Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/80

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LXXX.



Une heure après avoir quitté Sagremor, Lancelot et mess. Yvain rencontrèrent la sœur de la demoiselle qui avait conduit Galeschin au Château Ténébreux. Lancelot la salue et mess. Yvain lui demande si elle sait bien le droit chemin de la Tour douloureuse ? — « Que gagnerai-je, répond-elle, en vous montrant ce chemin ? — Vous gagnerez, dit Lancelot, l’amitié de deux bons chevaliers. — Bons chevaliers en effet, si vous arrivez où vous tendez. — Et pourquoi ? fait Lancelot. — C’est que d’ici là vous trouverez assez à vous arrêter, eussiez-vous le cœur vaillant et suffisamment garni de prouesse. » Ces mots firent rougir Lancelot : « Nous sommes, dit-il, résolus à gagner la Tour douloureuse, et honni soit qui entreprend ce qu’il n’oserait achever !

« — Lequel de vous, dit la demoiselle, s’est mis en quête de monseigneur Gauvain ? — Tous deux, répond Yvain. — Vous ne devez pas ignorer que, d’après la prédiction des Sages, il est réservé au chevalier le plus preux du siècle d’abattre les mauvaises coutumes de la Tour douloureuse. — Nous essayerons de le faire, et nous ne paraîtrons à la cour du roi Artus qu’en y ramenant messire Gauvain. — Je vous conduirai volontiers, quand vous m’aurez dit vos noms. » Lancelot se taisait. « Il en sera, dit-elle, ce que vous voudrez. Votre nom, ou je ne vous conduis pas. » Tout en rougissant de honte, Lancelot se nomme. « Avançons maintenant, » dit-elle en passant devant les deux chevaliers. Quand le jour vint à baisser, elle fit un détour pour arriver chez un ermite où ils passèrent la nuit. C’était un ancien chevalier parent de la demoiselle. Le lendemain avant de remonter, ils entendirent la messe puis, ils atteignirent le château de Pintadol où on leur conta les prouesses de Galeschin. « Au moins, demoiselle, dit Lancelot, n’allez pas allonger notre chemin pour éviter une fâcheuse rencontre : nous vous en saurions mauvais gré. — Oh ! reprend-elle en riant, ne craignez rien ; vous aurez toutes les peines que vous pouvez souhaiter. »

Ils se trouvèrent ensuite au milieu des belles cultures d’Ascalon le ténébreux. La demoiselle demanda aux vilains s’ils n’avaient pas vu passer, la veille, un chevalier et une demoiselle. — «  Oui ; le chevalier a même essayé vainement d’abattre la mauvaise coutume de cet endroit. » Arrivés aux portes du château, les ténèbres commencent à les environner. La demoiselle descend la première, messire Yvain après elle. Ils avancent jusqu’au cimetière où la lumière reparaît ; mess. Yvain entend des lamentations, mais ne devine pas d’où elles partent. « Sire, » dit la demoiselle en lui montrant la porte du moutier, « votre ami demandait qu’on ne lui fît pas éviter les pas dangereux ; voulez-vous juger, le premier, du danger de cette aventure ? Mais, je vous en avertis, fussiez-vous le plus hardi des hommes, vous tremblerez de tous vos membres. — Il n’est pas, répond Yvain, de souffrances au-dessus du cœur d’un homme. Dites-moi seulement, demoiselle, quelle est cette aventure ; s’il n’y faut que de la résolution, je pourrai la conduire à bonne fin.

« — En effet, la parole hardie ne suffit pas ; le vrai prud’homme doit savoir ce qu’il entreprend, et ne braver que les dangers dont il s’est bien rendu compte. »

Elle lui raconte alors ce que sa sœur avait auparavant dit au duc de Clarence : et quand il se dispose à descendre dans le moutier, elle l’avertit de reprendre la chaîne qui venait déjà de les conduire à l’entrée du cimetière.

