Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/82

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LXXXII.



Quand le jour reparut au lendemain, les chevaliers de la maison d’Artus que Lancelot venait de délivrer trouvèrent leurs chevaux et leurs écuyers disposés au départ ; mais le château, les eaux, les jardins, les murailles, tout avait disparu. Ils se voyaient au milieu d’une plaine découverte. Messire Yvain et Galeschin, étonnés de l’absence de Lancelot, devinèrent que Morgain s’en était rendue maîtresse à l’aide de ses conjurations magiques. Que faire maintenant, et comment espérer d’arriver jusqu’à messire Gauvain, sans l’aide de celui qui pouvait seul le délivrer ? Le duc fut d’avis de ne pas renoncer à l’entreprise : « Assurément, dit-il, nous perdons dans Lancelot notre plus sûr garant du succès ; mais nous serions blâmés en revenant à la cour sans avoir fait tout ce qu’il était en notre pouvoir pour trouver et secourir messire Gauvain. Invitons à nous seconder tous les chevaliers nouvellement délivrés ; le roi Artus, dès qu’il apprendra le malheur de son neveu, ne manquera pas de se joindre à nous pour attaquer la Tour douloureuse. »

Ce conseil ayant été jugé le meilleur, les chevaliers du Val des faux amants consentirent à suivre le duc de Clarence et messire Yvain. Ils étaient deux cent cinquante-trois : Aiglin des Vaux leur proposa d’aller demander le premier gîte à un sien oncle dont le beau château ne les éloignait pas de la Tour douloureuse : « Va, dit-il à son écuyer, jusqu’à Roevans[1] ; tu diras à mon seigneur d’oncle que je le salue et que je lui présenterai monseigneur Yvain, fils du roi Urien, le duc de Clarence et tous les chevaliers de la maison du roi échappés au Val sans retour. Avertis-le de faire belle chaire, car jamais il n’aura meilleure et plus noble compagnie. »

L’écuyer fit grande hâte et trouva le sire du château assis sur une couche et jouant aux échecs avec une dame de grande beauté. Il les salue et dit son message : comment le Val sans retour avait cessé de mériter son nom, et comment un loyal chevalier en avait abattu les mauvaises coutumes. L’oncle d’Aiglin, en l’écoutant, ne peut contenir sa joie : il danse, il chante, il semble qu’il ait autant gagné que tous ceux qu’il va recevoir. Mais il en est tout autrement de la dame : elle pâlit, on est obligé de la soutenir, et quand elle revient à elle, elle demande qui a délivré le Val ? « Dame, dit l’écuyer, c’est Lancelot du lac que Morgain a emmené nous ne savons où. — Ah Lancelot ! puisses-tu ne jamais sortir de prison ! et si tu en sors, puisses-tu mourir d’armes empoisonnées ! tu m’as ravi toutes mes joies, la tranquillité de ma vie. — Dieu garde au contraire Lancelot de tout malheur ! fait l’écuyer ; c’est le plus loyal des chevaliers vivants. — S’il est tel que vous dites, reprend la dame, l’honneur en est à lui, le profit à son amie ; mais les autres en auront tout le dommage. »

Pendant que la dame se lamente ainsi, le châtelain fait disposer les chambres et tout préparer pour recevoir honorablement la noble et nombreuse compagnie ; mais pour aller au devant d’eux, il ne dépassa pas la porte de son verger. Les rues de la ville avaient été, pour les recevoir, jonchées d’herbes fraîches et de feuillages. Dès, qu’ils arrivèrent, on établa les chevaux, on désarma les chevaliers : les tables étant dressées, Aiglin s’étonna de ne pas voir la dame : « Elle s’est enfermée dans ses chambres, répond le châtelain, pour y mener le plus grand deuil du monde. » En courtois maître de maison, l’oncle d’Aiglin faisait tous les honneurs possibles à messire Yvain, à Galeschin, à tous leurs compagnons. Aiglin alla d’abord à la chambre de sa tante, et lui voyant les yeux rouges et gonflés, la voix rauque et brisée à force d’avoir crié : « Qu’est-ce donc, lui dit-il, êtes-vous affligée de notre délivrance ? — Je songe à ce qui m’attend, non à ce qui vous arrive. Oh ! combien de femmes sages et loyales vont perdre de leurs avantages ! Autant votre Lancelot vous a fait de bien, autant il nous a fait de mal.

« — Toutefois, reprend Aiglin, le dommage d’une femme n’est pas à comparer à la délivrance de deux cent cinquante-trois chevaliers. — Taisez-vous, beau neveu : s’ils étaient perdus, ne devaient-ils pas s’en prendre à leur folie ? n’avaient-ils pas la récompense de leur déloyauté ? » Tout en se débattant ainsi, elle céda aux prières d’Aiglin des Vaux et consentit à venir prendre sa place au festin. Mais elle mangea peu et se retira bientôt en exigeant qu’on ne la suivît pas.

Les nappes levées, le duc de Clarence demande au seigneur du château pourquoi leur délivrance affligeait tant la dame : « Je vous le dirai volontiers ; mais auparavant vous saurez que j’ai été plus de dix ans de la maison du roi Artus, et que je suis compagnon de la Table ronde. Je connais fort bien messire Yvain et je n’oublierai jamais ce qu’il fit dans un autre temps pour moi, ce qui lui valut même un rude coup d’épieu dans la cuisse. — Oui, dit en souriant mess. Yvain, je vous reconnais : vous êtes Keu d’Estrans. Il est vrai que nous eûmes alors grand peur et que je fus blessé ainsi que vous le rappelez. Nous étions chez une orgueilleuse dame qui voulait tuer tous ceux qui refusaient de partager son lit, et faisait tuer tous ceux qui l’avaient partagé. Je fis ce qu’elle demandait et, par bonheur, j’en fus quitte pour une large blessure et une grande frayeur. — C’est pour nous sauver que vous consentiez à cette cruelle épreuve. — N’en parlons plus, reprit messire Yvain, et veuillez nous dire pourquoi cette belle dame a tant de chagrin de notre délivrance.

« — Sachez donc, dit Keu d’Estrans, que je l’aime depuis mon enfance ; et bien qu’elle soit de plus haut lieu que moi, j’osai la prier d’amour ; — Elle répondit qu’elle ne me chérissait pas moins et qu’elle voulait bien me choisir pour seigneur et mari, si je lui accordais un don. J’en pris l’engagement sur les Saints. Quand je fus investi de sa terre et que nous fûmes épousés, je lui demandai quel était ce don ? — C’est, dit-elle, de ne jamais passer la porte de ce château, tant que les chevaliers du Val sans retour ne seront pas délivrés. Elle comptait ainsi me retenir à toujours auprès d’elle et maintenant que Lancelot a fait tomber la mauvaise coutume du Val, elle pressent qu’elle perdra souvent ma compagnie. Pour moi, mon seul chagrin est la perte de Lancelot auquel je dois autant que vous. Et puisque vous voulez travailler à la délivrance de messire Gauvain, j’entends être des vôtres. » Les chevaliers le remercièrent ; il envoya semondre ses vassaux, en leur annonçant qu’il avait recouvré le droit d’aller et venir. Ils arrivèrent le lendemain, et tous se mirent à la voie. Comme ils montaient, la demoiselle parut qui avait vu emmener Lancelot ; elle leur apprit que Morgain consentait à laisser arriver son prisonnier devant la Tour douloureuse. Mais les serments de la rancuneuse fée ne leur inspiraient pas une grande confiance.

Pendant qu’ils cheminent, allons voir ce qui se passe dans la prison de Lancelot.

  1. Var. Rovelans.