirer de l’eau quand j’allais me noyer. — Comment ! c’est vous que le couard Dagonnet ramena prisonnier ? — Dame, je fus pris, mais j’ignore par qui. — Et où alliez-vous ? Je suivais un chevalier. — Et quand vous vous êtes la dernière fois éloigné de nous, où allâtes-vous ? — Dame, je trouvai deux vilains géants qui tuèrent mon cheval ; monseigneur Yvain voulut bien alors me donner le sien.

« — Maintenant, beau sire, je sais qui vous êtes. Vous avez nom Lancelot du Lac. » Et ne le voyant pas répondre : « On sait au moins votre nom à la cour, grâce à messire Gauvain. Mais comment vous étiez-vous laissé prendre par le dernier des hommes ? — Ma dame, je n’avais alors ni mon corps ni mon cœur. — Me direz-vous, maintenant, pour qui, aux deux assemblées, vous avez fait tant d’armes ? » Il pousse alors un profond soupir, et la reine qui le tient de court : « Avouez-le-moi ; je ne le dirai à personne. Assurément, vous les faisiez pour quelque dame ou demoiselle. Voyons, nommez-la moi, par la foi que vous me devez. — Ah dame, je le vois, il faut vous le dire. Cette dame… — Eh bien ? – C’est vous. — Moi ! — Oui. — Ce n’est pas pour moi que vous avez rompu les deux glaives que ma demoiselle vous avait portés ; je n’étais pour rien dans le message. — Ma dame, je fis pour vos dames ce que je dus ; pour vous, ce que je pus. — Comment ! tout ce que vous avez fait, vous l’avez fait pour moi ! M’aimez-vous donc tant ? — Dame, je n’aime ni moi ni autre autant que vous… — Et depuis quand m’aimez-vous ainsi ? Dès le jour que je fus appelé chevalier. — Et d’où vous vint ce grand amour ? »

Au moment où la reine prononçait ces derniers mots, la dame de Malehaut se prit à tousser en relevant sa tête jusque-là baissée. Lancelot la reconnut, et il en fut assez ému pour ne pouvoir répondre. Les larmes lui vinrent aux yeux ; plus il regardait la dame de Malehaut, plus il avait de malaise au cœur[1].

