Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/36

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Léon Techener (volume 3.p. 270-278).

XXXVI.


La reine, rentrée dans la bretèche et penchée sur la fenêtre, se mit à rêver à toutes les joies du cœur dont elle était inondée. Mais déjà le secret de son bonheur ne lui appartenait plus ; la dame de Malehaut avait vu beaucoup, et deviné ce qu’elle n’avait pas vu. Elle approcha doucement et se prit à dire : « Comme est bonne la compagnie de quatre ! » La reine entend et ne sonne mot, comme si la parole n’était pas arrivée jusqu’à elle. « Oui, reprend l’autre, bonne est la compagnie de quatre. » La reine alors se tournant : « Dites-moi pourquoi vous parlez ainsi ? — J’ai peut-être été indiscrète, ma dame, contre mon désir ; je sais qu’il ne faut pas être avec sa dame trop familière, si l’on tient à conserver ses bonnes grâces. — Non, vous ne pouvez rien dire qui m’empêche de vous aimer ; je vous sais trop sage et trop courtoise pour rien craindre de vous : dites-moi le fond de votre pensée ; je le veux, je vous en prie. — Puisque vous le voulez, ma dame, j’ai dit que bonne était la compagnie de quatre, parce que j’ai vu la nouvelle liaison que vous avez faite hier avec le bon chevalier, dans le verger. Vous êtes la chose du monde qu’il aime le plus, et vous n’avez pas à vous en défendre ; vous ne pouviez mieux employer votre amour. — Mon Dieu ! le connaîtriez-vous ? dit vivement la reine. — Je le connais si bien qu’il ne tenait qu’à moi de vous disputer sa possession ; je l’ai gardé dans ma chartre privée pendant plus d’un an. Les armes vermeilles, les armes noires avec lesquelles il a vaincu les deux assemblées, c’est moi qui les lui avais fournies. Et quand l’autre jour je vous ai priée de lui mander de faire pour vous des armes, c’est que déjà je soupçonnais son cœur d’être à vous, comme à la seule dame digne de lui. Quelque temps, j’eus l’espérance de m’en faire aimer ; mais il me répondit de façon à me désabuser, et dès lors je n’ai plus songé qu’à découvrir où s’adressaient toutes ses pensées. C’est pour cela que je suis venue à deux reprises à la cour.

« — Mais vous disiez que mieux valait la compagnie de quatre : pourquoi ? Le secret, s’il y en a, n’est-il pas mieux gardé par trois ? — Oui, sans doute. — La compagnie de trois vaut donc mieux que celle de quatre. — Ma dame, ce n’est pas ici le cas. Le chevalier vous aime, cela est certain : Galehaut le sait, ils pourront donc en parler à leur aise, quand ils seront ensemble. Mais ils ne seront pas toujours ici ; ils ne tarderont même pas à s’éloigner : vous resterez, et vous n’aurez personne à laquelle vous puissiez découvrir vos pensées ; vous en porterez seule tout le faix. S’il vous plaisait de me mettre en quatrième dans votre compagnie nous nous consolerions de l’absence en parlant d’eux entre nous, comme entre eux ils ne manqueront pas de parler de nous.

« — Maintenant, dit la reine, savez-vous quel est le chevalier dont vous parlez ? — Mon Dieu ! non ; mais aux regards qu’il me jeta, quand il était avec vous, à la crainte qu’il témoigna d’être aperçu, vous pouvez juger s’il m’avait reconnue. — Oh ! je vois que vous êtes trop subtile pour qu’on puisse espérer de vous cacher quelque chose. Vous souhaitez avoir toute ma confiance, vous l’aurez. Oui, j’aime le bon chevalier, je ne veux pas m’en défendre auprès de vous ; mais si j’ai mon faix, je veux que ce vous portiez aussi le votre. — Que voulez-vous dire, ma dame ? assurément, il n’est rien que je ne fasse pour mériter votre amitié. Vous l’avez ; quelle meilleure compagnie pourrais-je espérer jamais ? Mais sachez-le bien, une fois engagée, je n’entends plus me séparer de vous ; dès que j’aime, il n’est pas d’amitié aussi ferme que la mienne. — Nous serons donc ensemble, ma dame, toutes les fois et tant qu’il vous plaira. — Remettez-vous à moi du soin de bien établir notre intimité ; et, dès ce moment, apprenez le nom du chevalier que vous avez retenu et qui m’a donné sa foi ; c’est le fils du roi Ban de Benoïc, c’est Lancelot du Lac, le meilleur chevalier du monde. »

Tout en devisant ainsi, il fallut se mettre au lit. La reine voulut partager le sien avec la dame de Malehaut qui fut longtemps à s’en défendre, comme ne méritant pas un tel honneur. Ne demandez pas si elles parlèrent encore de ce qui leur tenait au cœur, avant de s’endormir. La reine demanda à son amie si elle avait déjà mis son amour en quelque lieu. « Non : je n’aimai qu’une seule fois, et ce fut seulement en pensée. » Elle entendait parler de Lancelot qu’elle avait un instant éperdument aimé. La reine se confirma alors dans son projet : mais elle n’en voulut rien dire avant de savoir dans quelle disposition se trouverait Galehaut.

