Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/09

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Léon Techener (volume 2p. 298-314).


IX.


les chevaliers de la table ronde. – merlin. – les saisnes devant garlot. – leur dernière défaite. – retour des rois ban et bohor en gaule.



La nouvelle de la trêve conclue avec les onze princes feudataires de la couronne de Logres fut accueillie avec des transports de joie par le roi Artus, les rois Ban et Bohor, tous les chevaliers de la Table ronde et de la Reine : c’était le présage du départ des Saisnes. Le lendemain du jour où l’on en était informé dans Logres, trois chevaliers de la Reine, Sagremor de Constantinople, Galeschin, fils du roi Nautre de Garlot, et Dodinel le Sauvage, revêtirent leurs armes et sortirent de la ville dans l’intention de chevaucher vars la grande et profonde forêt voisine, pour y chercher aventure et quelque occasion de prouesse. Sur leurs traces chevauchèrent aussitôt trois compagnons de la Table ronde, couverts d’armes déguisées, désireux de rencontrer les chevaliers de la Reine pour se mesurer avec eux et ressaisir l’avantage qu’ils avaient précédemment perdu. C’étaient Agravadain, frère de Lyas le Vermeil d’Estramore (lequel eut depuis guerre avec le roi Artus), Manoval et Sinoronde l’Angre. « Entrons si vous m’en croyez, » dit Manoval à ses deux compagnons, « dans cette forêt qu’on nomme à bon droit la Forêt aventureuse. » La proposition est approuvée. Les trois compagnons prennent la voie la plus féconde en aventures, celle qui conduisait au château de l’Espine. Cependant les chevaliers de la Reine arrivaient au milieu de la forêt, dans une belle lande[1] où ils s’arrêtèrent pour reposer. « Pourquoi, » dit alors Galeschin, « messire Gauvain et ses frères ne sont-ils ici ? nous irions réveiller les Saisnes. – La chevauchée, » reprit Dodinel, « serait dangereuse ; ces forêts n’ont pas de refuge, nos chevaux y périraient de faim. » Ils en étaient là, quand survinrent les trois compagnons de la Table ronde, que leurs armes déguisées ne permirent pas de distinguer. – « Connaissez-vous ces chevaliers ? » demanda Sagremor. – « Non, » fit Galeschin. De l’autre côté, Agravadain disait : « Je vois trois chevaliers qu’il y aurait plaisir à mettre à pied. Ils sont trois comme nous ; nous pouvons donc sans félonie nous mesurer. » Cependant les chevaliers de la Reine relaçaient les heaumes qu’ils avaient ôtés pour respirer le frais ; ils allaient continuer leur chemin quand les autres crient : « Arrêtez-vous ! il faut croiser le fer ou nous laisser vos chevaux. — Comment, » dit Sagremor, en tournant vers eux la tête de son cheval, « vivez-vous du métier de larrons ? S’il en est ainsi, quand nous sortirons de la forêt, vous pourrez faire tenir ce que vous aurez pris dans une bourse de Poitevine[2]. — Gardez-vous toutefois, » reprit Agravadain, « nous vous défions. »

Les chevaux sentent aussitôt la pointe de l’éperon, et le glaive sous l’aisselle, l’écu devant la poitrine, on les aurait vus tous les six fondre l’un sur l’autre assez rudement pour trouer les écus, démailler les hauberts. Agravadain brise sa lance sur le haubert de Sagremor, celui-ci enfonce le fer de la sienne si profondément dans les chairs de son adversaire que le sang en jaillit à gros bouillons ; cheval et cavalier roulent à terre. Agravadain se redresse en pied, tire l’épée du fourreau pour attendre Sagremor au retour de la passe : Sagremor descend, attache la bride de son cheval au bois de sa lance fichée en terre, tandis que le coursier d’Agravadain s’enfuit à travers bois. Le combat recommence entre eux, rude et violent. Sagremor gardant toujours l’avantage : « Chevalier, » dit-il, « rendez-vous, ou vous êtes mort. — J’en suis bien loin. — Plus près que vous ne pensez. — Vous savez menacer, mais vous ne savez pas effrayer. – C’est la coutume des fous de ne pas voir le danger, quand ils pourraient le prévenir. » Et ils continuèrent, l’un à frapper, l’autre à parer les coups de son mieux.