Mess. Yvain fait le signe de la croix, saisit la chaîne de la main gauche en levant de la droite son épée nue. À peine a-t-il fait deux pas qu’il sent une affreuse puanteur : il avance pourtant encore. Au tiers du chemin il reçoit sur le heaume tant et de si rudes coups qu’il a beau tourner son écu, il ne garantit ni ses flancs ni son dos ni sa tête. Il chancelle, les pieds lui manquent, il tombe enfin privé de sentiment. Quand il rouvre les yeux, il a peine à se souvenir de ce qui lui est arrivé : pour comble de disgrâce, il a laissé échapper la chaîne. En se retournant, il distingue les lueurs du cimetière et s’efforce d’y revenir ; mais les volées de coups ne s’arrêtent pas ; plus de six fois il tombe avant de regagner la porte. Enfin, quand il l’atteint, il n’a plus la force de lever le pied et reste étendu sur le degré. Lancelot l’attendait un peu plus loin : il approche, le saisit par les épaules et le ramène dans le cimetière. « En vérité, dit la demoiselle, le chevalier n’est pas encore venu qui sortira de l’autre côté. — On verra bien, fait Lancelot ; si je ne l’essayais, j’en mourrais de honte. »

Ce disant, il prend son épée au poing, détache son écu et le lève sur sa tête. « Eh quoi ! dit la demoiselle, êtes-vous las de vivre ou voulez-vous nous revenir comme ce chevalier, c’est-à-dire plus mort que vif ? Croyez-moi, beau sire ; mieux vaut vivre longtemps timide, que mourir prud’homme avant l’âge. — Ne parlez pas ainsi, demoiselle, et qu’il vous suffise de m’indiquer par où je dois avancer. » La demoiselle lui indique du doigt la chaîne, et Lancelot, d’une voix basse : « Ma souveraine dame, je me recommande à vous[1]. Puis il se signe, descend les degrés, saisit la chaîne et avance résolûment. L’odeur infecte répandue autour de lui ne l’incommode pas ; car la dame qui lui portait l’oubli de toutes les douleurs, lui faisait comme un rempart des plus suaves parfums. Bientôt, il est criblé de coups sur les bras, la tête et les reins ; il sent le fer des lances, des haches et des épées qui le meurtrissent et le percent jusqu’aux os. Il tombe à genoux, il se relève, frappe à droite, à gauche, au milieu d’un vacarme épouvantable, comme s’il allait assister à la chute du monde ; rien ne peut l’arrêter. Arrivé aux deux tiers du chemin, il fléchit encore sur les genoux mais Amour et Prouesse le relèvent et lui conservent ses forces. Il brandit l’épée autour de lui ; il croit trancher heaumes et écus toujours nouveaux ; tout malmené qu’il soit, il ne lâche pas la chaîne, si bien qu’enfin il arrive au dernier pas de l’aventure. Alors vingt lames tranchantes lui entament la tête qu’il s’étonne de sentir encore sur ses épaules. Il tombe renversé, mais ses bras en mesurant la terre touchent le seuil ; la porte s’ouvre d’elle-même. Aussitôt, une immense clarté inonde le moutier et tout le pourpris du château. Peu s’en faut que la demoiselle voyant ainsi fuir les ténèbres ne se pâme de joie. Elle descend dans le moutier avec mess. Yvain que l’aventure mise à fin semble avoir guéri de toutes ses plaies. Ils approchent et relèvent Lancelot ; la demoiselle délace son heaume, peu à peu il reprend ses esprits. Ils le soulèvent et le portent devant l’autel, ils y font une courte prière et sortent ensemble du moutier.

Une foule nombreuse les entoure, transportée de reconnaissance et de joie. On rend grâces au vainqueur, comme s’il eût été Dieu lui-même. Tous ceux qui viennent le remercier sont maigres et pâles, comme gens depuis longtemps enfermés dans une obscurité profonde. Un vieillard dit à Lancelot : « Sire, veuillez faire un nouvel effort et me suivre, vous verrez nouvelle aventure. » Lancelot se lève avec peine et rentre dans le cimetière avec le vieillard qui le conduit devant une belle tombe de marbre. À peine l’a-t-il vue qu’il se trouve guéri et dispos, comme avant de tenter l’épreuve du moutier.

Les gens du château qui lui devaient leur délivrance le supplient de passer la nuit au milieu d’eux ; il ne put s’en défendre.

Avant qu’il ne s’endormît, la demoiselle avait eu soin de lui conter l’origine de cette mauvaise coutume. Messire Yvain eut besoin de puissants topiques pour fermer ses plaies et pour trouver la force de remonter en même temps que Lancelot. La demoiselle chevauchait toujours devant eux avec l’intention de les conduire non pas encore à la Tour douloureuse, mais au Val des faux amants.

  1. « Dame à vous me comant où que je sois. » Invocation exprimée pour la première fois, et cent fois répétée par les héros de romans à la suite, jusqu’à Don Quichotte.