Elles se levèrent au point du jour et se rendirent à la tente du roi pour faire bonne compagnie à monseigneur Gauvain : « Éveillez-vous, sire, dit la reine en riant, c’est en vérité trop de paresse de dormir encore. » Puis, prenant avec elle une nombreuse suite de dames et demoiselles, elle vint à l’endroit où elle avait donné les premiers gages d’amour. « C’est, dit-elle à la dame de Malehaut, le lieu que je préférerai maintenant à tous les autres. Là m’a-t-il été permis de bien connaître les deux plus vaillants chevaliers de la terre ! Avez-vous remarqué tout ce qu’il y a de beau, de grand, de généreux dans Galehaut ? J’entends bientôt lui conter comment nous sommes devenues amies inséparables, et j’ai l’assurance qu’il en aura grande joie. »

Quand elles revinrent à la tente du roi, elles y trouvèrent Galehaut, et la reine ayant saisi l’occasion de le prendre à part : « Galehaut, dit-elle, au nom de ce qui vous est le plus cher au monde, dites-moi si vous aimez d’amour dame ou demoiselle ? — Non, ma dame. — Voici pourquoi je vous fais cette demande : j’ai placé mes amours à votre volonté ; j’entends placer les vôtres à la mienne, c’est-à-dire en dame belle, courtoise et sage, d’assez haute condition, revêtue d’assez grands honneurs. — Ma dame, vous pouvez vouloir ; mon cœur et mon corps sont à vous : veuillez dire quelle est cette dame dont vous entendez me rendre l’ami. — D’ici vous pouvez la voir ; c’est la dame de Malehaut. »

Elle lui conte alors comment la dame avait surpris leur secret, et comment elle avait, pendant un an, retenu Lancelot dans sa prison. « Je la sais la meilleure et la plus loyale dame du monde ; voilà pourquoi je désire que vous vous engagiez d’amour l’un envers l’autre. Le plus sage des chevaliers ne doit-il pas avoir la plus sage des amies ? Quand vous serez en terres lointaines, vous et mon chevalier, vous pourrez parler en commun de ce que votre cœur aime, de ce qui sera dans le fond de votre pensée. Et cependant, nous qui serons restées aurons plus de courage à supporter nos maux ; nos joies seront communes, nos peines et nos espérances.

« — Je vous l’ai dit, ma dame, reprend Galehaut, vous avez le corps, vous avez le cœur. » Alors la reine appela la dame de Malehaut : « Êtes-vous, lui dit-elle, disposée à faire ce qui me plaira ? — Assurément, ma dame. — Je vous donne donc, cœur et corps, à ce chevalier. Y consentez-vous ? — Ma dame, vous pouvez faire de moi comme de vous-même. — Donnez moi tous deux la main. Galehaut, je vous donne à cette dame, en sincère et loyal amour. Et vous, dame de Malehaut, je vous donne à ce chevalier, comme à celui qui désormais aura vos plus douces pensées. » Tous deux déclarèrent s’y accorder : la reine les fit entrebaiser, et ils convinrent d’aviser aux moyens de se voir le plus secrètement et le plus souvent possible.

Cela fait, ils retournent à la tente du roi qui les attendait pour se rendre à la messe. Après le service et le manger du matin, ils vont tenir bonne compagnie à monseigneur Gauvain : ils vont visiter les chevaliers blessés dans les dernières assemblées, Galehaut tenant d’une main la dame de Malehaut, de l’autre la reine. Enfin, ils conviennent de se réunir la nuit prochaine, ainsi qu’ils avaient fait la veille, et à la même place. « Je resterai, dit la reine, avec le roi, pendant que vous avertirez votre ami de se mêler à la foule des chevaliers ; comme on l’a vu rarement, personne ne s’occupera de lui ; et quand l’assemblée se dispersera petit à petit, nous pourrons, sans éveiller les soupçons, gagner l’endroit que vous savez. »

Galehaut ne manqua pas de mettre son ami au courant de ces conventions. Quand la nuit fut proche, il avertit son sénéchal de passer dans la prairie avec Lancelot, dès que lui-même aurait rejoint le roi et la reine. Il se rendit d’abord chez le roi ; on se mit à table, et, quand les nappes furent levées, la reine proposa aux dames une promenade dans les prés. Tous partirent ensemble, le roi, la reine, les chevaliers, les dames. Bientôt la reine ralentit son pas pour attendre la dame de Malehaut, et plusieurs dames et demoiselles. Le sénéchal et le Bon chevalier se perdirent dans la compagnie du roi, puis, comme sans dessein, suivirent lentement le sentier qui les menait à l’endroit où les deux dames les avaient déjà devancés. Que vous dirai-je de plus ? Ils y demeurèrent près d’une heure, sans qu’il soit bien à propos de répéter leur conversation. Au lieu de parler, il ne fut question entre eux que de baisers, embrassements et douces étreintes, avant-coureurs de joies plus grandes. Il fallut trop tôt penser à rejoindre : les dames retournèrent vers le roi, Lancelot et Galehaut regagnèrent leur tente. Les jours suivants, mêmes rencontres secrètes ; jusqu’à ce que messire Gauvain, se trouvant en état de chevaucher, remercia le roi, la reine et les dames de la bonne compagnie qu’on lui avait faite, et remontra au roi combien il était de son intérêt d’attacher à sa maison le prince Galehaut et son ami, le Bon chevalier : « Vous leur devez beaucoup, sire oncle, et vous avez tout à espérer de leur service. » Mais Galehaut, quand le roi lui en parla, répondit qu’il avait grand besoin de retourner en Sorelois, après une absence aussi longue ; il promit seulement de revenir dès qu’il aurait mis ordre à ses propres affaires.

Ne demandez pas si les dernières entrevues de Lancelot et de Galehaut avec leurs dames furent mêlées de soupirs et de larmes. On se promit bien de saisir toutes les occasions de retour. Puis la reine, mettant le roi à raison, le faisait insister, près de la dame de Malehaut, pour la retenir à la cour. « C’est, disait-elle, une dame sage, prudente et bien aimée de tous : je pense qu’elle ne vous refusera pas, par affection pour moi. » Le roi approuva la pensée de la reine, et la dame de Malehaut, après un semblant de résistance, consentit à ce que le roi voulut bien lui demander.