Manoval et Sinoronde avaient en même temps attaqué Galeschin et Dodinel, et n’avaient pas été moins rudement reçus. Ils vidèrent les arçons, se relevèrent et poursuivirent, comme Agravadain, le combat avec l’épée. Après une heure de résistance, ils cédèrent du terrain et reculèrent, toujours en refusant d’avouer leur défaite. « Rendez-vous, chevaliers, » criaient les autres. « Non, non ! nous aimons mieux mourir. — À leur aise ! » dit Sagremor, en frappant le heaume d’Agravadain d’un coup qui ouvrit la coiffe du haubert et pénétra dans le haut du crâne. Galeschin et Dodinel tenaient de leur côté les deux autres chevaliers sous leurs genoux, et, délaçant heaumes et coiffes, se disposaient à leur trancher la tête, quand survinrent Yvain, le fils du roi Urien, Keu le sénéchal, et Girflet, le fils de Do de Carduel. Artus, averti par Merlin, les avait envoyés. « Assez ! assez ! » cria Yvain, « moi et mes compagnons nous répondons de ces trois chevaliers, et nous ferons droit à ce que vous réclamerez. »

Sagremor reconnaissant Yvain : « J’y consens volontiers, sire, il n’est rien que pour vous je ne fasse. Les deux autres s’arrêtent également. Yvain, Keu et Girflet descendent et blâment fort les trois chevaliers de la Reine d’avoir jouté contre ceux de la Table ronde. – « Valait-il mieux, » répond Sagremor, « laisser nos chevaux à qui voulait les prendre ? En aurions-nous plus d’honneur ; en lèverions-nous plus haut la tête ? Comment défendront leurs amis ceux qui ne sauront pas se défendre eux-mêmes ? – Si vous aviez demandé les noms, » répliqua messire Yvain, « vous n’auriez pas répondu à leur appel. — Vous savez donc qui ils sont ? — Sans doute ; mieux vaudrait peut-être ne pas vous le dire. Celui que vous avez abattu est Agravadain des Vaux de Galore ; les deux autres sont Manoval et Sinoronde. — Ils ont, » dit Dodinel, « commencé la folie et ils ont trouvé qui l’a continuée. Un fou toujours en rencontre d’autres. — Laissez ces propos, » interrompit Keu ; « que les chevaliers de la Table ronde, s’ils trouvent bon de chercher querelle, aillent venger la mort de Fourré ! » Cela donna beaucoup à rire à tous, à l’exception des trois blessés, que l’aventure couvrait de honte. Ils rentrèrent à Logres : les vaincus allèrent se faire ventouser et panser ; les autres se rendirent à la cour, où, après s’être désarmés chez la reine, ils prièrent Yvain de raconter ce qui était arrivé. « La querelle, » dit le roi Artus, « ne vient pas de la haine des uns contre les autres, mais du désir qu’ont tous les chevaliers de la Table ronde d’emporter le prix de prouesse et d’honneur sur les compagnons de la reine. Afin de prévenir ces luttes, il sera bon de réunir les deux compagnies : ainsi disparaîtra toute occasion de rivalité. C’est là ce que je ferai dès que nous serons délivrés des Saisnes. »

On vient de voir, par l’avis donné au roi Artus de la rencontre des six chevaliers dans la forêt, que Merlin était revenu à la cour de Logres. En s’arrachant des bras de Viviane il était passé en Northumberland, pour dicter à Blaise le récit des aventures, à compter du mariage d’Artus.

Et, avant de quitter Blaise, il avait écrit sur des bandes de parchemin l’annonce des merveilles qui devaient accompagner la quête du Saint-Graal. Les premières lettres disaient :

« C’est le commencement des aventures du pays de Bretagne, par lesquelles sera atterré le lion merveilleux. Elles seront mises à fin par un fils de roi, chaste et le meilleur chevalier du monde. »

Merlin prit les bandes et les posa en croix sur tous les chemins qui devaient être le théâtre des aventures ; elles furent enlevées successivement par les chevaliers destinés à les mettre à fin.

Et, ces belles précautions prises, Merlin était retourné en Gaule ; quelques heures lui avaient suffi pour passer du Northumberland dans la petite Bretagne. Il avait vu Léonce de Paerne et Pharien, défenseurs du pays en l’absence des rois Ban de Benoyc et Bohor de Gannes ; en les avertissant de se préparer à passer la mer avec les forces qu’ils pourraient réunir, il leur avait prescrit de tracer sur leur bannière blanche une croix vermeille. Car c’est à Merlin que les anciennes légendes bretonnes et nos romanciers rapportaient l’origine des enseignes et armoiries. D’ailleurs, Léonce et Pharien pouvaient s’éloigner des royaumes de Gannes et de Benoyc ; le jeune Lambesgue, neveu de Pharien, Banin, le fils de Gracien, et Gorlier, le seigneur de la Hautemore devant suffire, en leur absence à la défense du pays.