La reine aperçoit et son trouble et les regards qu’il jette sur les dames voisines. « Répondez, dit-elle, d’où vous est venu cet amour ? » Lui, faisant un suprême effort : « Dame, du jour que je vous ai vue. Si votre bouche a dit vrai, vous me fîtes alors votre ami. — Mon ami ! et comment ? — Quand j’eus pris congé de monseigneur le roi, je vins devant vous armé, sauf la tête et les mains. Je vous recommandai à Dieu et dis que, si vous y consentiez, je serais votre chevalier. Puis je dis : Adieu, dame ! et vous avez répondu : Adieu, beau doux ami. Ce mot, depuis, ne m’est pas sorti du cœur. Ce mot me fera prud’homme, si jamais je le dois être, et je ne me suis jamais trouvé en aventure de mort sans m’en souvenir. Ce mot m’a conforté dans tous mes ennuis ; ce mot m’a guéri de toutes douleurs, m’a sauvé de tous dangers. Ce mot m’a nourri dans mes faims, m’a enrichi dans mes pauvretés. — Par ma foi ! dit la reine, le mot fut dit de bonne heure, et Dieu soit loué de me l’avoir fait dire. Mais je ne le prenais pas tant au sérieux ; souvent je l’ai dit à d’autres chevaliers par simple courtoisie : vous l’avez entendu autrement ; bien vous est venu, puisqu’à vous en croire, il a fait de vous un prud’homme. Ce n’est pourtant pas la coutume parmi les chevaliers de prendre telle parole à cœur, et d’imaginer qu’ils soient, à compter de là, retenus par une dame. D’ailleurs, je vois bien à vos yeux, à vos regards, que vous avez mis votre amour dans une de nos deux voisines ; car vous avez pleuré, quand vous avez pu croire qu’elles vous entendaient. Dites-moi donc, par la foi que vous devez à la chose que vous aimez le plus, à laquelle des trois vous êtes engagé d’amour. — Ah ! ma dame, je vous crie merci : jamais l’une ou l’autre n’eurent le moindre pouvoir sur mes pensées. — Oh ! l’on ne me trompe pas ainsi. J’ai surpris vos yeux, et j’ai vu par d’autres indices que, si votre corps est près de moi, votre cœur est près d’elle. » Elle parlait ainsi pour le mettre à malaise, car elle ne doutait déjà plus de son amour pour elle. Mais l’épreuve était trop forte, et il en ressentit telle angoisse qu’il pensa se trouver mal : la crainte d’être remarqué par les dames le retint ; cependant la reine, qui le vit pâlir, chanceler et incliner la tête en avant, posa vite la main sur son capuchon, pour l’empêcher de tomber. En même temps. elle appela Galehaut qui accourut, et quand il voit la mine piteuse de son compain : « Pour Dieu ! ma dame, dit-il, qu’a-t-il donc eu ? — Je ne sais : je lui ai seulement demandé laquelle de ces dames il aimait. — Merci, dame ! avec de telles paroles, vous pourriez bien me l’enlever, et tout le monde y perdrait. — J’y perdrais autant que personne ; mais enfin, Galehaut, savez-vous pour qui il a fait tant d’armes ? — Non, dame. — Croiriez-vous qu’il assure les avoir faites pour moi ? — S’il vous l’a dit, vous devez le croire, car personne ne l’égale en prouesse et personne ne le surpasse en sincérité. — Ah ! Galehaut, si vous connaissiez tout ce qu’il a fait depuis qu’il fut armé chevalier, vous auriez encore plus raison de le dire prud’homme ! Il a vengé en maintes rencontres le chevalier navré ; il a sauvé la dame de Nohan ; il a terrassé deux géants ; il a pris la Douloureuse garde ; il a été le mieux faisant des deux assemblées. Tout cela, dit-il, pour un seul mot, pour le nom de beau doux ami que je lui donnai à son départ de la cour !

« — Dame, dit Galehaut, j’ai fait pour vous ce que vous avez demandé ; c’est à vous maintenant de lui accorder la merci qu’il demande. — Quelle merci voulez-vous que j’en aie ? – Dame, vous savez qu’il vous aime plus que tout au monde et qu’il a fait pour vous plus que ne fit aucun chevalier. Sans lui, jamais il n’aurait été parlé de paix avec monseigneur le roi. — Oui, répond la reine ; je le sais, et n’eût-il amené que cette paix, encore aurait-il plus fait que je ne pouvais mériter, car il a sauvé l’honneur de monseigneur le roi : il ne peut donc rien demander que j’aie honnêtement le droit de refuser. Mais, Galehaut, il ne demande rien : au lieu de cela, il ne cesse de pleurer, depuis qu’il a jeté les yeux sur ces autres dames : peut-être a-t-il peur d’avoir été reconnu. — Je ne sais rien, dit Galehaut, de ses secrets, mais il craint beaucoup d’être découvert. Ne vous arrêtez pas à cela, ma dame ; ayez seulement merci de qui vous aime cent fois plus que lui-même. — J’en aurai la merci que vous souhaiterez, car j’y suis tenue envers vous : mais enfin, il ne me prie de rien.

« — Ma dame, vous devez savoir, dit Galehaut, qu’on ne peut se défendre de trembler devant celle qu’on aime. Je vais demander pour lui, et je ne vous prierais pas, qu’encore le devriez-vous accorder : vous ne pouvez gagner un plus riche trésor. — Je le sais ; et je ferai pour lui ce que vous direz. — Grand merci ! Je réclame pour lui votre amour ; vous le tiendrez désormais pour votre chevalier ; vous serez loyalement sa dame jusqu’à la fin de vos jours. Ainsi l’aurez-vous rendu plus riche qu’en lui donnant le monde entier. — Eh bien, oui ! je m’accorde à ce qu’il soit tout mien, moi toute sienne ; et que vous vous portiez garant de notre fidélité à cet engagement[2]. — Grand merci, dame maintenant je demande les premières arrhes. — Vous me voyez prête à les donner. — Grand merci ! j’entends que devant moi vous le baisiez. — J’y consentirais volontiers ; mais le temps, le lieu ne le permettent pas. Ces dames s’étonnent que nous soyons restés si longtemps à part ; elles ne manqueraient pas de regarder. Si pourtant il le voulait, je m’y accorderais encore. » Et Lancelot est tellement ravi de ces paroles qu’il ne peut que répondre : « Dame, grand merci ! – Quant à son vouloir, reprend Galehaut, vous n’en pouvez douter. Nom allons nous lever, nous irons un peu plus loin comme si nous étions en grand conseil ; ces dames ne pourront rien voir. — Pourquoi, dit la reine, me ferais-je prier ? Je le veux en vérité plus que lui. »