En prenant congé d’eux, Merlin avait encore donné quelques jours à sa chère Viviane. Puis il s’était rendu dans la terre de Lamballe, auparavant possédée par le roi Amant. Le sénéchal de ce prince en avait alors la garde  : il se nommait Nabunal.

Toutes ces terres de Gaule promirent soixante mille hommes distribués en trois échelles, qui durent passer la mer au premier signal de Merlin. Nabunal se promit de mener en Bretagne le jeune Gosangos de Lamballe, fils du malheureux roi Amant. C’était un bachelier beau, preux et hardi, qui longtemps avait aimé la fille de Leodagan. Peut-être même l’eût-il épousée s’il eût été chevalier et si la guerre ne se fût pas élevée entre les deux rois. De son côté Genièvre l’avait en grande amitié ; ils souhaitaient de se revoir, et maintes fois s’envoyaient de tendres messages.

De Lamballe Merlin s’était rendu chez Leodagan qui s’était empressé de semondre tous ses hommes et de les mettre à la disposition d’Artus. Cléodalis, le bon sénéchal, fut chargé de les conduire.

C’est donc au retour de ces voyages que Merlin avait averti le roi Artus de la folle querelle faite par les chevaliers de la Table ronde aux chevaliers de la reine.

Peu de jours après, Artus donna le signal du départ pour le camp de Salisbery. Il fit en arrivant disposer les tentes sous les oliviers[3] : Keu le sénechal dressa la grande enseigne sur celle du roi : le champ en était blanc à la croix vermeille, ainsi que l’avait recommandé Merlin. Le dragon agitait sa queue flamboyante au-dessus de l’enseigne.

On dut à Merlin le plan et l’ordonnance de la grande bataille. Mais, avant tout, le roi Artus alla rendre visite à chacun des princes qui avaient répondu à son appel. Il en était beaucoup, parmi ces alliés, qui ne tenaient rien de lui et venaient à son aide pour l’amour de Dieu. « Sans eux, » disait Merlin, « vous ne pourriez délivrer des Saisnes l’île de Bretagne ; sachez que jamais tant de chevaliers ne seront assemblés dans cette plaine, jusqu’au jour où le fils tuera le père, et le père le fils. » Artus eût bien voulu recevoir l’explication de ces dernières paroles, mais Merlin refusa de lui en découvrir le véritable sens.

Avant que l’ordre fût donné de quitter Salisbery, le jeune écuyer Éliézer de Listenois était allé trouver messire Gauvain, pour lui rappeler le vœu qu’il avait fait d’être « adoubé » de sa main. Gauvain chargea Gaheriet de lui apporter des armes dignes d’un fils de roi ; mais le roi Pelles avait eu soin de placer dans les coffres d’Éliézer celles qu’il devait revêtir, et l’écuyer Lydonas les mit à la disposition de Gauvain. Elles étaient blanches, traversées d’une bande de sinople de bellic[4] ; le haubert était à doubles mailles[5] fortement jointes et cependant si légères qu’elles n’eussent pas fatigué un enfant de neuf ans.

Guirres et Gaheriet lui attachèrent les chausses et le revêtirent du haubert ; ils lacèrent ensuite une ventaille aussi blanche que neige. Cela fait, messire Gauvain lui ferma l’éperon droit et lui ceignit l’épée ; Gaheriet lui chaussa l’éperon gauche, puis messire Gauvain dit en lui donnant la colée : « Tenez, doux ami ! recevez de moi la chevalerie, au nom et en l’honneur de Jésus-Christ, qui daigne vous accorder de maintenir et accroître la gloire de sainte Église et la vôtre. — Ainsi l’octroie notre Seigneur ! » répondit Éliézer.

Alors Guirres et Gaheriet prirent par la main le nouvel adoubé et le menèrent en la chapelle du roi Artus ; ils y veillèrent la nuit, jusqu’au lendemain après la messe. Le jour suivant, il y eut grand dîner à la table d’Artus ; messire Éliézer y fut placé entre les deux rois Ban et Bohor : puis une quintaine fut dressée ; le jeune prince y fit merveilles et chacun dit que, s’il vivait, il ne pouvait manquer d’être un des meilleurs chevaliers du monde.

L’armée bretonne quitta Salisbery sous la garde de Merlin. On roula tentes et pavillons, on les transporta sur charrettes ; on emplit les coffres et les malles ; les chevaliers montèrent sur les destriers, tous armés à l’exception des écus, heaumes et lances que portèrent les écuyers. Au premier rang flottait l’enseigne blanche à la croix vermeille.

En approchant du château de Garlot, la forteresse du roi Nautre, ils entendirent un grand bruit et de longs cris de détresse. C’était une échelle de vingt mille Saisnes qui, partis quelques jours auparavant de la plaine de Clarence, avaient déjà commencé le siège de Garlot. La reine de Garlot, n’attendant aucun secours contre les mécréants, avait pris le parti de sortir secrètement par une poterne. Accompagnée de son sénéchal, elle espérait gagner une maison nommée la Rescousse, où le roi Wortigern avait jadis trouvé un refuge contre la poursuite d’Hengist ; mais les Saisnes, avertis du projet de la reine, l’avaient suivie, avaient tué le fidèle sénéchal et la ramenaient captive. La reine de Garlot était sœur consanguine d’Artus, et se nommait Blasine. Pour la délivrer, il fallut engager un grand combat. Éliézer y tua le roi Pignoras, Ban le roi Pincenart, Artus le roi Magloras.

Gauvain avait suivi longtemps un vaillant Saisne qui frappait autour de lui, abattait bras, jambes et têtes à chacun de ses coups. Il pressa Gringalet et le joignit : « Chevalier, » dit-il, « tu es vraiment de grande prouesse ; es-tu prince ou roi, comme semblent le donner à penser tes armes et la hauteur de ton courage ? — Oui, je veux bien te le dire, je suis roi d’une contrée de Saxe : on me nomme Brandon, et mon oncle, le plus grand prince du monde, est le roi Hargodabran. — En vous voyant, » répondit Gauvain, « j’ai deviné votre haute lignée et regretté que vous ne soyez pas chrétien. Si vous vouliez le devenir, je serais heureux de vous épargner. — Non plutôt mourir que changer ma loi. — Il m’en pèse, » dit Gauvain, « j’aurais grandement aimé votre compagnie. » Alors il leva la grande épée Escalibor, et fit voler dans le pré la tête du roi Brandon. Les Saisnes prirent aussitôt la fuite ; la reine Blasine fut délivrée, et la grande armée bretonne poursuivit sa marche vers Clarence.

Ils furent encore arrêtés par d’autres rois saxons qui venaient d’apprendre la mauvaise issue du siège de Garlot. Une seconde mêlée coûta la vie à bien des chrétiens ; mais au moins pouvons-nous remercier ici l’auteur d’avoir eu fort peu recours à la science surnaturelle de Merlin, à ses enchantements, à ses prestiges, pour assurer aux Bretons la victoire. Nous épargnerons cependant au lecteur tous les incidents de ces combats, la langue de nos jours ne conservant pas la vivacité, l’agrément qui semblent, dans cet ordre de récits, appartenir à l’ancienne. Il nous suffira de rappeler le nom de ceux qui prirent la plus glorieuse part à la défaite des Saisnes.

Dans la première bataille étaient le duc Escans de Cambenic, le roi Nautre de Garlot et le roi Tradelinan de Norgales.

Dans la seconde, les rois de Gannes, de Benoyc et des Cent-Chevaliers.

Dans la troisième, le roi des Lointaines îles Gallehaut, le roi Cleoles et le duc Belays.

Dans la quatrième, les rois Clarion de Northumberland, Belinan de Sorgales, père de Dodine, et le varlet Gosengos.

Cleodalis, sénéchal de Carmelide, les rois Karadoc d’Estrangore et Loth d’Orcanie conduisaient la cinquième.

La sixième, Aguigeron, sénéchal du roi Clamadas, Helain de la Terre-foraine, et Palenaus, sénéchal des rois Pelles et Pellinor de Listenois.

Enfin, la septième était conduite par le roi Artus ; on y comptait le roi Braugore, Minoras, sénéchal du roi Lac, messire Gauvain, ses frères et les chevaliers de la Table ronde.

Chacune de ces batailles se composait d’environ trente mille guerriers, ce qui donne un ensemble de plus de deux cent mille hommes. C’est assurément beaucoup pour le temps et pour le peuple breton.

Les Bretons y perdirent peu de chevaliers renommés. La mort du sénéchal du duc Escaus fut vengée sur le roi Salabris ; le roi Ban immola Margon, bouteiller du roi Sorbaré, et Sorbaré fut coupé en deux par Pharien. Les Saisnes, obligés de lâcher le pied, se rapprochèrent de la mer où, trouvant les vaisseaux qui les avaient amenés, ils furent tout heureux de quitter la terre de Bretagne, sans attendre le roi Hargodabran qui tenait toujours Clarence assiégée.