Alors ils s’éloignent un peu tous les trois, faisant semblant de traiter une affaire sérieuse, et la reine, voyant que le bon chevalier n’ose commencer, le prend par le menton et le baise longuement si bien que la dame de Malehaut s’en aperçut.

Et la reine, comme sage et vaillante dame qu’elle était, dit « Beau doux ami, je suis toute vôtre, et j’en ai grande joie. Mais que la chose demeure entièrement secrète. Je suis, vous le savez, une des dames dont on dit, hélas ! plus de bien qu’on ne devrait ; si par vous je venais à perdre mon bon renom, nos amours en seraient bien contrariées. Et vous, Galehaut, qui êtes le plus sage, souvenez-vous que s’il




nous arrive malheur, vous en aurez été la première cause, comme vous le serez de tout le bonheur que nous nous promettons.

« — De mon côté, fit Galehaut, j’ai un don à vous demander : au lieu de travailler à me séparer de lui, vous vous emploierez, dame, à resserrer les liens de notre amitié. — Ah ! Galehaut ! si j’y manquais, combien serait mal employé ce que vous avez fait pour nous ! » Elle prit alors Lancelot par la main : « Galehaut, je vous donne à toujours ce chevalier, mes droits réservés sur lui. Vous y consentez, n’est-ce pas ? » Lancelot lève la main en signe d’engagement. — « Cher sire, continua-t-elle, je vous ai donné Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Benoïc. » Galehaut apprit ainsi le nom de son compagnon et il en ressentit une grande joie car il avait entendu parler déjà de l’ancienne prud’homie du roi Ban de Benoïc et des hauts faits de Lancelot.

Ce fut la première entrevue de la reine et de Lancelot, ménagée par le prince Galehaut. Ils se levèrent enfin : la nuit était arrivée, la lune éclairait toute la prairie. Ils regagnèrent la tente du roi Artus, tandis que le sénéchal faisait la conduite aux deux dames. Galehaut avertit Lancelot de les joindre avant de retourner à son camp, et pendant que lui-même accompagnerait la reine. Le roi en les revoyant demanda d’où ils venaient : — Sire, dit Galehaut, de ces prés, où nous étions même assez peu accompagnés. » Ils s’assoient et parlent de diverses choses, la reine et Galehaut ayant peine à couvrir leur ravissement intérieur. Enfin la reine se lève et s’en va reposer dans la bretèche ; Galehaut la recommande à Dieu, en lui disant qu’il s’en va partager le lit de son cher compain.

  1. Il y a dans le Paradis de Dante, chant XVI, une allusion ingénieuse à cette toux de la dame de Malehaut ; c’est quand le poëte, oubliant un instant la contemplation céleste pour s’arrêter aux souvenirs de la terre, est averti de sa distraction par Béatrice :

    Onde Beatrice, ch’era un poco sovra,
    Ridendo parve quella che tossio
    Al primo fallo scritto di Ginevra.

  2. « Et que par vous seront amendé le méfait et le trespas del convenant. » Var. « des convenances. » Ce passage laisse quelque doute ; on serait tenté de l’entendre : « et que sur vous retombe le bon marché que nous ferons des convenances. Mais une telle interprétation serait de notre temps plutôt que du douzième siècle. L’ancien traducteur italien l’a entendu comme moi : « che per voi sieno emendate tutte le cose mal fatte. » C’est-à-dire : « et que vous soyez juge de la façon dont ce commun engagement sera tenu. »