Avant d’arriver en vue du camp de ce prince, Merlin voulut parlementer avec les rois bretons. Il leur apprit, lui qui avait le secret de l’avenir, que la Bretagne resterait sous le joug des Saisnes tant que l’union et la concorde ne seraient pas rétablies entre eux et le roi Artus, leur suzerain naturel. Ces paroles du prophète furent accueillies par les murmures de quelques-uns et l’assentiment de la plupart. On consentit à la paix à l’union générale. Tous ces rois, naguère ligués contre Artus, vinrent lui faire hommage, poser leurs mains dans les siennes et recevoir la nouvelle investiture de leurs domaines.

Dans le troisième et dernier combat livré sous les murs de Clarence, les chrétiens eurent affaire à une armée plus nombreuse encore : les Saisnes n’en furent pas moins mis en déroute, et, avant de regagner leurs vaisseaux, ils virent tomber la plupart de leurs rois. Des vingt qui avaient campé devant Clarence, six seulement parvinrent à échapper au glaive ou à l’épée des rois Artus, Ban et Bohor, de Gauvain, de ses frères, de Sagremor, de Lignel, de Galeschin et des chevaliers de la Table ronde. Ces rois furent Hargodabran, Oriant, Fausabré, Cornicant, l’amiral Napins et Murgalan de Trabeham.

Après cette victoire enfin décisive, le premier soin des rois bretons fut de rendre grâce à Dieu de l’appui qu’il avait daigné donner aux chrétiens. On ne saurait dire les richesses qu’on trouva dans le camp abandonné des mécréants ; amas d’or et d’argent, draps de soie, splendides pavillons, belles armes, bons destriers. Artus en fit le partage général sans retenir la moindre chose, et de façon à contenter tout le monde. On fit inhumer les morts et panser les blessés pendant les cinq journées qu’on passa dans la ville de Clarence en fêtes et réjouissances. Au sixième jour, les princes qui avaient amené leurs hommes au roi Artus prirent congé. Pour Ban et Bohor, Loth, messire Gauvain et les chevaliers de la Table ronde, ils revinrent avec le roi Artus dans la ville de Kamalot et furent reçus joyeusement par la reine Genièvre. Merlin dit au roi : « Sire, maintenant que Dieu vous a donné victoire et que vous avez délivré la terre de Bretagne des Saisnes, vous pouvez donner congé aux rois Ban et Bohor, éloignés depuis si longtemps de leurs domaines. Ils ont un furieux ennemi dans le roi Claudas de la Deserte ; j’entends les conduire jusqu’au rivage de la mer avant de mettre à fin d’autres affaires qui m’intéressent. »

Artus les vit partir avec de grands regrets, tout en comprenant que les deux rois ne pouvaient plus longtemps oublier le soin de la terre qu’ils avaient à défendre. Ils arrivèrent, la nuit même qui suivit leur départ, devant le château des Mares, et là se place l’histoire, racontée plus haut[6], des amours de la fille du châtelain Agravadain le Noir avec le roi Ban, et de la conception du bon bâtard Hector des Mares.

Les deux rois rentrèrent dans leurs domaines de Gannes et de Benoyc ; leurs reines, qui depuis si longtemps gémissaient de leur absence, les accueillirent comme on peut penser, l’amour passager et involontaire du roi Ban pour la fille d’Agravadain ne l’empêchant pas d’aimer et honorer sa reine épousée. Quant à Merlin, il alla passer quelques jours dans les bras de sa chère Viviane, et de là revint à maître Blaise auquel il fit écrire tout ce qui était arrivé dans la Grande-Bretagne à partir de la grande assemblée de Salisbery. C’est ainsi que la connaissance nous en a été transmise et que nous avons pu vous le raconter.

  1. La lande n’est pas seulement une terre inculte, mais une étendue de terre couverte d’herbes, de bruyères ou de mousse.
  2. Et quant nous venrons auque nuit à l’hostel, vous aurez petit à mengier dou gaaing que vous emporterez de nous. (Msc. 749, fo 302.)
  3. Par les oliviers dont il est si souvent parlé dans les anciens romans du nord de la France, il faut toujours entendre les saules.
  4. Ce mot, employé fréquemment dans les livres de la Table ronde, est interprété par Cotgrave : rouge de cinabre. Peut-être répond-il plutôt à forme de cloche, du mot anglais bellic. Ce serait alors la pièce héraldique nommée vair. — Variante : « une bande de fin or en bellic. »
  5. De là les noms de haubert-doublier, treslis.
  6. Pages 112-121.